Fairchild sort des sentiers battus et l’emporte !
Au début des années 1970, Fairchild et Northrop s’affrontent pour doter l’USAF avec le A-10 et le A-9. Le Corsair II joue les invités de dernière minute avant le choix du A-10.
Quatre mois seulement après le lancement de la compétition, l’USAF annonce donc que Northrop et Fairchild vont en finale. Une rapidité exceptionnelle qui va de pair avec une décision tout aussi hors norme : les prototypes des deux finalistes sont évalués simultanément avec une étude intensive des caractéristiques des appareils et de leur adaptation à la mission. Une Joint Test Force est spécialement mise sur pied. Avec cette confrontation directe,
il s’agit notamment de tirer les leçons du fiasco F-111, au cours duquel les problèmes étaient apparus pendant le développement et durant la mise en production. Ce qui avait débouché sur de nombreux retards et une hausse vertigineuse des coûts.
Avec l’idée du « fly before buy » (traduction : vol avant achat), le nouvel avion doit être testé en profondeur au sol et en vol avant d’être acheté et lancer la fabrication en série. Il s’agit également de maintenir la pression sur les deux finalistes pour
qu’ils présentent des prototypes très aboutis et performants.
Une compétition serrée
Les deux prototypes du A-10 sont assemblés par les « Tiger Works » (1) dans l’ancienne usine Republic de Farmingdale, à Long Island ( New York). Trente ans plus tôt, des P-47 y étaient fabriqués comme des petits pains… Les délais sont excessivement contraignants, le contrat de développement prévoyant la sortie d’un premier prototype un an seulement après sa signature.
Les prototypes de Northrop et Fairchild sont amenés par la route à Edwards, où ils sont remontés et préparés en vue de leur premier vol. Le YA-10A est le premier à prendre l’air le 10 mai 1972, aux mains de Howard «Sam » Nelson. Le YA-9 va le suivre à 20 jours d’intervalle. Le deuxième YA-10A décolle pour la première fois le 21 juillet, suivi du second YA-9A le 23 août. Les deux avionneurs disposent alors de cinq mois pour mettre au point leurs avions avant de les confier à la Joint Test Force. Une fois entre les mains de la JTF, les avions ne pourront plus être modifiés en profondeur, sauf pour des raisons de sécurité : ainsi le veut le règlement de la compétition. Le seul changement notable apporté au YA-10A pendant cette période d’essais en vol porte sur l’alimentation en air des réacteurs : à forte incidence, les entrées d’air reçoivent un flux d’air perturbé qui entraîne l’étouffement des moteurs. Le problème est vite et facilement réglé en installant un bec fixe sur la partie centrale de la voilure.
Le 24 octobre 1972, conformément au calendrier, la JTF prend en compte officiellement les deux avions qui sont alors confiés aux pilotes d’essais et à l’équipe technique de l’Air Force.Au programme, évaluation des qualités de vol des appareils, mais aussi de leurs contraintes de maintenance. Les essais prévoient 123 heures de vol par avion mais ils vont en fait en faire un peu plus : 146 heures en 92 sorties pour le YA-9 et 138,5 heures en 87 sorties pour le YA-10. Un tiers des vols est consacré à la prise en main des avions et à l’évaluation des qualités de vol et des performances. Les avions tirent au canon (il ne s’agit pas alors du GAU-8 qui est encore en développement, mais plus simplement d’un M61 plus classique – ce dernier est le canon standard des chasseurs américains) et larguent des bombes lisses. Aucun armement guidé n’est testé à ce stade.
En marge des essais militaires, les grandes manoeuvres se placent également sur le terrain politico industriel. Il s’agit de maintenir la base industrielle du pays en répartissant plus ou moins équitablement les crédits. La patrie de l’économie de marché se fait en l’espèce le chantre de la planification et de l’intervention de l’état fédéral ( du pur communisme en somme…) les plus débridées ! Et de ce point de vue là, Fairchild fait figure de favori. L’arrêt l’année précédente du projet SST de supersonique civil (Boeing 2707) a porté un rude coup à la firme de Long Island, qui faisait partie des sous traitants majeurs. Au bord du gouffre, le projet AX est son unique planche de salut. Est-ce pour cela que son bureau d’études, le couteau dans le dos, a fait preuve d’une plus grande créativité que son rival ? Sans aller jusqu’à totalement inver-
ser une décision technique de l’Air Force, nul doute que la pression politique était parfaitement capable de faire pencher la balance du bon côté en cas de match serré. Et effectivement, le match fut bien serré comme se souvient Pierre Sprey :
« Pendant les essais en vol, l’appareil de Northrop fit la preuve d’une aérodynamique et de qualités de vol sensiblement supérieures à celles du YA- 10 de Fairchild. Le A- 10 avait quant à lui démontré une légère supériorité dans le domaine de la maintenance. Il avait par ailleurs montré une supériorité plus nette encore dans le domaine essentiel de la survivabilité ». L’architecture du A-10 traduisait bien l’idée que Fairchild n’avait pas hésité à sortir des sentiers battus pour l’emporter sur ce terrain-là. L’installation des deux moteurs en nacelle à l’extérieur du fuselage, avec un masquage des émissions infrarouges par l’empennage double, était très innovante. Northrop avait fait preuve d’un plus grand conformisme sur son YA-9, avec l’accrochage des moteurs contre le fuselage.
Le 18 janvier 1973, deux semaines à peine après la fin des essais comparatifs, l’USAF annonce la victoire du A-10 de Fairchild. Dans la foulée, le Pentagone passe commande de dix avions de développement test et évaluation (DT&E). Un chiffre qui sera par la suite ramené à six, les quatre autres avions étant intégrés dans le premier lot de fabrication en série. Pendant ce temps, les deux prototypes poursuivent leurs essais de développement depuis la base d’Edwards en 1973 et 1974.
Le deuxième prototype apporte notamment quelques modifications aérodynamiques : l’envergure est augmentée de 76 cm, la verrière est légèrement redessinée. Les pylônes soutenant les moteurs sont réduits et mieux profilés. Et enfin les carénages abritant le train principal sont également revus pour en diminuer la traînée. Les becs de bord d’attaque fixes installés sur le premier prototype sont remplacés par des becs mobiles automatiques. Autant de modifications intégrées aux appareils de présérie. Techniquement, les choses avancent vite et bien. Mais le sort de l’avion n’est pas encore scellé et la bataille se poursuit en coulisses à Washington, entre le Congrès et le Pentagone.
Le A-7 balayé…
Ling-Temco-Vought (LTV), qui fabrique le A-7 Corsair II pour l’US Navy et l’Air Force, tente un dernier coup de dé en essayant de déloger le A-10 au profit de son chasseur-bombardier. Appuyé par ses lobbyistes, il réussit à imposer un fly off (2) entre son avion et le A-10, mettant en avant l’autonomie de son avion et sa vitesse. Le face-à-face est finalement accepté par l’Air Force en 1973 et débute en avril de l’année suivante à Fort Riley, au Kansas. Quatre pilotes, qui ont l’expérience de la mission CAS sur F-4 ou F-100, sont sélectionnés pour tester les deux appareils. Pour ne pas fausser leur jugement, ils n’ont d’ailleurs aucune expérience préalable ni sur le A-7, ni sur le A-10.
Le A-10, encore en développement, ne dispose pas à l’époque de son canon GAU-8 ; il ne peut pas encore tirer le missile air-sol Maverick et n’a pas reçu son HUD(3). La comparaison se limite alors à des simulations d’attaque, à la capacité des avions à trouver les objectifs, les attaquer et renouveler très rapidement ces attaques. Visibilité, manoeuvrabilité, facilité de mise en oeuvre et qualités de vol sont évaluées. Les missions sont simulées sous différents niveaux de plafond nuageux. Aucun armement n’est réellement tiré et les quatre pilotes essayeurs sont également invités à faire part de leur ressenti.
L’affaire est vite pliée : elle montre la supériorité du A-10 dans la mission CAS, particulièrement contre des objectifs bien camouflés, en raison de sa visibilité et de sa vitesse plus faible. Le A-10 est conforté dans sa victoire sans même que sa survivabilité soit étudiée de près, mais celle-ci est jugée très supérieure en raison des choix techniques ayant présidé à la conception de l’avion (4).
Les pilotes sont également unanimes pour souligner sa manoeuvrabilité en basse altitude, essentielle dans la mission CAS. En juillet 1974, alors que le canon GAU-8 n’a pas encore tiré depuis l’avion, le feu vert est donné pour le lancement de la production des 52 premiers avions (48 prévus au début du programme auxquels s’ajoutent les quatre avions retirés de la présérie).
La production est lancée dans l’usine de Farmingdale et c’est une grande première pour Fairchild : l’avionneur n’a plus construit d’avions depuis les derniers Republic F-105 dix ans plus tôt. Les techniciens les plus qualifiés ont pris leur retraite ou bien ont changé d’adresse et les
outillages sont bien anciens. Un officier de l’USAF dira même que certains étaient utilisés pour fabriquer les P-47 pendant la guerre : « C’était le retour à Rosy la riveteuse !... » Sous l’impulsion de l’Air Force, la production est réorganisée, il est fait un plus grand appel aux sous-traitants et Fairchild investit dans des machines à commandes numériques, les toutes premières de son histoire ! Toutefois, le terrain de Farmingdale ayant été vendu par Fairchild et accueillant une large activité d’aviation générale, il devient difficile d’y organiser les vols de réception. Il est alors décidé de déplacer la chaîne d’assemblage final et les vols dès réception vers la ville de Hagerstown, dans le Maryland, à une heure de route de Washington. La décision prendra effet à partir du onzième exemplaire de série.
Le premier avion de série sort de chaîne entre-temps en octobre 1975 et il est officiellement remis à l’Air Force le mois suivant. Cet appareil et les trois autres, qui auraient dû faire partie du lot DT&E, rejoignent le programme d’essais à Edwards. Les premiers avions arrivent dans les forces à partir de mars 1976 et la première unité servie est le 333rd Tactical Fighter Training Squadron (354th Tactical Fighter Training Wing) basé à Davis Monthan. Deux ans plus tard, cent avions sont déjà livrés.
La montée en cadence est rapide, l’avion est simple à fabriquer et la production a atteint son plus haut niveau en 1980, avec 12 appareils par mois, soit 144 par an. Les avions arrivent très vite en unité mais , paradoxalement, leA-10 va faire les frais de l’arrivée du président Ronald Reagan à la Maison Blanche et de sa politique de réarmement. « Quand on parlait du programme AX au début des années 1970, la cible évoquée était très supérieure à 800 avions, se souvient Tom Christie (5). Par la suite, le chiffre fut ramené à 750 avions. Puis, quand Ronald Reagan relança une quantité de programmes très coûteux comme le B-1B pour l’Air Force ou le AV-8B des Marines, il chercha à donner le change et montrer qu’il faisait des efforts par ailleurs pour maîtriser les dépenses. Il se tourna vers CasparWeinberger (6), qui se tourna à son tour vers l’Air Force pour lui faire des suggestions. Celle-ci sauta sur l’occasion et proposa de réduire la quantité de A-10. En 1982, le nombre total de A-10 fut donc ramené à 707 avions . Ce fut le seul programme sacrifié au Pentagone, avec la perte d’une cinquantaine d’exemplaires. C’était une bonne indication de la popularité de l’avion au sein des hautes sphères…» ■