Chapitre 2
Un empennage double, un train qui se replie dans des carénages dépassant du bord d’attaque de l’aile et un fuselage très long, très étroit et très haut... Le A-10 a toute l’apparence de l’adolescent qui a grandi trop vite… Mais cette allure non convention
• DES CHOIX TECHNIQUES AUDACIEUX ET DÉCISIFS • L’ARRIVÉE DE L’AVION EN EUROPE • LE A-10 FAIT SON TROU DANS LE GOLFE ! • TOUCHÉ SUR LE KOSOVO, MAIS PAS COULÉ ! • LES A-10 EN AFGHANISTAN ET DANS LA DEUXIÈME GUERRE DU GOLFE • AFGHANISTAN : LES A-10 SAUVENT LA PEAU DES FORCES SPÉCIALES BRITANNIQUES • 2007 : LE A-10C ENTRE EN SCÈNE
La première fois que j’ai vu le premier YA-10 terminé, sur son train d’atterrissage, j’ai été horrifié par sa taille, raconte Pierre Sprey. J’étais pourtant familier du programme, mais les dimensions de l’avion m’ont sauté au visage. Il était terriblement imposant, de la taille d’un bombardier, ce qui allait une fois de plus contre l’idée de la maniabilité et de l’économie d’emploi que pouvait apporter un appareil plus petit, une idée que j’avais toujours privilégiée... »
1. Une voilure simple et efficace
Pour Fairchild, le choix de la taille est directement dicté par la capacité d’emport exigée par l’USAF et calquée sur celle du Skyraider. « L’USAF a demandé que l’avion soit équipé de dix points d’emport, ce qui a été une erreur débouchant sur un avion trop imposant », insiste Pierre Sprey. La dimension de la voilure est également une caractéristique essentielle de l’avion. Sa forme traduit un désintérêt pour les vitesses élevées : elle est taillée pour une vitesse maximale de Mach 0,7, et encore sans nécessité de manoeuvrer à cette allure : il est entendu que la mission CAS se fait à une vitesse plus faible avec un rayon de virage très réduit pour échapper à une menace ou bien renouveler rapidement une passe de tir sur un objectif. Le choix d’une envergure importante, avec une faible charge alaire, permet de diminuer la traînée induite dans les manoeuvres serrées, avec comme corollaire un besoin de puissance réduite à manoeuvrabilité égale. Le A- 10 est pour cela l’antithèse d’avions comme le Mirage F1 ou – pire – le F-104, dont les ailes courtes et ramassées sont taillées pour filer en ligne droite à grande vitesse. L’aile épaisse du A-10 permet en outre de construire plus léger : l’épaisseur autorise en effet l’installation de longerons plus solides mais moins nombreux qu’une voilure fine. Autre avantage de l’épaisseur, la possibilité d’installer des volets Fowler de grande surface, de fabrication simple et so- lide, synonymes de bonnes performances au décollage et à l’atterrissage. Très profonds, ces volets n’ont pas besoin d’être larges, ce qui laisse de la place sur la voilure, très longue rappelons-le, pour des ailerons bien dimensionnés eux aussi. La manoeuvrabilité est donc excellente, même à basse vitesse. On est donc dans un cercle vertueux. La seule fantaisie que s’accorde Fairchild dans la conception de la voilure porte d’ailleurs sur les ailerons. Ceux-ci sont faits de l’assemblage de deux panneaux dans le plan horizontal : jointifs, ils agissent donc comme des ailerons. Mais en se séparant ils font office d’aérofreins, permettant à l’avion de faire l’économie de surfaces supplémentaires.
Le choix d’une voilure basse permet en outre d’ajouter des points d’emport en son centre, là où est posé le fuselage. Elle se traduit aussi par l’utilisation d’un train d’atterrissage de conception très simple, avec une voie suffisamment large pour donner une excellente stabilité à l’atterrissage. Le train est imposant ce qui hisse
l’avion à bonne hauteur : les armuriers travaillent facilement sur les emports. Revers de la médaille, le reste de l’appareil est très haut, hors de portée sans plateforme, avec une médaille particulière pour les moteurs perchés à plus de 3 m du sol.
2. L’installation non conventionnelle des moteurs
L’US Air Force exige que les deux moteurs ne puissent pas être mis hors de combat simultanément par un seul tir. Ils sont donc bien séparés physiquement et leur position, innovante pour un avion de combat (mais finalement classique sur les avions d’affaire et quelques avions de ligne…), est porteuse de nombreux avantages tant qu’une vitesse élevée n’est pas recherchée. A noter que Fairchild avait également étudié l’installation des moteurs en pylône sur l’aile, comme sur le VFW614 allemand ou le Hondajet japonais. La solution fut abandonnée en raison notamment des Le A-10 est l’un des rares avions de combat dont la conception n’a pas été soumise à des impératifs de vitesse. La puissance de feu, la précision du tir, la protection du pilote, la survivabilité de l’avion et sa manoeuvrabilité près du sol ont été les éléments déterminants, avec pour conséquence une conception parfois baroque, mais toujours ingénieuse. En haut : les ailerons «crocodiles». Ci-dessus et ci-contre : le canon « Avenger ». (USAF, Frédéric Lert)
difficultés posées par un changement moteur. Le principal intérêt du positionnement des TF34 est de les éloigner des réservoirs de carburant.
« Après avoir passé en revue quantité de publications sur le combat airsol, je me suis aperçu qu’entre 80 et 90% des pertes étaient dues à la perte de contrôle de l’avion ou à son embrasement suite à des tirs venus du sol, explique Pierre Sprey. Des centaines de bons pilotes ont été perdues par la faute d’une mauvaise conception des avions. Les blessures du pilote comptaient en fait pour très peu dans les pertes… Nous avons déduit de cette situation deux exigences : la protection des commandes de vol et l’éloignement des réservoirs de carburant des moteurs. Et c’est bien ce dernier point qui a donné le plus de fil à retordre aux bureaux d’études. Si les moteurs devaient être sur les ailes, le carburant devait se trouver dans le fuselage. Et vice versa… Et les bureaux d’études ont tempêté autant qu’ils ont pu contre cette exigence, parce que cette ségrégation des moteurs et du carburant allait se traduire immanquablement par un plus grand volume de fuselage, et donc de la traînée supplémentaire. Mais nous étions inflexibles, nous ne voulions pas faire de compromis sur cette question qui était centrale dans la recherche de survivabilité. »
En sortant les moteurs du fuselage, Fairchild gagne également de la place pour les points d’emport et facilite le travail du personnel technique qui peut intervenir sur l’avion moteurs tournants (réarmement, avitaillement, intervention technique…) sans risque. Avec ce bémol toutefois que, perchés en hauteur, la moindre intervention des motoristes demande l’emploi d’une plateforme ou d’un échafaudage. Un avantage majeur de leur position élevée est lié aux opérations sur les terrains sommaires : les moteurs à double flux ont la réputation de faire d’excellents aspirateurs, mais placés comme ils le sont, les TF34 du A-10 ne risquent rien. Les moteurs sont également très éloignés des gaz de combustion du canon (ce qui n’a pas empêché toutefois quelques extinctions en vol pendant la mise au point… Le problème a été résolu avec une meilleure dispersion des gaz en sortie du canon).
D’un point de vue aérodynamique, la position très reculée des moteurs pourrait induire un cabrage trop
important de l’avion dans certaines configurations. Pour contrer cet effet, les tuyères des réacteurs sont tournées de 9° vers le haut. Un autre inconvénient majeur est mis en évidence avec les premiers vols du YA-10 : une prise excessive d’incidence perturbe le flux d’air et conduit à un décrochage du compresseur. Le remède fut vite trouvé avec l’installation de becs sur la portion de voilure entre le fuselage et les nacelles du train et l’ajout de deux cloisons fixes, à la jonction du fuselage et du bord d’attaque de l’aile et contre la nacelle du train.
Enfin, le choix de la double dérive découle directement de l’installation de la motorisation. Fairchild a opté pour cette (relative) complexité aérodynamique, craignant qu’une dérive simple soit perturbée par l’écoulement de l’air autour des deux moteurs. Mais l’avion gagne au passage une sécurité largement accrue : d’abord parce que les flux moteurs sont largement masqués ce qui protège l’avion contre les missiles à guidage infrarouge tirés du sol. Ensuite parce que la redondance des gouvernes est aussi un gage de survivabilité accrue. L’avion reste parfaitement pilotable si l’une des deux gouvernes est détruite.
3. L’installation du canon
Le tambour à munitions (suffisamment blindé pour éviter la mise à feu accidentelle des munitions par un coup au but…) est reculé de manière à être le plus proche possible du centre de gravité. En cours de mission, sa masse peut varier de près de 500 kg quand les munitions sont tirées (les douilles ne sont pas éjectées et sont récupérées dans le tambour). La force du recul est telle pendant le tir (plus de quatre tonnes exercées sur l’avion) qu’une condition sine qua non de précision est de placer précisément le tube qui tire (sur les sept que compte l’arme) sur l’axe longitudinal de l’avion. Tout écart introduirait un mouvement de lacet au moment du tir et réduirait à néant la précision. Pendant qu’un tube tire, les six autres sont chargés à tour de rôle, ce qui permet d’atteindre la très haute cadence de tir (4 200 coups par minute).
4. Le positionnement des atterrisseurs
Le train d’atterrissage (principal et roulette de nez) se replie vers l’avant, en avant du longeron principal de l’aile : un positionnement qui permet de préserver l’intégrité de la voilure, d’une seule pièce d’un saumon à l’autre. C’est aussi une installation très simple qui a l’avantage de prendre très peu de place sous l’aile, au contraire d’un train qui se replierait à plat. Mécanismes et cinématiques sont également simplifiés et le seul prix à payer est la présence d’un carénage proéminent pour le train principal. Mais encore une fois l’aérodynamique n’est pas un souci majeur sur le A-10 qui ne recherche pas une vitesse élevée. En cas de problème hydraulique, le train peut facilement être descendu et verrouillé par le simple effet de son poids et du vent relatif. Comme sur le DC3 ou le B-17, le train principal dépasse légèrement de son logement une fois rentré : s’il ne devait pas sortir, il permettrait tout de même à l’avion, une fois toutes les charges externes larguées, de se poser sur ses roues en réduisant ainsi les dégâts. Malin !
5. Une obsession : la survivabilité
La conception du A-10 a été guidée par deux principes simples : l’efficacité au combat et la protection du pilote. Peu importe alors son apparence : il n’est pas là pour aller vite ni gagner un concours de beauté. Pendant la phase de conception, un travail essentiel d’Avery Kay et Pierre Sprey a donc porté sur la survivabilité. Si le futur A-X doit évoluer longtemps à basse altitude, il doit être taillé pour encaisser des coups, protéger son pilote et le ramener à sa base. La protection directe du pilote est assurée par un blindage complet du cockpit
en titane à l’extérieur, tapissé sur la face intérieure de Nylon balistique pour retenir les éclats de titane pouvant être arrachés par un impact. On emploie volontiers dans la littérature l’image d’une « baignoire » blindée dans laquelle serait installé le pilote. Les tests ont montré que cette coque, dont l’épaisseur varie de 12,7 mm à 38,1 mm, pouvait résister à des impacts directs de 37 mm et 23 mm. Les parois de la coque forment directement les parois de la partie supérieure du fuselage au niveau du cockpit. La « baignoire » en titane pèse donc 544 kg. Un sérieux atout pour le pilote, mais peut-être pas le premier. Car, pour Pierre Sprey, l’essentiel de le survivabilité de l’avion tient dans la redondance des circuits, leur écartement, la séparation entre les réservoirs de carburant et les moteurs et finalement dans quantité d’autres choix techniques plus importants que la mise en place d’une carapace au- tour de l’avion. Au Vietnam et dans les guerres du Moyen-Orient, 62% des pertes en vol ont été dues à un impact dans le système carburant et/ou hydraulique et 18% seulement sur le pilote.
« Nous voulions par exemple, pour le A-X, deux réseaux totalement indépendants de commandes par câbles vers les actionneurs positionnés au niveau des gouvernes, poursuit Pierre Sprey. Pour limiter les risques d’incendie, nous ne souhaitions pas de commandes de vol hydrauliques. Toutes les surfaces mobiles devaient être dupliquées pour que l’avion puisse rester pilotable même s’il perdait une partie de ses gouvernes et nous prenions garde à ne pas demander de technologies innovantes et coûteuses pour maîtriser le coût du programme. » Le F-105 avait malheureusement fait la démonstration que, malgré tous ses raffinements et sa puissance, il pouvait être abattu d’une simple balle de fusil : les deux circuits hydrauliques cheminaient côte à côte dans l’avion et pouvaient être coupés simultanément ! Une hérésie !
Sur le A-10, les deux réseaux indépendants de commande par câbles sont donc largement séparés, installés de part et d’autre du fuselage. Ils passent dans des gaines blindées qui accueillent également les systèmes hydrauliques et pneumatiques. En cas de perte d’un réseau, le pilote passe immédiatement sur l’autre. Et, si les servocommandes lâchent, l’avion reste contrôlable par une action directe des câbles. Ce système de secours fonctionne, plusieurs avions ont été ramenés au combat en l’utilisant. Mais il est, selon Pierre Sprey, mal conçu. « C’est un défaut de l’avion. On sait faire depuis 1935 des appareils énormes avec gouvernes commandés par câble, s’étonne notre interlocuteur. Apparemment le savoir- faire a été perdu au fil des ans… Les com-
mandes de secours étaient très dures sur les premiers exemplaires, puis elles ont été améliorées. Mais il n’y a objectivement aucune raison que les commandes soient plus dures que sur le Boeing 707 ou sur le système de secours du F-4 Phantom II ! »
6. Le carburant, l’objet de toutes les attentions
La recherche d’une autonomie maximale au combat était aussi la clef du succès de l’avion. Le A-10 emporte 10 700 lb en interne (4 853 kg). Il a aussi la possibilité d’avoir quatre bidons pour les vols de convoyage uniquement, deux sous le fuselage et deux sous les ailes de 6 000 lb (2 271 kg) chacun. Hors de question de transporter au combat des réservoirs supplémentaires, sources de vulnérabilité face aux tirs venus du sol et aussi facteur limitatif dans les évolutions en basse altitude. La nécessité de pro- téger le carburant embarqué impliquait également de renoncer à l’utilisation de réservoirs structuraux permettant d’utiliser les moindres recoins d’une cellule. Les réservoirs principaux du A-10 sont placés à la jonction du fuselage avec la voilure, depuis le tambour à munitions jusqu’au niveau de la soufflante des réacteurs. Ils sont auto-obturants, protégés de l’extérieur par des cloisons pare-feux et des panneaux rigides de mousse venant combler les fuites en cas de percement. Une solution connue de longue date mais oubliée sur les avions de combat modernes parce que trop consommatrice en volume. Le fuselage étroit et haut permet de loger des réservoirs imposants tout en limitant la surface exposée aux tirs venus du sol. De la même manière, les lignes de carburant et toute la plomberie associée sont installées à l’intérieur même des réservoirs ou bien au sommet de ceux-ci (et au som- met des moteurs) pour être protégées des tirs venus du sol. On trouve également du carburant dans les sections internes des ailes, du fuselage jusqu’au train d’atterrissage mais il s’agit là en revanche de réservoirs structuraux. Le regroupement des réservoirs autour du centre de gravité permet de réduire la longueur des lignes d’alimentation des moteurs, facilite la compensation de l’avion et les évolutions serrées à basse altitude.
La longue ligne de carburant qui court depuis l’avant du fuselage et le réceptacle de ravitaillement en vol jusqu’aux réservoirs est purgée de tout carburant restant après chaque opération de ravitaillement. Enfin, les deux nourrices, positionnées au plus près des moteurs, fournissent une autonomie d’un peu plus de 300 km en vitesse économique. De quoi voir venir si tout le reste du circuit des réservoirs devait être mis hors service et isolé.