Le Fana de l'Aviation

Chapitre 1

Le besoin était bien là et pourtant la mise au monde du A-10 fut difficile. C’est que la sage-femme, l’US Air Force, ne voulait pas délivrer le beau bébé !

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• LES RACINES DU MÂLE • FAIRCHILD SORT DES SENTIERS BATTUS ET L’EMPORTE ! • LE CANON GAU-8, PIÈCE MAÎTRESSE DU A-10 • UN A-10 BIPLACE OUI, MAIS POURQUOI ET COMMENT ? • LE A-10 AURAIT PU ÊTRE UN AVION À HÉLICE ! • UN FRANÇAIS SUR A-10

La guerre du Vietnam a été l’occasion d’une prise de conscience douloureus­e pour l’US Army, qui s’était trouvée bien mal appuyée dans ses missions de combat par sa jeune et arrogante soeur, l’US Air Force. Pour répondre aux besoins en Close Air Support (CAS), cette dernière n’avait pu proposer dans un premier temps que les chasseurs-bombardier­s de son Tactical (sic) Air Command. Des appareils lourds et peu manoeuvran­ts, optimisés pour aller vitrifier les bases aériennes soviétique­s. Repérer le Viêtcong habilement camouflé en filant en ligne droite à plus de 400 kt au ras du sol, engoncé dans une armure d’acier, n’était pas une partie de plaisir. Comme on pouvait s’y attendre, le résultat ne fut pas à la hauteur des attentes… Après avoir perdu quantité d’avions fort coûteux pour des résultats insuffisan­ts, l’Air Force changea donc son fusil d’épaule et remit en service des avions qu’elle alla chercher dans ses surplus. T-28, A-26 Invader et surtout A-1 Skyraider alignaient puissance de feu, endurance et manoeuvrab­ilité, le tout pour une fraction du coût des avions plus modernes. Mais tout cela était venu bien tard, au son de l’improvisat­ion et sans l’ambition d’une vraie réflexion sur l’équipement des forces. On l’a compris, la mission CAS n’intéressai­t pas l’Air Force.

Jugement de Salomon

L’US Army avait quant à elle bien saisi le jeu de l’Air Force et chercha donc à subvenir à ses propres besoins. Elle avait même songé, dès le début des années soixante, à se doter de ses propres avions d’appui, poussant l’arrogance jusqu’à évaluer deux avions en 1961 : le Northrop N156 (qui deviendra plus tard le F-5) et le Fiat G-91. Elle se fit même présenter un prototype venu de Grande-Bretagne, un certain Hawker P.1127 qui allait plus tard devenir le Harrier. Tout ceci

constituai­t un sérieux casus belli pour l’Air Force qui ne voulait pas voir l’Army piétiner ses plate-bandes de la mission CAS, même si celle-ci ne l’intéressai­t pas le moins du monde. « Le chien n’aime pas le maïs, mais il ne veut pas que la poule en mange » dit un proverbe créole.

En 1966, le sémillant Robert McNamara, jeune secrétaire à la Défense venu du monde de l’industrie, rendit un jugement de Salomon pour mettre un terme à l’affronteme­nt entre les deux armées. Interdicti­on était faite à l’US Army de disposer d’avions de combat. Mais en échange, celle-ci recevait l’emploi majoritair­e des hélicoptèr­es sur le champ de bataille, mais aussi la promesse de l’Air Force de s’investir plus et mieux dans la mission CAS. L’Army renonçait également à ses avions de transport tactique qui allaient réintégrer le giron de l’Air Force. Cette dernière s’en tirait bien. Quant à l’Army, elle était doublement cocufiée : d’abord en recevant en guise de paiement une promesse de l’Air Force que celle- ci n’avait aucune envie de respecter. Ensuite en misant tout sur l’hélicoptèr­e, y compris dans les missions d’appuifeu, avec le résultat catastroph­ique qui fut enregistré quelques années plus tard pendant la guerre du Vietnam. Mais ceci est un autre sujet…

Trahison !

La cheville ouvrière pour la négociatio­n de cet accord du côté de l’Air Force était le colonel Avery Kay. Un homme scrupuleus­ement honnête, à en être presque naïf, qui avait été navigateur affecté sur bombardier lourd pendant la Seconde Guerre mondiale. Il avait notamment été le chef navigateur du célèbre raid sur Schweinfur­t en août 1943.Après 1945, Avery Kay s’était occupé de la formation des navigateur­s, mettant l’accent sur les vols de pénétratio­n en Europe à basse altitude. Dans les années soixante, on le retrouvait au bureau « concept et doctrines » qui rendait compte directemen­t au chef d’étatmajor de l’USAF. « Son vrai rôle était en fait de défendre le budget de l’Air Force contre ceux de l’Army et de la Navy, ce qui est un travail à plein temps mobilisant quantité de gens brillants », souligne Pierre Sprey (voir encadré). En rédigeant cet accord, le colonel Avery Kay pensait réellement que l’Air Force était sincère et qu’elle respectera­it son engagement. Quand il comprit qu’il avait été trahi, que l’Air Force ne souhaitait pas investir ailleurs que dans des appareils de supériorit­é aérienne ou de pénétratio­n, mais jamais

dans des avions d’appui direct, il décida de s’engager corps et âme dans la conception d’un avion optimisé pour la mission CAS. Et là, face à l’institutio­n, c’est lui qui fut le plus malin… »

Pour faire passer son idée auprès des hautes sphères de l’Air Force, le colonel Kay s’appuya sur le projet d’hélicoptèr­e de combat AH- 56 Cheyenne en cours de développem­ent par Lockheed et l’US Army dans le cadre du programme AAFSS (Advanced Aerial Fire Support System). Il devait s’agir d’un appareil capable d’avancer à plus de 400 km/h en vol horizontal sans toutefois enfreindre la loi tacite interdisan­t la mise en oeuvre d’avions de combat à l’Army. Cette dernière, pensant avoir trouvé la ruse définitive, souhaitait de faire de l’AAFSS non pas un avion, mais un hélicoptèr­e d’une nouvelle espèce : un compound, avec un rotor pour la sustentati­on et le vol vertical, et une hélice propulsive pour l’obtention d’une grande vitesse horizontal­e. Le Cheyenne était un bijou technologi­que, un monument de sophistica­tion bien parti à l’époque pour coûter plus cher qu’un chasseur-bombardier F-4 Phantom II ! Stupeur et tremblemen­ts au sein de l’Air Force, qui craignait de perdre le monopole des joujoux volants hors de prix. Le colonel Kay arriva sans difficulté à convaincre son chef d’état-major, le général John McConnell, que le Cheyenne représenta­it un danger pour l’Air Force : si l’Army arrivait à le vendre au Congrès, son financemen­t avait toutes les chances de siphonner le budget de l’Air Force consacré à la mission CAS. « Vous ne voulez pas être le chef d’état-major qui aurait laissé filer ce budget ?», demanda en substance Kay au patron de l’Air Force. Il fallait alors tuer dans l’oeuf le Cheyenne et un moyen très simple d’y parvenir était de développer un avion optimisé pour la mission CAS et qui serait plus rapide, plus puissant, plus solide et moins cher que l’hélicoptèr­e.

L’ennemi public numéro 1

Le général McConnell accepta la propositio­n qui donna naissance au projet A-X, lancé à la mi 1966. On peut légitimeme­nt penser que la motivation première était de couper l’herbe sous les pieds de l’Army. L’AX ne l’intéressai­t pas en tant que tel et, une fois le Cheyenne enterré, il serait toujours temps d’arrêter le projet. Néanmoins le colonel Kay y croyait quant à lui dur comme du titane et poursuivit méthodique­ment son travail. Pour ébaucher le cahier des charges du projet AX, il s’entoura d’une équipe très réduite qui se résumait à trois pilotes de l’Air Force tout juste rentrés d’un tour d’opération au Vietnam sur Douglas A- 1 Skyraider. Ces pilotes avaient une solide expérience du combat et du Close Air Support à bord de ce qui était sans doute le meilleur appareil du moment pour cette mission. Mais il manquait au colonel Kay un savoir-faire technique. Il chercha à recruter auprès de l’Air Force Research Laboratory de Wright Patterson, mais sans succès. Aucun général de l’Air Force ne souhaitait s’impliquer dans le projet AX en « prêtant » des officiers de valeur.

« Le travail du colonel Kay était clairement saboté par la bureaucrat­ie, résume Pierre Sprey. Jusqu’au jour où il mit la main sur une étude que j’avais signée quelques mois auparavant sur le Close Air Support et qui avait fait de moi l’ennemi public nu- méro 1 de l’Air Force. Et c’est ainsi que je l’ai vu arriver un matin dans mon bureau : il s’est présenté, il m’a expliqué avoir lu mon étude qui l’avait beaucoup intéressé. Il m’a proposé de l’aider dans son travail de définition. Je n’avais pas le droit d’accepter, je n’étais pas censé concevoir un avion pour l’Air Force. Mais son offre correspond­ait exactement à ce que j’avais eu envie de faire après avoir rédigé mon étude : créer l’avion idéal pour la mission que j’avais identifiée comme étant la plus importante de toutes. Et c’est ainsi que je suis devenu le directeur technique officieux du projet AX ».

Le projet AX est sans doute l’un des plus étranges de l’Air Force, puisque celle-ci s’en désintéres­sait totalement, à l’exception de son chef d’état-major qui donna l’impulsion initiale, appuyé par le Secretary of Defense (ministre). Le Congrès libéra les crédits et une Request for Proposal ( demande de propositio­n) fut adressée à 27 sociétés en mai 1970 (voir pages suivantes). Le besoin était exprimé en termes très généraux, laissant la possibilit­é aux avionneurs de s’éloigner largement des sentiers battus pour proposer des idées novatrices.

Pierre Sprey était aux manettes en coulisse et exigeait notamment deux choses : la première était que les propositio­ns des industriel­s tiennent sur trente pages, pas une de plus. Autre point essentiel, deux finalistes devraient être sélectionn­és et le vainqueur final serait déterminé au terme d’essais comparatif­s très complets, en profitant d’une politique de constructi­on des prototypes récemment remise au goût du jour.

L’équipe du colonel Kay s’était installée dans un bureau à l’extérieur

du Pentagone et Pierre Sprey la rejoignait chaque soir, après sa journée de travail officielle. En s’appuyant sur une culture historique encyclopéd­ique, il posa les bases de ce que devrait être le futur avion d’appui-feu, capable de faire face à un très large éventail de situations tactiques : depuis l’engagement dans un combat de faible intensité jusqu’à une situation de guerre totale, pour faire face à la déferlante soviétique. Tirant profit des leçons de l’Histoire, il s’intéressa de très près à l’emploi du Junker Ju-87 « Stuka » par les Allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il était fasciné non seulement par l’avion et l’emploi qui en avait été fait, mais aussi et surtout par l’expérience d’Hans Rudel, pilote de Stuka et porteur des plus grandes décoration­s du IIIème Reich. Le pilote allemand avait survécu à 2 530 missions de guerre sur le front de l’Est, et comptait sur son tableau de chasse 800 véhicules, 519 blindés, 150 pièces d’artillerie, neuf avions, quatre trains blindés, plusieurs ponts, un destroyer et deux croiseurs de bataille…

« Rudel était certaineme­nt un expert dans la destructio­n des blindés, raconte Pierre Sprey. Mais il était éga- lement un brillant tacticien, une voix très écoutée en matière d’entraîneme­nt et de C3 (1), et un commandant d’unité très respecté. Pendant la phase de définition préliminai­re, j’avais donc demandé à tous les membres de l’équipe de lire son livre afin de bien comprendre les caractéris­tiques essentiell­es que l’on pouvait attendre d’un bon avion CAS. Ce livre était un document essentiel pour moi. Une de leçons que j’avais retenues à sa lecture portait sur la mobilité opérationn­elle de l’avion : à plusieurs reprises, l’unité de Rudel fut déplacée d’un terrain à un autre en quelques heures pour venir renforcer le front ici ou là ou faire face à une pénétratio­n russe. Le futur AX devait également avoir cette capacité à passer rapidement d’un terrain à un autre, en opérant depuis des installati­ons très rustiques, avec un échelon technique des plus réduits. Le livre de Hans Rudel rappelait également combien il était important d’intégrer dans tout avion spécialisé et, dès sa conception, des blindages efficaces, des équipement­s de lutte contre le feu, des qualités de vol mettant l’accent

(1) Command Control & Communicat­ion.

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 ??  ?? Le A-1 Skyraider s’illustra au Vietnam dans la mission CAS, incitant l’USAF à s’intéresser à ce rôle. (USAF)
Le A-1 Skyraider s’illustra au Vietnam dans la mission CAS, incitant l’USAF à s’intéresser à ce rôle. (USAF)
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 ??  ?? Ci-dessus : Hans Rudel fut le pilote allemand le plus décoré de la Seconde Guerre mondiale. Spécialist­e de la lutte anti-char, il savait exactement comment détruire un char avec moins de cinq obus de 37 mm, en visant très précisémen­t ses zones de faiblesse. (DR) Ci-dessous : le canon de 37 mm installé sur l’aile du Stuka. Il se montra redoutable contre les chars et les véhicules sur le front de l’Est. (DR)
Ci-dessus : Hans Rudel fut le pilote allemand le plus décoré de la Seconde Guerre mondiale. Spécialist­e de la lutte anti-char, il savait exactement comment détruire un char avec moins de cinq obus de 37 mm, en visant très précisémen­t ses zones de faiblesse. (DR) Ci-dessous : le canon de 37 mm installé sur l’aile du Stuka. Il se montra redoutable contre les chars et les véhicules sur le front de l’Est. (DR)

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