Une carrière aux multiples rôles
Deuxième partie*. La mise en service de “Vautour” 2A et 2B au sein d’une force de bombardement en voie de reconstitution avait quelque peu caché l’arrivée du “Vautour” 2N de chasse tout temps en cette même année 1957.
Deuxième partie. Présentation de la version de chasse, le “Vautour” 2N.
*Lire Le Fana de l’Aviation n° 582
Les responsables de l’Otan avaient régulièrement souligné le besoin urgent pour leurs forces aériennes de chasseurs tout temps capables de compléter l’action nécessairement limitée des intercepteurs de temps clair. Il était par ailleurs admis que la présence d’un navigateur radariste était indispensable pour pouvoir effectuer des missions avec des aides au sol moins développées à l’époque, ou même en partie défaillantes, risque qui n’était pas exclu en cas de conflit.
La sortie du “Vautour” 2N allait apporter une solution particulièrement bien adaptée au problème européen. Par rapport à ses concurrents, ce nouveau biréacteur affirmait sa supériorité par ses performances qui surclassaient celles des chasseurs moins modernes et par la qualité de sa cellule et la puissance de son armement, son radar de recherche et de tir soutenant par ailleurs largement la comparaison avec les meilleurs en service. L’ensemble des prototypes et appareils de présérie “Vautour” de type N étaient passés par le CEV pour essais et réception par les services officiels de l’État, puis allaient être pris en main par le Centre d’expériences aériennes militaires (CEAM) pour l’expérimentation opérationnelle et la formation des premier s équipages. Victime d’un atterrissage forcé dans une rizière de Camargue en décembre 1954, le prototype V2N n° 001 fut ramené à Melun-Villaroche. Après un long chantier de réparations et de retouches, il reprenait ses essais comme banc volant du réacteur “Atar” 101-E3 de 3 500 kg de poussée. Le 16 mai 1956, alors que l’appareil rentrait à Villaroche après une série d’essais de réallumage en vol, son équipage entama une phase d’essais à basse vitesse. “Commencée à 25 000 pieds [7 620 m], se souvient René Bigand, réacteurs sur ralenti, train rentré, volets braqués au maximum, aérofreins rentrés, la vitesse est de l’ordre de 500 noeuds [925 km/ h].
Altitude et vitesse décroissant lentement, sortie du train vers 180 noeuds [330 km/ h] et des aérofreins vers 170 noeuds. Vers 20 000 pieds [6 100 m], toujours en descente, la vitesse n’est plus que de 120 noeuds [220 km/ h]. Faible cabrage de l’assiette du 001. Je décide d’arrêter l’essai. Cependant la vitesse ne cesse de décroître lentement jusqu’à 100 noeuds [185 km/ h] tandis que l’avion s’incline lentement en roulis vers la gauche. L’aiguille de l’anémomètre arrive en butée et, simultanément, l’avion vire rapidement vers la droite avec une assiette à cabrer. L’appareil s’engage alors dans une série de vrilles. J’arrive à reprendre le contrôle de la situation mais le 001 repart en vrille. Nous ne sommes plus qu’à 12 000 pieds [3 660 m] comme me le confirme Jean- Claude Wanner, mon ingénieur des essais en vol en place arrière. Décision, on saute à 10 000 pieds [3 050 m]”. Éjection réussie pour l’équipage mais destruction du 001 qui n’atteindrait jamais le stade de l’expérimentation à Mont-de-Marsan.
La fragilité du radôme lors de tirs air-sol
Lors de son passage au CEV, le n° 06 de présérie avait connu de sérieux problèmes de solidité du radôme lors de tirs air-sol. “Les premiers radômes étaient en structure monolithique, le stratifié usuel pour l’époque, pas trop épais afin que les ondes radar puissent le pénétrer et assurer une portée maximale, témoigne le général Roger Uhrig. Lors de tirs à vitesse élevée, la forte pression dynamique engendrait des bris de radôme. Ils ont donc été renforcés mais la propagation des ondes se faisait mal et le radar perdait beaucoup trop en portée. Sur une structure en nid d’abeille, une peau extérieure et une peau intérieure collées à l’époxy devaient présenter toutes les qualités requises lors de tir au sol à la butte avec le V2N n° 330. Vérification en vol par l’équipage Leprince-Ringuet et Vincent à 20 000 pieds et 250/ 300 noeuds [460/555 km/h] au-dessus de l’océan. J’avais un pressentiment et au sol j’écoutais le déroulement du vol à la radio. Préparation au tir. Feu ! Soudainement un cri. Plus de radôme, plus de badin ! Le flux de l’air s’était complètement perturbé, rendant le pitot inutilisable. Sans badin, impossible de se poser avec un appareil de ce type, donc éjection obligatoire de l’équipage. Prenant le micro, je leur ai dit prendre un nombre de tours dont je ne me souviens plus exactement maintenant, de descendre à 5 000 pieds/minute [25 m/s] jusqu’à 5 000 pieds [1 525 m] et de tourner au- dessus du terrain pendant que je montais à leur secours. Averti, un mécanicien me prépara d’urgence le “Mystère” IVA n° 7 qui était en piste. Décollage express vers le niveau prescrit au “Vautour” en détresse. En patrouille serrée j’ai fait poser Leprince-Ringuet sans aucun problème. Commentaire de ce dernier : “Je n’avais jamais fait un aussi bon atterrissage sur “Vautour”.” Je lui ai répondu : “Évidemment, c’est bien la première fois que tu étais à la bonne vitesse aux balises !”
Le 06 enregistra ensuite les premières extinctions de réacteurs. L’onde de choc provoquée par la formidable puissance des canons de 30 mm en était la cause. Après bien des tâtonnements et essais, des rascasses [dispositif destiné à briser cette onde. NDLR] et boucliers viendraient plus tard corriger ce défaut et éviter le dévissage des réacteurs lors des tirs. L’avion fut ensuite utilisé pour divers essais : déclenchement automatique des armes de bord, remorquages de panneaux et de bidons, crochetage d’une cible à terre lors d’un passage à quelques mètres du sol, essais des canons Defa 552, essais radar. En 1959, le 06 participa à la mise au point du Tacan [Tactical Air Navigation, système de navigation utilisant des balises. NDLR]
“Sans badin, impossible de se poser, donc éjection obligatoire de l’équipage ”
puis, en avril 1960, aux essais du radar “Cyrano” installé dans la pointe avant modifiée. L’appareil termina sa carrière dans le parc à ferraille de la base de Cazaux.
Le n° 09, équipé de réacteurs Rolls-Royce “Avon”, rejoignit le CEV début 1957 pour des essais sur des terrains non préparés avant d’être engagé dans un programme d’emport de ballonnets, de bombes sous voilure, d’aérofreins à haute vitesse, et d’engins air-air.
En mai 1958, le n° 09 exécuta les premiers tirs du missile air-air Matra R.511. Suivirent des essais du radar “Drac” 32A à des altitudes de 48 000 pieds (14 630 m) et des vitesses allant jusqu’à Mach 0,95. Début 1959, le 09 se trouvait à Colomb-Béchar pour de nouveaux tirs de R.511 ainsi que de missiles air-sol Nord 5103. En avril 1960, l’appareil prit part à divers essais de barrières d’arrêt et, en 1963, équipé d’une crosse d’arrêt, il était en expérimentation sur la base aéronautique navale de SaintRaphaël. En 1965 à Istres, ce fut la dernière campagne face à des barrières d’arrêt et la fin de carrière du dernier “Vautour” de la présérie.
Le V2N n° 08 de présérie, doté des nouveaux réacteurs “Atar” E.3 à volets, avait été le premier appareil du type affecté à la section chasse tout temps du GME (Groupement des moyens d’expérimentation) 331 du CEAM. Principalement engagé au début dans les essais aérodynamiques, il fut ensuite chargé de l’expérimentation en vol du radar “Drac” 25A.
Le domaine d’utilisation tactique
“À la veille de la sortie d’usine des premiers V2N de série, remarqua le colonel Vouzellaud, commandant le CEAM, il semblait urgent d’explorer rapidement le domaine d’utilisation tactique de cet appareil tout en s’assurant du bon fonctionnement du “Drac” 25A en tant que
radar de recherche et de poursuite. Entre le 26 juin et le 2 août 1957, le 08 a effectué 40 vols en 28 h 35 min parmi lesquels 30 vols d’interception dont deux de nuit, quatre vols SNCASO pour essais d’armement dont trois avec radar en fonctionnement. Toujours sous le contrôle des radars du sol, les interceptions ont été exécutées à 40 000 pieds [12 190 m] sur “Mystère” IVA, entre 20 000 et 30 000 pieds [6 100 et 9 150 m] sur “Ouragan”, puis 10 000 pieds [3 050 m] et au-dessous sur “Ouragan” remorquant un panneau. À plusieurs reprises des interceptions ont été conclues avec un écart initial d’altitude allant jusqu’à 10 000 pieds, ceci grâce à la grande vitesse ascensionnelle de l’avion. Trois interceptions ont été réalisées entièrement dans les nuages cumuliformes sans présenter de difficultés particulières. Par contre, au- dessus de 40 000 pieds, les marges de manoeuvre rendraient la conduite des interceptions difficiles dès que l’hostile dépasserait Mach 0,85 et se mettrait à évoluer.”
Ce premier V2N fut rejoint au CEAM par les appareils de série n° 302, 304, 331, 346 et 347. Sur ces premiers appareils, dits avions spéciaux, la motorisation était variée avec la mise en place d’“Atar” 101 dans ses versions D. 3, E. 3 et E. 5. “La valeur opérationnelle du n° 302 équipé de réacteurs D. 3 est très inférieure à celle d’un avion équipé d’E. 3 comme le n° 08, le concède un pilote de l’équipe de marque, car son temps de montée est prohibitif avec 9 minutes pour atteindre 30 000 pieds”.
Premiers essais d’armement canons
Avec les V2N 302 et 304, la section chasse tout temps mettait en place les premiers essais d’armement canons lors de tirs au sol puis en vol sur les champs de tir de Cazaux. Un ancien armurier à Cazaux se souvient : “Au CEV, seule la Caravelle était capable de remorquer le “bidon à oreilles” au- dessus des zones de tir maritimes qui, par détection des ondes choc, indiquait à l’équipe au sol le quadrant où étaient passés les obus. Après, le V2N n° 08 a repris cette mission de remorquage pour des tirs air-air sur bidons C.11 sans enregistreur de coups.”
En juillet 1957, il fut procédé à une série de tirs automatiques déclenchés par le radar de bord sur un bateau échoué à Montalivet, une cible donnant un fort écho. Les essais débutèrent avec le n° 302 et un premier tir de fonctionnement de 16 munitions à 20 000 pieds (6 100 m) et 350 noeuds (650 km/h) avec le lance-roquettes avant de soute Matra M.104A.
Ce fut ensuite l’expérimentation du missile air-air Matra R.511. Après quelques tirs CEV et CEAM effectués avec des engins de présérie, les premiers R.511 de série furent mis à disposition du CEAM en juillet 1960. Trois appareils, le V2N n° 331 équipé du radar “Drac” 25A et les nos 346 et 347 dotés du “Drac” 32A, participèrent à l’expérimentation tactique avec le concours de “Super Mystère” B.2 et “Mystère” IVA servant de plastron. Jusqu’en octobre, un peu plus de 500 présentations engins à basse, moyenne et haute altitudes furent réalisées, dont 10 % de nuit et 20 % en nuage, l’ensemble présentant 92 % de réussite. Les distances d’accrochage sur les différents plastrons, y compris parfois un autre “Vautour”, se situèrent entre 5 000 et 7 000 m pour les deux types de radars. L’un des navigateurs du GME rapporta : “Comme pour le tir canons ou roquettes, la présentation est du type 90° croisement avant et, quelles que soient la vitesse du but et l’altitude, elle doit être comprise entre 5 et 7 milles nautiques [9,2 et 13 km]. D’autre part, le dégagement est important car le tireur doit éviter la gerbe produite par la retombée des billes de la charge militaire de l’engin. Nous dégageons dans le plan hori-
zontal en virage à 30° d’inclinaison 2 secondes après le tir et augmentons à 60° 25 secondes après le départ de l’engin.” Au terme de cette expérimentation, il s’avérait que le V2N armé de R.511 pouvait intercepter en tout temps de 6 500 pieds (1 980 m) au- dessus du sol et 25 000 pieds (7 600 m) au-dessus de la mer, à plus de 45 000 pieds (13 715 m), des hostiles allant jusqu’à Mach 1.
Une campagne de tir d’engins à charge active sur cibles CT 20 se déroula à Cazaux en février 1961. Le mois de mai fut marqué par une expérimentation dramatique à Colomb-Béchar, où le CEAM procédait à des tirs canons et roquettes sur “Vampire” télécommandés. Le sergent- chef navigateur Serge Bonnamy qui devait faire cette mission se souvient : “De retour d’un vol, nous apprenons que nous devons rentrer à Mont- de-Marsan après trois vols d’expérimentation dans la journée. Un autre équipage a été inscrit sur le cahier d’ordres pour cette mission de tir avec roquettes de soute sur le V2N n° 346. Après une première passe à 22 000 pieds [6 700 m] sur cible CT 20 pilotée par un “Mistral” d’accompagnement, il semble que lors de la seconde passe, à la suite de la mauvaise mise à feu d’une roquette, la suivante a percuté dans la soute. Le “Vautour” en feu a explosé en se disloquant, entraînant l’équipage dans sa chute.”
Les expérimentations se poursuivirent au CEAM, le V2N n° 347 participant à des attaques de bâtiments à la mer et des essais de brouilleurs “Agace”. Cet appareil effectua des vols de portée scientifique en 1962. Un rat, Hector, bien installé en soute avant dans un container étanche avec oxygène et climatisation, servait de cobaye aux médecins du CEAM pour connaître les effets de l’apesanteur. “Pour faire de jolies paraboles il fallait être assez léger, se remémore le navigateur Jean Pangon. Départ à moyenne altitude avec un badin sérieux (480 noeuds, Mach 0,82) et sommet en altitude. Les deux tiers de la montée et la moitié de la descente étaient effectués à 0 g pour une
durée variant de 45 à 55 secondes. À chaque vol nous parvenions à effectuer cinq ou six paraboles. Le passage au sommet était cependant parfois hasardeux… Une ou deux fois nous avons dû passer sur le dos pour éviter la gamelle ! Je pense qu’Hector a bien tenu le coup.”
Depuis le mois de mai 1953, les Gloster “Meteor” NF-11 de la 30e ECN (escadre de chasse de nuit) à Tours s’efforçaient de maintenir une présence nocturne dans le Nord de la France. Parallèlement, le Centre d’instruction pour le personnel navigant n° 346, qui avait eu la charge de former les pilotes et navigateurs-radaristes sur NF-11, se transformait en Centre d’instruction tout temps n° 346 pour former ces mêmes équipages sur le nouveau biréacteur SO.4050 “Vautour” 2N. Après la 13e ECTT (escadre de chasse tout temps) de Colmar dont les premiers F- 86K “Sabre” avaient été mis en ligne en octobre 1956, une seconde escadre de chasse tout temps allait pouvoir être constituée avec la sortie des premiers V2N. Commandé à 70 exemplaires, ce chasseur biplace arrivait à point nommé pour remplacer les “Meteor” de chasse de nuit et renforcer les moyens de la défense aérienne du territoire sur la région parisienne et l’Ouest du pays.
Le Lorraine en premier sur V2N
De novembre 1956 à mars 1957, le CEAM prit en charge la transformation des premiers équipages avec, pour les pilotes, des lâchés sur les monoplaces V2A n° 2 et 6 et, pour les navigateurs-radaristes, des vols d’initiation au radar DRAC 25A sur les V2N n° 08 puis 302. Toutefois, pour le lieutenant Pintor, tout premier pilote de l’escadre à être lâché, la transformation “Vautour” avait été quelque peu différente : “J’ai été le seul chasseur à être lâché sur la version bombardier, l’avion de présérie n° 04 en l’occurrence, le premier “Vautour” livré à l’armée de l’Air. Les appareils normalement prévus à cet effet devaient être indisponibles ce jour-là ! Les PN [personnels navigants] restés sur “Meteor” dans l’attente de leur propre prise en main du V2N étaient admiratifs ; les plus anciens, qui étaient partis se faire lâcher les premiers, revenaient à Tours l’air grave et réfléchi. Ils parlaient avec respect du futur avion et de ses performances. Tout le monde en rêvait.” En avril 1957, trois V2A étaient affectés au 3/30 afin de poursuivre la transformation des pilotes.
Le 1er mai 1957, à Tours, la 30e ECN fut transformée en 30e ECTT forte des escadrons 3/30 Lorraine et 1/30 Loire et ce fut au prestigieux Lorraine que revint l’honneur de constituer la première unité de chasse tout temps sur “Vautour” 2N avec l’arrivée du n° 306 le 18 juin, puis des nos 305 et 307 en fin de mois. Tout en continuant à voler sur le vieux NF-11 dont les commandes agissaient par l’intermédiaire de câbles, rendant ant le pilotage beaucoup plus physique, un peu dur à 150 noeuds (280 km/h), même très dur à 300 noeuds, les pilotes s’habituaient aux servocommandes du “Vautour”, plus agréables, mais qui transmettaient des sensations toujours identiques.
La sortie régulière des appareils de l’usine de Saint-Nazaire permit d’affecter à l’ECTT 1/30 Loire les premiers V2N dès septembre-octobre, des appareils qui restaient néanmoins indisponibles en attente de leur visite d’arrivée. Au mois de novembre, 12 équipages du Loire débutèrent leur transformation sur “Vautour” au sein de l’Escadron Lorraine, avec un lâcher et une progression sur monoplace V2A, puis des vols en équipage sur V2N. Les équipages non encore lâchés continuaient à s’entretenir sur “Meteor”.
La disponibilité initi tiale des V2N n’étant p pas très bonne du fait du mauvais ravitaillement en rechanges, l’opération “Vaulor” ne débuta que le e 1er janvier 1958 avec le les dix appareils livrés au 3/ 30… alors qu’il se murmurait que des équipa pages israéliens étaient en form formation sur la base. Cette opération accélérée visait à parfaire la mise au point des avions et de leurs équipements, étudier leur vieillissement et déterminer les lots de rechange et, surtout, compléter la documentation technique et tactique, durant laquelle trois appareils furent conduits le plus rapidement possible à 600 heures de fonctionnement. Trois autres V2N participèrent à une précampagne de tir à Cazaux qui se solda par un échec complet de l’utilisation des canons de 30 mm qui entraînaient non seulement des bris de radôme, mais aussi des décrochages réac-
teurs lors des tirs. Victime de l’éclatement de son radôme lors d’un tir air-sol, le capitaine Pierre Denoyel se souvient : “C’est à la suite de ces tirs et ceux effectués par le CEV que des rascasses ont été posées en série sur les bouches à feu des canons des V2N nous faisant perdre un point de Mach en altitude, les V2A par ailleurs n’étant pas concernés par cette mesure.”
Entraînement à la chasse tout temps
Durant le mois de juin, le Lorraine effectua un premier déploiement. Mis en place à Reims pendant une semaine, six V2N, 14 équipages et 64 mécaniciens participèrent à l’exercice de défense aé- rienne Good Play à l’issue duquel 13 sorties chasse tout temps furent enregistrées, se soldant par 16 présentations et sept victoires.
Le Lorraine bénéficia ensuite d’une meilleure disponibilité avion et radar pour s’entraîner à la chasse tout temps en interception dirigée avec l’aide d’un contrôleur d’opérations aériennes, le rôle respectif de ce dernier et de l’équipage ne pouvant être dissociés. Les méthodes et procédures d’interception employées sur “Meteor” n’étaient plus valables pour le V2N de par sa plus grande vitesse et de l’ouverture plus réduite du radar de bord – 60° de part et d’autre de l’axe de l’avion –, dont les équipages découvraient progressivement les qualités, mais aussi une maintenance plus que délicate. En recherche automatique, l’hostile devait se trouver entre les 10 heures et 2 heures du “Vautour” pour être détecté, la présentation préconisée étant du type 90° croisement avant.
Bernard Faure, sergent pilote qui faisait équipe avec Jean-Pierre Bernard, se remémore le déroulement des interceptions : “Le contrôleur nous indiquait le cap, l’altitude relative et la vitesse Mach de l’hostile. La détection et le début de la manoeuvre étaient à la charge de mon navigateur qui, dès le contact obtenu, me passait les ordres conduisant à un croisement avant à une distance convenable. En cas de croisement trop près, nous devions virer vers la cible ; trop loin, virer dans le sens de son déplacement. Si la poursuite au-
tomatique n’avait pu être accrochée avant la distance de début du virage relatif, mon navigateur devait me faire effectuer ce virage en me prescrivant une augmentation ou une diminution de la cadence de virage suivant les besoins. Mon navigateurradariste réglait la cadence du virage jusqu’au moment où je pouvais prendre la poursuite à mon compte sur mon écran à une distance de 2 500 m. Je disposais alors de toutes les données permettant le tir : point futur, distance, vitesse de rapprochement. Pendant le tir, Jean-Pierre, en harmonie parfaite avec mon pilotage, continuait à m’indiquer les distances, puis me donnait l’ordre de dégagement. À haute altitude – audessus de 35 000 pieds [10 670 m] – la supériorité d’altitude était impérative afin de pouvoir conserver ou gagner du Mach dans les évolutions par un léger piqué de 2000 à 5 000 pieds [610 à 1 525 m]. À moyenne altitude, nous pouvions nous présenter indifféremment à une altitude inférieure ou supérieure, sauf dans le cas d’un hostile croisant à Mach 0,87 où la supériorité d’altitude devenait alors vraiment indispensable. À très basse altitude, en dessous de 3 000 pieds [915 m], il était nécessaire d’être audessus de l’hostile pour des raisons de sécurité.”
Finis les grands numéros de série à l’avant du fuselage ; les premières marques d’appartenance à la 30e ECTT apparaissaient progressivement sur les “Vautour” du Lorraine s’inscrivant dans la tranche F-UGGA puis, pour bien les différencier des V2N à plan horizontal classique du début, dans la tranche F-UGFA pour ceux à gouvernes de type monobloc qui allaient rapidement constituer le parc homogène du 3/30, c’est-à-dire à partir de l’avion n° 346.
Des V2N pour le Loire
De son côté, l’ECTT 1/30 Loire, dont les premiers équipages commençaient leur instruction en vol sur les trois V2A qui leur avaient été affectés puis sur des V2N du Lorraine, perçut ses premiers V2N en décembre 1957, immatriculés dans la tranche F-UIOA. Tout comme pour le Lorraine, la mise en action du Loire fut laborieuse avec une disponibilité très faible ralentissant la progression des équipages. L’affectation de nouveaux appareils permit néanmoins au Loire de participer à Good Play en juin 1958, avec sept V2N et 11 équipages.
L’escadre de Tours maintenant mieux ravitaillée en rechanges, l’entraînement opérationnel jour et nuit devenait plus régulier. En avril 1959, six V2N du Loi re stationnèrent sur la base anglaise de Odiham, repaire des Gloster “Javelin” FAW. 2 du Squadron 46. Deux appareils de chasse tout temps, de même catégorie que le Yak-25 “Flashlight” soviétique, purent alors fraternellement s’affronter durant cet échange d’unité.
“Première surprise pour nos amis britanniques, se souvient un ancien personnel navigant du 1/30, le largage des parachutes freins de nos avions à l’atterrissage, spectacle assez insolite pour eux ! Lors des sorties entraînement, il est sûr que les “Javelin” arrivaient à 40 000 pieds [12 190 m] plus vite que nous, mais lorsque nous poussions à 45 000 pieds [13 710 m], notre altitude normale de travail, ils ne pouvaient pas vraiment suivre. En fait, le soir autour d’une bière, ils admettaient être un peu soufflés par nos “perfos”… et nous gentiment
de concéder que leur “Javelin” était toutefois un petit peu plus maniable, et encore…”
En mars et avril 1960, première grande sortie pour les “Vautour” du Lorraine avec un raid à six avions sur Tananarive – mission Safari – dont un mécanicien de piste relate le déroulement : “L’appareil muni de ses deux réservoirs de soute et des ballonnets sous voilure, cela représentait 19,6 t au décollage dont 7,8 t de carburant et autorisait une étape de 1 250 nautiques [2 315 km]. Notre seul problème, p identique q à celui que connaissaient les SMB. 2 [“Super
Mystère” B2], était le handicap hand des bouteilles de démarrage à air. air Il en fallait trois pour assurer assure la mise en route d’un avion, une p par réacteur et une par mesure de sécurité. S’agissant des escales sur des bases non équipées de ce système de démarrage à air, un “Noratlas” parti avant les chasseurs nous attendait à la première étape avec compresseurs et bouteilles, puis il récupérerait ces matériels. Un second “Noratlas” était déjà prépositionné à l’étape suivante pour assurer la continuité de vol des V2N. Et ainsi de suite… Déchargements et chargements des matériels sous les différents climats des cinq étapes, brièveté des repos, 80 heures de vol dans la soute non climatisée des “Noratlas” sur des régions mal pavées : mission assez dure mais menée à bien avec ardeur”.
Autour d’une bière, les Britanniques admettaient être un peu soufflés par nos “perfos”
Le Neu-Neu sur “Vautour”
Jusqu’alors sur SNCASE “Mistral” à Oran, l’EC 2/6 Normandie- Niémen débuta sa transformation sur “Vautour” en juillet 1960 au sein de l’ECTT 3/30. Le 28 octobre, l’EC 2/6 fut transformé en ECTT 2/6 déjà fort de 12 V2N. Le Neu- Neu prit alors en charge la défense aérienne tout temps sur l’Afrique du Nord tout en assurant quelques missions d’assaut radar sur la frontière avec le Maroc et sur les “zones interdites”. Dans la nuit du 20 au 21 décembre 1961, un “Vautour” du 2/6 intercepta un DC- 4 libanais transportant 5 t d’armes destinées au FLN à Oujda. “Sur renseignement des services spéciaux, trois appareils de l’escadron étaient en alerte à La Sénia, se souvient le sergent-chef René Lussagnet, pilote de l’alerte à 15 minutes. Le contrôle nous met au cap nord- est sur la mer. Nous sommes en recherche à 15 000 pieds [4 570 m]. À environ 150 nautiques [4,5 km] d’Oran, le contrôle nous transfère aux ordres de l’escorteur Le Normand qui a le contact radar et dirige l’interception. La procédure des marins est excellente et mon navigateur obtient un contact radar à 12 nautiques [22 km] mais plus bas. Je réduis à fond, aérofreins sortis. J’ai la reproduction du signal sur mon écran. À 10 000 pieds [3 050 m] nous remontons plein arrière, j’obtiens le visuel sur les feux de position fixes de l’hostile mais la vitesse de rapprochement sur cet avion lent est excessive. Train et volets sortis nous approchons à 175 noeuds [325 km/h]. J’abandonne l’écran radar et prépare à vue, en pleine nuit noire, la mise en formation serrée. Les phares du train sont inutiles, je rentre les diabolos et conserve les volets. Nous voilà à 160 noeuds [295 km/h] pour tenir la formation sur ce qui se révèle être un DC- 4 libanais. Mon navigateur ne peut lire l’immatriculation sur la dérive et me demande de serrer plus près, beaucoup plus près. Je commence à mouiller ma chemise. À l’aide de sa lampe poche mon “nav” identifie l’appareil et nous transmettons le renseignement. Nous débutons la procédure d’arrai sonnement internationale mais le DC- 4 nous ignore complètement et commence à évoluer en virage vers l’Espagne. Je demande l’autorisation d’effectuer un tir de semonce. Ma demande passe d’Oran à Alger… Nous sommes maintenant à 4 500 pieds [1 370 m]. Enfin, on me donne le OK. Première rafale, le Libanais incline à gauche en voyant les lueurs des départs. Moi, je me fais peur en visualisant droit devant un feu d’artifice. De nuit, je n’avais jamais tiré de munitions bonnes de guerre dont les obus s’autodétruisent à 2 500 m. À la 11e rafale, le contrôle d’Oran me signale que le pilote de l’avion- cargo n’en peut plus. Il ne sait plus où est Oran et nous passons devant lui afin qu’il nous suive. Nous croisons à 160 noeuds depuis un long moment et le niveau carburant devient une préoccupation sérieuse. Mon “nav” me dit ne plus voir les feux du DC- 4 derrière nous. Il est en train de se défiler par la droite. Nous nous replaçons devant lui en lui offrant un grand coup de turbulence dans le souffle des réacteurs. Je demande au contrôle d’Oran qu’il allume ses phares, le prévenant que son prochain écart entraînera un coup au but – sachant que je n’y suis pas autorisé… Les V2N de l’alerte à 30 minutes nous rejoignent et prennent le relais en vue de la base. Ouf ! Car je su suis vraiment “short p petrol” maintenant . Après 2 h 20 min de vol nous atterrissons avec 200 kg de carburant, chiffre h à partir duquel le les jaugeurs ne sont plus fia fiables.” Les missions de reconnaissance armée sur le barrage algéro-marocain se poursuivirent et, en juin 1961, on enregistra des tirs de nuit sur des positions rebelles en coopération avec des “Neptune” de l’Aéronautique navale qui larguèrent des lucioles, engins éclairants illuminant le terrain.
Quit tant Oran- La Sénia pour la base aérienne d’Orange, l’ECTT 2/6 changea de numérota-
tion le 1er mars 1962 pour prendre celle d’ECTT 2/30 et contribuer à la défense aérienne du Sud de la métropole tout en revenant assurer des détachements opérationnels à Boufarik, Alger et Télergma. Ce nouveau stationnement permit au Neu- Neu, désormais intégré au sein de la 30e ECTT de Reims, de parfaire l’entraînement de ses équipages lors d’engagements réguliers avec les chasseurs embarqués de la 6th Fleet de l’US Navy dont les Douglas EB- 66 de contre-mesures électroniques causèrent pas mal de tracas aux radaristes des V2N. Après la dissolution du Loire en mars 1965, la dotation du Neu-Neu passa à 16 avions en ligne.
Reims et Creil
Le transfert programmé de l’école de chasse de Meknès sur la base de Tours allait entraîner le redéploiement sur Reims de la 30e ECTT. Si le 3/30 Lorraine fut bien dirigé sur la base champenoise fin février 1961, le 1/30 Loire quant à lui était déjà installé à Creil depuis le début du mois, intégré à la 10e demibrigade. En octobre, la 10e EC, opérant sur “Super-Mystère” B.2, fut transformée en 10e Escadre de chasse mixte à trois escadrons comprenant les EC 1/10 Valois et 2/10 Seine sur le chasseur monoplace et l’ECTT 1/30 Loire sur le biplace de chasse tout temps, ces trois escadrons assurant la couverture aérienne du Nord de la France. À l’instar du Lorraine, le Loire entretenait un détachement en principe permanent de deux V2N en Algérie. Au mois d’octobre 1962, le journal de marche du Loire faisait grand cas du déplacement de 12 V2N sur le terrain de Beauchevain pour un échange avec la 349e Escadrille de la force aérienne belge équipée d’Avro “Canada” CF-100 Mk 5, les Belges venant à leur tour se poser à Creil. En janvier 1963, lors d’une campagne de tir du 1/30 à Cazaux, le 2/30 fut mis à contribution pour remorquer des cibles “Javelot”. “Ces cibles remorquées posaient parfois quelques problèmes, se souvient l’un participant. Le “Javelot” était utilisé de jour et quelques pilotes étaient entraînés au pick-up, le ramassage de la cible posée au sol. Cela demandait pas mal de concentration car le passage se faisait plein volets à 150 noeuds [280 km/h] et à trois ou quatre mètres du sol. Quasiment au pied des poteaux se tenait une aide qui, par radio, nous confirmait l’accrochage du câble tendu sous la potence. Il nous fallait alors mettre plein pot sur les deux réacteurs et cabrer. Le câble, délové devant la potence, nous suivait très docilement entraînant le “Javelot”. Un fin moment de pilotage !”
À Creil, les V2N du 1/30 Loire étaient les gardiens du ciel par tout temps pouvant intervenir jusqu’à 300 nautiques (555 km) du terrain d’envol, à des altitudes allant jusqu’à 45 000 pieds (13 715 m) et sur des hostiles animés d’une vitesse variant de 150 noeuds (280 km/h) au sol à Mach 0,85 en altitude. Des engins air-air Matra R. 511 d’exercice faisaient l’objet d’une expérimentation au 1/30 dont la moitié des 12 V2N étaient toujours équipés du radar Drac (dispositif radar aéroporté de conduite de tir) 25A d’une portée de 10 à 15 nautiques (18,5 à 27,8 km), l’autre de Drac 32A qui portaient de 18 à 20 nautiques (33,3 à 37 km). L’autre atout majeur du V2N se situait dans le domaine de l’assaut.
Le V2N en assaut
De par ses possibilités en navigation supérieures à celles des chasseurs tactiques en service dans l’armée de l’Air – offertes par la navigation radar dans les nuages –, le V2N et son armement pouvaient fournir un appoint sérieux lors d’attaques aux canons et/ou aux roquettes sur certains objectifs.
Michel Sudre, pilote au Loire, en témoigne : “Par exemple, au départ de Colmar, l’appareil armé de ses quatre canons de 30 mm à 100 coups par arme et du lance-roquettes de soute avant délivrant 112 munitions Sneb [Société nouvelle des établissements Edgar Brandt] de 68 mm, sans charges extérieures et à une altitude de 40 000 pieds [12 190 m], pouvait intervenir au- delà de la frontière de la Tchécoslovaquie. À 20 000 pieds, c’était une mission d’appui vers Nuremberg qui pouvait être envisagée et, à 1 000 pieds, on était capable d’atteindre Francfort. Projeté sur le théâtre d’opération du bassin méditerranéen, un V2N décollant de Tébessa [en Algérie] avec ballonnets et navigant à 40 000 pieds était capable de traiter un objectif situé dans les premières eaux du golfe de Sidra vers Misurata, à l’est de Tripoli. À 1 000 pieds, il frôlait la frontière libyenne, sans toutefois pouvoir atteindre la Sicile.”
Alors que le premier escadron de “Mirage” IVA était en voie de création à Mont- de- Marsan au début de 1964, la mise sur pied des unités suivantes exigeait des réductions d’effectifs au sein des formations navigantes de l’armée de l’Air. C’est ainsi que l’ECTT 1/30 Loire fut dissous le 31 mars 1965, renaissant peu après sous une tout autre forme dans le Pacifique.
En juin 1966, l’ECTT 2/ 30 Normandie- Niémen quit tait Orange pour s’établir à Reims où il rejoignit le 3/30 Lorraine et l’étatmajor de l’escadre. Dès juillet, les V2N et les mécaniciens des deux escadrons furent regroupés pour améliorer la disponibilité des avions et une mise à disposition équitable aux équipages du Neu- Neu et du Lorraine.
En 1967, des raids furent lancés vers Abidjan et Djibouti et des tirs d’engins R.511 sur cibles CT 20 volant à 30 000 pieds (9 140 m) et Mach 0,72 furent également effectués. En mars 1968, le “Vautour” bien manié par des équipages aguerris se fit remarquer durant l’exercice Fair Game (1) avec 74 chasseurs adverses “tirés” contre la “perte” de deux appareils du Neu-Neu.
En juillet 1972, la base de Reims fut témoin de l’atterrissage d’un “Mirage” F1 venant faire faire des essais d’ILS [Instrument Landing System - système d’atterrissage aux instruments]. Il s’agissait d’un premier signe pour les équipages de “Vautour”, en particulier pour les navigateurs. L’ère pour la chasse tout temps du binôme pilote navigateur-radariste se terminait, la vie en équipage également. Le F1C, un monoplace de chasse tout temps de seconde génération allait bientôt prendre la relève au sein du Normandie-Niémen et du Lorraine, escadrons déclarés opérationnels en janvier et juillet 1974.
Mis en service en juin 1957 à Tours, le “Vautour” 2N mit un terme à sa carrière en décembre 1973 en escortant le premier “Mirage” F1C de la “30” venant se poser à Reims.
(1) Exercice qui se déroule entre l’Armée de l’air et la Marine nationale contre la 6e Flotte de l’US Navy navigant en Méditerranée.