Aux origines du réarmement français
1935-1937
Deuxième partie. Beaucoup d’ambitions se confrontent à beaucoup de confusion dans la politique aéronautique de la France.
Au printemps 1935, le général Denain, inquiet des renseignements fournis par le très efficace 2e Bureau Air sur les progrès du réarmement allemand, proposa d’avancer au 31 octobre 1936 la réalisation de la totalité du plan I et de porter à 1 500 avions les commandes de première ligne. Jugé trop coûteuse en un délai aussi court, la suggestion fut rejetée et le plan I remodelé. De 1010, il passa à 1 023 avions de première ligne et à 342 en volant de fonctionnement, soit 1 365 ainsi répartis : chasse, 474 (355 de première ligne) ; bombardement, 480 (360) ; renseignement, 411 (308). La proposition du ministre de l’Air traduisait une impressionnante méconnaissance de nos capacités de production. Au 1er janvier 1936, date théorique d’achèvement de la première tranche du plan I, sur les 580 appareils attendus, 500 seulement avaient été réceptionnés
auxquels s’ajoutaient, hors plan, 70 avions de guerre totalement périmés (Nieuport 622/629, Lioré et Olivier 206, Blériot 127) et 200 avions d’instruction (Hanriot 433/436 et Morane-Saulnier 315/230), reliquats des budgets courants.
Carences industrielles
L’industrie s’avérait incapable de produire en temps voulu les avions indispensables au remplacement des appareils les plus anciens. Cela tenait tout autant à la vétusté de l’outil de production qu’à sa pathétique organisation. Les regroupements, demandés par les différents ministères depuis 1928, s’étaient soldés par la création de deux consortiums industriels proches des milieux financiers : la Société générale aéronautique (SGA) et le Groupement aéronautique industriel (GAI). Ces deux puissants cartels réunissaient l’ensemble des “avionneurs historiques” et les survivants de la politique des prototypes. À en croire le député Jacques Grésa, directeur de cabinet en 1945 du ministre Charles Tillon, “leurs adhérents fonctionnaient en régie, se répartissant les marchés, ce qui avait pour effets pervers d’augmenter les délais et les dépenses, rendant plus opaques encore les prix de revient sur lesquels le ministère n’avait aucun contrôle”. Or, selon la méthode qui présidait à l’établissement des marchés, c’est sur ces prix de revient, majorés de 10 %, qu’avionneurs et motoristes tiraient leurs bénéfices.
À la décharge des industriels, il est vrai que le climat politique, la conjoncture économique et le rythme erratique des marchés n’encourageaient pas des investissements qui risquaient de ne pas être amortis si tous les engagements – lettres de commandes et avenants – n’étaient pas régularisés. Pourtant, les services du ministère, plus soucieux d’affecter les budgets que d’en contrôler l’usage, ne rechignaient pas à la dépense. De 7 % en 1931, le taux annuel des crédits non consommés avait chuté, à partir de 1934, à moins de 2 % sans que le rythme des livraisons s’en trouve amélioré. Ainsi, alors que les puissances voisines comme l’Angleterre, l’Allemagne ou l’Italie sortaient mensuellement 200 à 300 cellules et 600 à 700 moteurs, la France ne fabriquait guère qu’une moyenne de 40 à 50 cellules et environ 200 moteurs. Le retard technique restait, en amont, le problème essentiel à résoudre. En marge du plan I, l’étude et le développement de nouveaux avions furent lancés par le biais de grands p r o g r amme s (chasseurs, bombardiers et multiplaces de défense) émis entre 1934 et 1935. Mais, à la différence de leurs prédécesseurs, aucun ne bénéficierait à présent des subsides de l’État. Ayant renoncé à la “politique des prototypes”, jugée trop dispendieuse, le ministère avait supprimé les avances garanties et instauré un système de primes incitatives quand les perfor- mances de l’avion excédaient celles demandées par sa fiche-programme. Le nombre de prototypes dans chaque catégorie étant illimité et la somme des primes strictement déterminée, la part de chaque constructeur était d’autant plus réduite que le nombre des concurrents était élevé. Les primes convoitées pouvant ne pas couvrir les frais de développement, les avionneurs trouvèrent la parade. Plutôt que de financer sur fonds propres de nouvelles études, beaucoup prélevèrent leurs prototypes sur des modèles de série modifiés pour répondre aux exigences de l’État client. Si le prototype n’était pas retenu, le manque à gagner pouvait être facilement compensé par une augmentation des prix de revient sur la production. Ainsi, constatait le sénateur André Maroselli, “l’industrie aéronautique fonctionnait avec des frais généraux hors de proportion avec ses dépenses de salaires et de matières premières”. L’économie recherchée par l’État était nulle, les progrès insuffisants ou illusoires.
Un plan quinquennal de transition
24 janvier 1936, la chute du gouvernement de Pierre Laval porta aux affaires un cabinet de transition présidé par Albert Sarrault. Un nouveau et très provisoire ministre de l’Air, Marcel Déat, succéda au gén. Denain dans les locaux flambant neufs du boulevard Victor. La situation internationale s’était encore dégradée avec la réoccupation de la Rhénanie par l’Alle-
Les puissances voisines sortaient 300 cellules par mois, la France 50
magne et l’intervention italienne en Éthiopie. L’état-major français prit conscience de l’obsolescence de ses avions de première ligne et du retard technique dont ne tarderaient pas à souffrir les appareils du plan I. L’inquiétude justifiée des aviateurs poussa Marcel Déat à présenter un nouveau plan quinquennal qui s’ajoutait au plan I. Adopté le 25 août 1936 par le Parlement, il visait à renouveler, d’ici à 1941, l’équipement de la quasi-totalité des formations de métropole. La priorité était donnée aux monomoteurs de chasse et aux bombardiers moyens porteurs avec une nouvelle génération d’appareils plus performants, puissamment armés et dotés d’équipements modernes (trains rentrants et cabines fermées). Ces avions provenaient en majorité des modèles sélectionnés dans les différents programmes lancés par Denain en 1934. Y figuraient ainsi le MS 405, dont le prototype avait volé le 8 août 1935, et les bombardiers MB.210 et l’Amiot 144, version sans avenir du 143. Avec une première enveloppe de 550 millions de francs, il était prévu le lancement en série dès 1937 de 96 chasseurs monomoteurs (C1) et de 52 bimoteurs modernes “à tout faire” Potez 63 à répartir au profit de la chasse de jour (C2), de nuit (Cn2) et d’un fumeux concept d’avions de commandement (C3).
Le plan I n’était pas pour autant abandonné. Après le rajout tardif de 44 Bloch MB.131, de 10 Potez 650 de transport et de six Farman 222 de bombardement, son total atteignait maintenant 1 423 appareils. Bien que le solde des lettres de commandes eût été régularisé, il restait encore 600 avions du plan I à livrer avant l’échéance fixée à la mi-1937 (voir tableau ci- dessous). L’industrie se retrouvait donc au printemps 1936 avec deux plans sur les bras : un premier moribond saupoudré de quelques appareils plus récents ; un second, plus conséquent mais dont les avions étaient encore en essais.
Les choses en étaient là lorsque le 6 juin 1936 le Front populaire gagna les élections législatives, portant Léon Blum au pouvoir, Édouard Daladier au portefeuille d’un nouveau ministère de la
Défense nationale et Pierre Cot au ministère de l’Air qu’il avait quitté deux ans plus tôt.
Décriées mais vitales : les nationalisations
La situation n’était guère brillante : usines en grèves et occupées, 10 000 ouvriers licenciés ou en cours de licenciement et seulement 75 millions de francs en caisse pour le restant de l’année. En conséquence de quoi, le Parlement vota à une large majorité la loi du 11 août 1936 auto- risant l’expropriation totale ou partielle et la nationalisation de tout établissement produisant du matériel de guerre. Désormais gestionnaire et donneur d’ordres, l’État entendait restructurer l’appareil productif, le rénover et acquérir enfin la maîtrise des coûts qui lui avait toujours échappé. Sans entrer dans le détail des expropriations, récemment étudiées dans ces pages (voir Le Fana de l’Aviation n° 571), rappelons que les nationalisations aboutirent à la création de six sociétés nationales de constructions aéronautiques (SNCA) et d’une Société nationale de construction de moteurs (SNCM) regroupant 80 % de l’ensemble des usines de cellules (23 établissements) et 10 % de celles des moteurs (usine Lorraine d’Argenteuil). Une enveloppe de 270 millions de francs fut consacrée au rachat des usines dont la valeur des outillages n’était toutefois estimée qu’à 70 millions de francs. Dans cette opération, les industriels les plus prévoyants, autrement dit ceux qui avaient au préalable acquis à peu de frais des sociétés bancales, firent de gros bénéfices en incluant leurs actifs dans le panier des nationalisés. À elle seule, l’“association” Potez-Bloch encaissa 61 % du total des indemnités d’expropriation ! Les nationales étrennèrent quant à elles leur nouveau statut avec un modeste capital de 100 000 francs. L’État injecta 170 millions de francs dans la modernisation de leurs outillages. De nouvelles usines furent construites à Nantes-Bouguenais (SNCAO) et à Châteauroux-Déols (SNCASO) dont les rendements, en dépit d’une pénurie de main-d’oeuvre spécialisée, seraient sans commune mesure avec la plupart des établissements privés. Ce redéploiement industriel, couplé à une politique d’embauche et de formation, permit d’accroître de
20 % les surfaces de production et, à la mi-1938, d’augmenter de 35 000 à 88 000 le personnel ouvrier qui n’avait cessé de diminuer.
Le choix d’une économie mixte
Mais il restait encore des avionneurs privés : Breguet à Villacoublay, SECM Amiot à Colombes, Silat ( Latécoère) à Toulouse-Montaudran, Caudron- Renault à Boulogne-Billancourt, Gourdou-Leseurre à Saint-Maur, Morane- Saulnier à Puteaux et Levasseur à Paris. Faute de temps et de moyens financiers, les principaux motoristes (Hispano-Suiza et Gnome et Rhône) et l’ensemble du secteur des équipementiers étaient exclus des nationalisations. L’État ne prenait que 66 % des actions des nationalisés. Non seulement les anciens dirigeants conservaient leurs bureaux d’études et une certaine capacité de production, mais également la propriété de leurs contrats commerciaux et des redevances sur les fabrications. Par convention, le ministère leur accordait un pourcentage de 8 % sur chaque exemplaire de série de leurs prototypes. Plutôt que d’éloigner du pouvoir ces puissants industriels, Pierre Cot jugea préférable de leur confier, en qualité d’administrateurs, les rênes des différentes sociétés nationales avec, cerise sur le gâteau, traitements affai-
rant au titre ! Seuls garde-fous, deux représentants de l’État – dont un du puissant ministère des Finances – furent placés au sein des conseils d’administration. Pour le reste, le gouvernement prenait à sa charge les problèmes sociaux et le fardeau des fabrications. Ainsi, comme le fit pertinemment remarquer Marcel Déat, “les mêmes hommes qu’il s’agissait d’éliminer au profit de la collectivité furent donc fournisseurs de prototypes et dirigèrent la fabrication des séries. Ils n’y perdaient guère que leurs risques”.
Entouré d’une solide équipe avec le colonel Henri Jauneaud au cabinet des affaires militaires et Jean Moulin aux affaires civiles, Pierre Cot s’attaqua à l’ensemble des prérogatives de son ministère. Avec Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, il créa une Aviation populaire ou “Préliminaire” censée former en aéro-clubs de jeunes pilotes boursiers pour constituer une réserve de navigants militaires. L’effort entrepris depuis 1934 en faveur de l’aviation commerciale fut poursuivi et amplifié. Malgré les besoins militaires, 34 % des livraisons furent réservées à l’aviation civile. Les sections d’Aviation populaire (SAP) engrangèrent en deux ans la commande de 260 avions légers. La flotte d’Air France fut rénovée pour contrer l’arrivée en Europe des plus récentes productions américaines. L’opposition eut beau jeu de dénoncer une politique qui faisait la part trop belle à l’aviation civile, vidait les caisses et dispersait les énergies. Pour la première fois en 1937, les crédits de matériels neufs du ministère de l’Air (2,7 milliards de francs) dépassaient ainsi ceux de la Marine (2,4 milliards) tout en restant bien inférieurs à ceux de la Guerre (3,5 milliards). Mais ces chiffres cachent une autre réalité : bien qu’il ait doublé en l’espace de deux ans, le budget Air français dans sa globalité (4,2 milliards de francs) restait dangereusement insuffisant et bien en retrait de celui comparable du Royaume-Uni (11,5 milliards de francs).
La bataille doctrinale est relancée
Le 29 juillet 1936, Pierre Cot vint exposer devant le Comité permanent de la Défense nationale (CPDN) sa conception du rôle de l’armée de l’Air. Renvoyant dos à dos les tenants du tout aérien et les partisans d’une aviation assujettie à l’armée de Terre, la nouvelle ligne se voulait doctrinale. Elle favorisait une force de riposte centrée sur une armée de l’Air offensive, puissamment dotée de bombardiers à longs et moyens rayons d’action. Dans le cadre d’un programme global de renforcement du potentiel militaire français, un nouveau plan d’équipement fut présenté par le ministère de l’Air. Baptisé plan II ou “plan des 1500”, il prévoyait d’accroître de 50 % les effectifs en ligne pour aboutir, fin 1939, à 1 500 avions dont 800 bombardiers pour un peu moins de 400 chasseurs. La priorité ainsi donnée au bombardement eut pour effet de raviver le conflit doctrinal qui couvait depuis 1934 avec l’armée de Terre. À l’inverse des aviateurs, celle- ci réclamait une aviation de chasse puissante apte à protéger “son” aviation de renseignement et à s’opposer aux raids aériens adverses. La réaction fut d’autant plus vive que le fragile équilibre qui instaurait une force aérienne réservée et des forces aériennes de coopération parut menacé par l’annonce en septembre 1936 d’une grande restructuration. Afin de faciliter le passage de l’organisation du temps de paix à celle du temps de guerre, le ministère de l’Air adopta le principe d’une séparation de ses unités combattantes en deux grands corps aériens : un léger, regroupant l’essentiel de l’aviation de chasse près des frontières, et un lourd, transférant dans l’Ouest et le Sud-Ouest les escadres de bombardement qui reprenaient à leur compte les missions de grandes reconnaissances au profit du quartier général des armées. En marge de ces unités Air autonomes, l’armée de Terre se voyait
Malgré les besoins militaires, 34 % des livraisons furent réservées au civil
promettre la création de groupes aériens régionaux de coopération (GAR-AT) placés, pour emploi, sous son autorité. “L’armée de l’Air ne peut faire plus”, proclama Pierre Cot qui proposa “la création d’une aviation d’artillerie dont les avions seraient payés par la Guerre et les pilotes fournis par l’Air”. L’offre fut rejetée. Au-delà des antagonismes motivés par des considérations budgétaires et de jalouses prérogatives de commandements, deux stratégies s’affrontaient : celles offensive des aviateurs, perçue comme un gage d’indépendance ; celle des “terrestres” tournée vers la défensive à l’abri d’une ligne Maginot imprenable. Dans cette querelle d’idées chacun portait sa part de responsabilités et en oubliait le principal enseignement du conflit espagnol : l’importance primordiale d’un appui aérien direct et coordonné.
À la recherche d’un improbable compromis, le ministère de l’Air soumit deux nouveaux projets en complément du plan II. Le premier envisageait le regroupement sous son autorité des moyens lourds de la Défense aérienne du territoire ( DAT) et leur modernisation. Cette proposition constituait l’essentiel d’un plan III auquel s’ajouta l’avant-projet d’un plan IV visant à quasiment doubler la capacité du plan II avec 1 550 bombardiers et 234 nouveaux chasseurs. Ces deux plans, concoctés par les services du chef d’état-major de l’armée de l’Air, le gén. Philippe Féquant, n’avaient pas convaincu Pierre Cot qui estimait que “1 500 nouveaux avions, s’ajoutant à ceux encore en production, était le maximum qu’on puisse demander à notre industrie”. Le CPDN les rejeta. Non seulement en raison de leur coût (13 milliards de francs), mais aussi parce que le chiffre de 1 500 avions semblait correspondre aux besoins des aviateurs dans l’idée qu’on se faisait en 1937 d’un conflit additionnant nos forces à celles du Royaume-Uni, de la Tchécoslovaquie et de l’Union soviétique. Conséquence néfaste de ce refus, la DCA perdait l’occasion de se doter de l’excellent canon antiaérien de 90 mm, comparable au célèbre 88 mm allemand ! Ces atermoiements affaiblissaient un peu plus la position de l’armée de l’Air au sein de laquelle des dissensions se dessinaient suite à l’abandon du plan IV et à l’attitude équivoque du ministre de l’Air. Sous la pression de l’état-major de la Guerre, Pierre Cot voulut désamorcer la crise en recadrant l’armée de l’Air dans l’optique “intégrale de la bataille générale (…) devant fournir à l’armée de Terre les formations aériennes dont elle aurait besoin”. Ce discours consensuel fut interprété comme un revirement, voire même comme une trahison.
Premières commandes du plan II
Adopté en octobre 1936, le plan II affiné fut porté à 1 554 avions en ligne dont 564 bombardiers (lourds et moyens), 120 triplaces de reconnaissance et seulement 378 chasseurs. Près de 420 avions et autogires furent attribués à l’aviation de coopération. À cela s’ajoutait un volant de réserve d’environ 1 300 appareils de toutes catégories. Bien qu’estimée à l’origine à 8 milliards de francs, la réalisation du plan II fut ramenée en décembre 1936 à la somme forfaitaire de 5 milliards sur quatre ans avec une première annuité de 1,2 milliard en 1937. Loin de supprimer les précédents, ce nouveau plan ne remettait pas en ques-