LE CANARD DU DELTA
Rafale : retour sur une formule aérodynamique gagnante. L’association canard et aile delta offre un compromis des plus intéressants.
Par son allure, le Rafale est apparu comme une grande nouveauté. Si cela avait été tout à fait le cas, cela aurait signifié qu'avant de disparaître en 1986, Marcel Dassault aurait fait une bien étonnante révolution, lui qui, depuis 1948, développait pas à pas une même formule d'avion de combat avec autant de prudence que de soin. Nous aurions bien des raisons à ne pas croire à un tel bouleversement. En réalité, le Rafale est en parfaite continuité avec les avions de combat Dassault, alliant formules éprouvées et audace technique.
265 esquisses furent analysées par le bureau d'étude entre 1978 et 1983 avant que l'architecture générale de l'ACX (avion de combat du futur) soit figée. Presque toutes présentaient une voilure en delta assistée par un empennage canard. Comme on sait, les canards, oies et cygnes ne ressemblent qu'à eux-mêmes lorsqu'ils volent avec les ailes loin derrière un long cou, comme aurait dit M. de La Fontaine. Le plan canard est à l'origine, en 1912, un empennage positionné à l'extrémité du « bec », une formule inaugurée ( sans le savoir) par les frères Wright en 1902 !
Les imperfections de l'aile en flèche
Marcel Dassault l'a souvent répété : s'il avait arrêté son choix sur l'aile en delta en 1952 – sans être le seul, loin de là –, c'est parce qu'elle offrait sur l'aile en flèche de précieux avantages dont celui de la légèreté. Sans entrer le moins du monde dans les détails, rappelons que, quand un mobile atteint la vitesse du son, il génère devant lui une onde de choc. Ceci fut établi en 1871, peu après la guerre franco-prussienne, et mis en évidence en 1887 par Ernst Mach grâce à la strioscopie. Depuis l'avant du mobile, cette onde forme un cône. Epaisse de quelques microns, elle est créée par le changement d'état de l'écoulement de l'air qui, de supersonique, redevient subsonique avec (donc et entre autres) une sensible augmentation de pression (transformée en boum par nos tympans). De manière différente, l'Allemand Adolf Busemann, peu avant 1935, puis le Russe Vladimir V. Strouminsky, et enfin, l'Américain Robert Thomas Jones en 1945, étudiant ce phénomène dit alors de la « compressibilité » (1), avaient défini l'aile en flèche et à faible épaisseur relative pour faciliter le vol supersonique. En schématisant, considérons qu'une voilure en flèche reste à l'intérieur du cône d'onde de choc, dans un écoulement subsonique ; plus la vitesse de l'avion est élevée, plus le cône est étroit, plus la flèche doit être accentuée, et plus ses inconvénients s'accumulent. Difficile à fabriquer, lourde, l'aile en forte flèche possède de fâcheuses caractéristiques à basse vitesse en décrochant à ses extrémités ce qui provoque un moment cabreur (autocabrage) et le décrochage de l'avion. Le tout est plus ou moins combattu par divers moyens plus ou moins lourds compliquant la fabrication. En outre, sur un bord de fuite en forte flèche, les volets d'atterrissage sont bien moins efficaces que sur un bord de fuite droit, apportant à l'amélioration des performances, à basse vitesse, un maigre progrès.
Les avantages de la voilure delta
La si importante épaisseur relative est l'épaisseur maximale de l'aile, exprimée en pourcentage de la longueur de la corde moyenne (distance du bord d'attaque au bord de fuite mesurée parallèlement à l'axe de l'avion). Sur une aile en delta présentant une très forte flèche, la corde étant très longue, une aile d'assez forte épaisseur possède une faible épaisseur relative (3% sur Concorde !) ; elle offre un volume utile important pour les roues et le carburant. Une charge alaire plus faible, favorable à la maniabilité, est plus facile à construire, ; elle est légère et plus robuste puisque son emplanture est (1) En vol lent (jusque vers 650 km/h,) l'air s'écoule autour d'un mobile comme s'il n'était pas compressible. Lorsque sa vitesse atteint la vitesse du son ou Mach 1, se produit l'onde de choc, comme si l'air devenait soudain compressible. La compressibilité est accompagnée notamment par une brutale augmentation de la traînée aérodynamique et un recul du centre de poussée sur la voilure.
(2) En 1928, l'aérodynamicien suisse Jakob Ackeret désigna « nombre de Mach », en hommage à Ernst Mach, le rapport entre la vitesse d'un mobile et la vitesse du son (laquelle varie selon la température et la densité du milieu). Mach 1 = vitesse du son. Mach 0,8 = 80 % de la vitesse du son. Mach 1,2 = 1,2 fois la vitesse du son.
longue. Grâce à la voilure en delta et malgré un moteur jugé trop peu puissant, le Mirage III A fut, en octobre 1958, le premier avion européen à dépasser Mach 2,2 (2), soit plus de deux fois la vitesse du son.
Les inconvénients de la voilure delta
Malheureusement, la voilure en delta a aussi un sérieux inconvénient. Sans se comporter aussi dangereusement à basse vitesse qu'une aile en forte flèche, elle ne permet pas le vol lent, parce qu'elle offre des capacités manoeuvrières réduites à forte inci- dence, quand l'avion est très cabré sur sa trajectoire. Elle impose donc, entre autres, une distance de décollage longue et une vitesse d'atterrissage élevée. Le Mirage III C, avec une voilure de III A améliorée, atterrissait à 180 noeuds (334 km/h) ; il avait en conséquence besoin de longues pistes. Or, dès les années 1950, rien qu'en France, de nombreux projets d'avions de combat supersoniques avaient comporté une voilure principale en delta, avec, sous l'avant du fuselage, une voilure secondaire, elle aussi en delta. Telle était l'architecture du Nord 1 500 Griffon qui atteignit M 2 quelques jours après le Mirage III. A partir de la fin de 1967, pour réduire les distances de décollage et d'atterrissage et améliorer la maniabilité des Mirage III S de la Troupe d'Aviation suisse, des « moustaches » rétractables de 0,59 m2 possédant bec et volet furent essayées par Dassault sous le nez d'un Mirage III R de série, surnommé Milan. En 1970, le prototype d'un futur Milan de série fut présenté aux Suisses qui, finalement, renoncèrent à acquérir un avion nouveau. A la même époque, les Suédois faisaient voler le Saab 37 Viggen, intercepteur supersonique conçu pour pouvoir atterrir et décoller en moins de 500 m avec une voilure principale
en delta couplée à un grand empennage canard fixe muni de gouvernes au bord de fuite.
En 1976, les Israéliens présentèrent le Kfir C2 (développement du Mirage 5) doté de petites surfaces triangulaires en arrière de l'habitacle. Il est difficile d'imaginer que la société Dassault resta en dehors de cette modification importante qui améliorait sensiblement les performances de l'avion. Les Mirage 2000 et 4000 firent l'actualité des années suivantes. Le premier, en vol à partir de 1978, possédait de petites surfaces rectangulaires fixes en arrière des entrées d'air, sur le second, en 1979, revinrent des plans en forte flèche, placés un peu plus haut, dont l'angle de calage pouvait être modifié manuellement et par incréments en vol. En 1982, Dassault fit voler son ultime amélioration du Mirage III, le Mirage III NG (nouvelle génération), muni de commandes électriques et de plans canards en delta, assez importants (1 m2 au total), mais fixes, en arrière des entrées d'air, associé à un apex (prolongement) du bord d'attaque des ailes à l'emplanture. En 1983, les Suisses modernisèrent leur Mirage III S avec des empennages canard copiés en plus petit sur ceux du Kfir C2. La distance de décollage était réduite de 300 m, et c'est surtout la maniabilité qui s'en trouva grandement améliorée, car l'augmentation de l'angle d'incidence limite de l'avion réduisait de 500 m le diamètre du virage.
Même s'il n'est pas exhaustif, ce rappel suffit à montrer que, si les empennages canard étaient utiles aux avions à voilures en delta, ils n'étaient pas encore satisfaisants car leur étaient substitués plus souvent sur bien d'autres avions des surfaces d'apex fixes. Pour être très efficace, l'empennage canard des avions à ailes delta devait être pilotable, ce qui s'avérait très compliqué avec des commandes de vol classiques. L'avènement des commandes électriques, c'est-à-dire du pilotage par ordinateur, permit de les manoeuvrer automatiquement pendant le vol sans accroître la charge de travail du pilote ; le calculateur détermine instantanément, selon les évolutions demandées, la vitesse et la charge, la position des empennages canard comme des autres gouvernes. Néanmoins, ce type d'empennage apportait une solution légère et peu coûteuse au problème posé par les militaires qui voulaient des avions très agiles, supersoniques, emportant des charges très lourdes avec d'excellentes qualités de vol à basse vitesse. Ce qui avait été essayé jusque-là ou était alors expérimenté (ailes à géométrie variable, tuyères orientables) avait plus d'inconvénients que d'avantages.
La multiplication des canards
C'est ainsi qu'apparurent en Europe, coup sur coup, les Saab Grippen, EFA/Typhoon, et Rafale avec des empennages canard mobiles pour améliorer la maniabilité, augmenter la capacité d'emport, et abaisser la vitesse minimale de vol, donc pour décoller et atterrir sur des distances plus courtes. Sur certaines versions du Sukhoï 30 russe, des gouvernes canard furent même ajoutées aux apex existants.
Forts de l'expérience acquise avec les Mirage 4000 et III NG, les ingénieurs de Dassault furent d'emblée convaincus que, pour l'ACX, le « delta + canard » était le plus prometteur, à condition que ces empennages fussent pilotables et de grandes dimensions (5% de la surface alaire). D'ores et déjà, leur position avait été déterminée par de longs essais, proches de la voilure principale pour interagir avec celle-ci en accroissant la portance aux basses vitesses ; l'empennage canard agit comme une sorte de bec de bord d'attaque. Cet empen-
nage était placé en arrière de l'habitacle pour ne pas gêner la visibilité du pilote, nécessairement bonne sur un avion embarqué comme sur un avion polyvalent destiné autant à des missions air-air qu'air-sol. L'empennage canard peut faire office d’aérofrein.
L'ACX devait réaliser les souhaits exprimés par l'armée de l'Air depuis presque ses origines, avec une polyvalence exceptionnelle. Les essais du Rafale A démonstrateur le confirmèrent en tout point, indiquant aussi l'utilité d'agrandir les empennages canard sur les plus petits Rafale de série. Comparaison fut alors facilement et fréquemment faite avec l'architecture moins avantageuse de l'EFA/Typhoon, il est vrai conçu au départ pour l'interception avec des moteurs superbes, mais moins adapté à d'autres missions à cause de sa configuration.
La preuve par l'évolution
L'efficacité notable de la formule du Rafale se traduit de manière évidente lorsque l'on a l'occasion d'assister aux démonstrations en vol de ces avions à la maniabilité époustouflante, le Rafale semblant d'ailleurs de loin le plus agile. Elle est traduite de manière moins visible par la ca- pacité du Rafale d'emporter 9 500 kg de charges externes (presque la masse totale d'un Mirage III C), d'atteindre M 1,8 et approcher à l'atterrissage à 120 noeuds (220 km/h, 100 km/h de moins que le plus petit et plus léger Mirage III) pour, grâce à de puissants freins au carbone, s'arrêter normalement en 450 m sans avoir à utiliser de parachute-frein. Lors des essais, avec des avions légers, la vitesse d'approche a été abaissée jusqu’à 90 noeuds (167 km/h), en deçà des limites imposées en exploitation normale.
Les ingénieurs, qui conçurent le Rafale, n’ont cessé d'affirmer qu'il doit une grande partie de ses qualités à sa formule aérodynamique : «Δcanard+entréesd'airsemi-ventrales.»