DRONES DE COMBAT : S’ARMER POUR LES GUERRES FUTURES
Le 6 novembre 2002, au Yémen, un drone Predator de l’US Air Force tire un missile Hellfire sur une voiture ayant à son bord six terroristes d’Al Qaïda. Le raid vient en riposte à l’attentat contre le destroyer USS Cole, un an plus tôt. Ce jour-là, les Etats-Unis procèdent à la première frappe par drone de leur histoire. Ce n’est que le premier acte d’une nouvelle révolution dans la conduite de la guerre aérienne.
Une décennie plus tard, l’US Air Force inscrit le 22 octobre 2013 deux millions d’heures de vol aux manifestes de mission de ses Predator et de ses Reaper, sa version plus puissante. Elle sait mettre en ligne 150 Reaper. Le 12 octobre dernier, l’US Air Force annonçait un raid en Somalie de drones armés Reaper avec l’élimination de soixante Djihadistes. Le drone est entré durablement dans notre culture stratégique, et tout autant dans notre culture populaire. En atteste, à ce titre, sa présence au cinéma et dans les jeux vidéo, sans parler des rayons des librairies. Dans le sillage de la révolution de l’infor-
mation des années 1990, sa maturité technologique et opérationnelle s’est affirmée. Plus récemment, le drone de combat, avion d’arme sans pilote, est en plein développement. Dans un univers inédit de violence mondialisée, ces deux systèmes répondent à un besoin de sécurité nouveau, étendu à l’échelle planétaire. L’aviation pilotée, seule, ne peut y répondre.
Drones armés et drones de combat : pourquoi et comment ?
Pourtant, le concept de drone armé est ancien. Il remonte aux premiers temps de l’aviation militaire. La chute du mur de Berlin en novembre 1989 annonce une révolution globale.
Géopolitique, économique, elle est aussi technologique. C’est celle de l’information et du numérique. Soutenus par une expansion économique inédite, les drones armés s’inscrivent dans l’univers militaire antiguérilla consécutif aux attaques du 11-Septembre 2001. Les années 2010 restaurent les oppositions interétatiques. Revendications régionales – Ukraine, Crimée, mer de Chine, ambitions indiennes, prolifération nucléaire, conflits persistants du MoyenOrient – et terrorisme territorialisé : l’expression violente de rapports de force est devenue la nouvelle grille de lecture de la géopolitique contemporaine. La défense redevient prioritaire.
Les premiers drones armés sont issus des nouveaux drones de renseignement à grande autonomie. Fixé à leurs frêles voilures, l’armement ne peut être composé que de munitions légères : des engins antichars ou des roquettes à guidage laser. La formule répond au besoin de neutralisation des groupes terroristes qui trouvent refuge dans les zones reculées du monde, à l’image d’Al Qaeda qui opère depuis l’Afghanistan. Le drone armé vient appuyer les forces spéciales, les hélicoptères et l’aviation de
combat sur des zones étendues face à des adversaires bien dissimulés.Telle est la leçon des opérations en Afghanistan déclenchées par l’Otan en soutien des Etats-Unis suite au 11-Septembre. Plus encore, ces engins ont toute liberté dans un ciel dépourvu de défenses sol- air sophistiquées (hors quelques missiles Manpads). Ces systèmes apportent le nouveau vocable de drone MALE (Moyenne altitude et longue endurance), ou de MALE armés lorsqu’on lui ajoute un armement.
Le drone de combat prend la désignation d’UCAV (Unmanned combat air vehicle). Rapide, furtif, manoeuvrant, cet avion de combat autonome n’est pas contraint par les limites physiques d’un pilote. L’armement est emprunté aux avions de combat. Le tout doit garantir le succès d’une action offensive face à un adversaire étatique apte à protéger son espace aérien au moyen de défenses sol-air perfectionnées. Ils auront aussi à opérer avec les avions
de combat pilotés, éventuellement en formations combinées.A ce jour, dans les deux cas, l’homme est toujours dans la boucle de décision d’ouverture du feu.
Le centenaire du drone armé
Victorieux, en 1918, des empires centraux, Etats- Unis, France et Royaume Uni se présentent déjà comme des pionniers. La Marine nationale veut exploiter la télémécanique, une innovation qui permet le pilotage à distance de plans aérodynamiques. Elle est utilisée pour mettre au point un biplan téléguidé armé d’une torpille. Testé au large de Toulon en 1920, c’est l’ancêtre tout à la fois du missile Exocet et du drone armé. Il n’est pas donné suite à ce système, mais il permet de très nets progrès en matière d’instruments de bord, notamment le pilote automatique.
En 1936, l’US Navy lance le projet N2C- 2, un biplan Curtiss télécommandé porteur de bombes. Direction la guerre du Pacifique. La marine américaine met sur pied le Special task air group-1, une unité qui met en oeuvre des bimoteurs Factory TRD-1, des bombardiers télépilotés. Quatre de ces bimoteurs décollent des îles Salomon en juillet 1944 pour frapper des navires japonais. Ils font but sur les cargos Yamazuki et Maru, et 46 de ces engins interviendront en 1944 à Guadalcanal. Il faut lire le Fana n°286 (septembre 1993) pour découvrir cet épisode. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les nouveaux engins télé-pilotés sont cantonnés à un rôle très secondaire de ciblerie pour l’artillerie sol-air. On citera, sur ces années 1950, les engins français CT10 dérivés du V1 ou le Turana en Australie. Ils sont les premiers pas timides d’une nouvelle révolution. Ils servent aussi au recueil de particules radioactives lors des tests nucléaires
atmosphériques, à partir d’avions pilotés B-17 ou T-33 dronisés. La guerre électronique leur donne aussi l’impulsion. Les B-47 puis B-52 du Strategic Air Command font appel à de petits missiles pour leurrer les radars soviétiques, les ADM-2C Quail. Ils restent en service jusqu’en 1972.
Les premiers drones de combat : un héritage de la guerre du Vietnam
De cette déroute, le Pentagone se relève en intégrant trois innovations majeures : les armements guidés, la guerre électronique, mais aussi les drones. L’expert attitré de l’US Air Force est Teledyne Ryan. Basée à San Diego, la firme signe un contrat por- tant sur la transformation de l’engin de reconnaissance BQM-34 A Firebee en un drone armé. Lancé par un C-130 Hercules, opérant comme un missile récupérable, l’engin était dédié à la recherche de sites sol-air. Il embarquait à cette fin une caméra ou un capteur Elint ( Electronic Intelligence). Le premier essai du Firebee armé se tient le 14 décembre 1971 auprès du 6514th Test squadron de l’US Air Force. L’expérimentation prévoyait le tir d’un missile téléguidé Maverick qui parvient à frapper directement une cible au sol. En février 1972, l’exploit est renouvelé avec un Studdy Hobo, un engin guidé à autodirecteur optronique. Les expérimentations se succèdent avec les premières armes guidées laser Paveway, mais aussi des bombes lisses Mk-81 et Mk-82. Chaque Firebee emportait deux munitions, une sous chaque aile. Cet engin est bien l’ancêtre de l’UCAV d’aujourd’hui. Il aurait eu mission de détruire les sites sol-air adverses dans un scénario de conflit en centre-Europe. Le projet trouve appui dans les leçons du Vietnam et de la guerre du Kippour en 1973. C’est aussi l’année du choc pétrolier. Malgré la menace du Pacte de Varsovie, les dépenses militaires sont regardées de près. Il devient impossible d’empiler plus encore les lignes budgétaires. Déjà, s’agissant de l’arme aérienne, les ambitions sont revues à la baisse : l’Elysée repousse le Mirage 4000 et Londres ne remplace plus ses bombardiers lourds, tout en renonçant aux grands porte-avions. Dans le pire des scénarios, la dissuasion
nucléaire reste encore la meilleure défense.Très en avance sur son temps, ce système, malgré des résultats prometteurs, est écarté. La mission de Suppression of Enemy Air Defense restera donc dévolue aux Phantom Wild Weasel avec missiles Shrike. Le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit le Koweit.Alors que le mur de Berlin est tombé, cette guerre inattendue va servir de catalyseur à une nouvelle révolution militaire, celle du champ de bataille du numérique. Les ingrédients sont là : informatique de commandement, transmissions, électronique bien sûr, espace, GPS, et armes de précision. Les armées de Saddam Hussein en font les frais. L’US Air Force déploie des dizaines de BQM- 74C Chukar, des drones de leurrage pour couvrir les premières vagues de F-117.
MALE armés : révolution dans la reconnaissance et l’attaque
Le répit est de courte durée. Les Balkans deviennent le théâtre d’une guerre de sécession sanglante entre les Etats de la fédération yougoslave. Les Européens en appellent aux Etats-Unis. Si tous refusent une nouvelle guerre sur le continent, Washington veut mesurer son engagement, et surtout ne subir aucune perte dans une guerre lointaine. Un industriel de Californie a peut-être la solution. Il s’appelle General Atomics. Son produit, le Gnat 750, déjà testé par la CIA, s’illustre dès 1992 au-dessus de la Bosnie. L’engin est perfectionné. Il sait recevoir une liaison satellite. Le RQ-1 Predator est né. Il va s’imposer dans les conflits régionaux pour un quart de siècle. L’heure est encore aux expérimentations : les premiers Predator dans deux, puis trois escadrons sur une base très discrète du Nevada, le terrain auxiliaire d’Indian Springs. A 65 kilomètres au nord de Las Vegas, le site devient le laboratoire d’un nouvel art opérationnel. L’Histoire retient que le terrain avait été utilisé dans les années 1950 par des formations de QF-80, une version télé-pilotée du T-33 pour les mesures des radioéléments générés par les essais nucléaires du Nevada Test Site. Durant la guerre du Kosovo de 1999, les Predator se sont avérés particulièrement précieux dans la recherche de cibles pour les avions de l’Otan. Là encore, l’US Air Force écrit une nouvelle page de l’histoire de la guerre aérienne. Le 16 février 2001 reste une date oubliée. Et pourtant ! Ce jourlà, dans le ciel de Nellis, un Predator réussit le premier tir expérimental d’un missile Hellfire. General Atomics peut faire évoluer le Predator. Extension homothétique en taille et en performances du Predator, le nouvel aéronef, dévoilé en 2001, prend le nom de RQ-9 Reaper.Turbopropulsé, il est cinq fois plus imposant. Jaugeant cinq tonnes, il est suffisamment puissant pour deux bombes Paveway de 125 kg. Le 20 juin 2005, autre changement d’échelle, Indian Springs délaisse son statut de terrain auxiliaire de Nellis pour devenir Creech Air Force Base. Dans la foulée, les bases d’Holloman, d’Eglin et de Cannon accueilleront leurs escadrons de Predator et de Reaper. Etrangement, de ce côté de l’Atlantique, par choix politique, les Européens refusent de rejoindre cette nouvelle course aux armements. Il leur faut un quart de siècle pour réagir, s’agissant d’un drone MALE. Plus encore (35 ans), si l’on prend comme point de départ les premiers vols de Gnat-750 dans les Balkans, puis ceux conduits dans le cadre de l’opération Allied Force de l’Otan. Le drone MALE armé européen est à ce jour prévu pour 2025. En Chine, on a observé tout cela de très près, jusqu’à proposer le drone MALE Wing Loon. Développé par AVIC, l’engin, vu au Bourget en 2017, présente étrangement la même silhouette que le Reaper et peut emporter une large gamme d’armement air- sol. Son succès à l’export est confirmé, au Moyen-Orient notamment.
L’UCAV : l’autre avenir de l’aviation de combat
Le choc remonte à novembre
1994. En cette fin d’automne, les centres de doctrine, les attachés de défense et les journalistes spécialisés reçoivent un surprenant document. Son titre : New World Vista. Il est signé du Scientific Advisory Board, le think tank de l’US Air Force. Ce document prospectif imagine la guerre à l’horizon 2030. Le ciel sera dominé par des engins offensifs, avatars de F-117 sans équipage, conçus pour traverser ou détruire des dispositifs anti-aériens sophistiqués en territoires hostiles. Bref, les dividendes de la paix sont remisés à plus tard, et l’avenir pourrait bien voir le retour d’affrontements interétatiques. Leur armement est composé de munitions de précision ou d’armes à énergie dirigée. Ce travail d’anticipation exploite intensément le « digital battlefield », la furtivité, et les armes de précision. L’idée semble s’inspirer de l’HIMAT de Rockwell et de la Nasa, un avion expérimental à haute manoeuvrabilité testé dans le ciel d’Edwards entre 1979 et 1983. New World Vista déclenche d’importants budgets qui irriguent les bureaux d’études chez Lockheed, Boeing et Northrop Grumman.
Ce dernier emporte une première manche avec le X-47 Pegasus. L’engin est testé sur le porte-avions USS
GeorgeBush en 2013. Le 10 avril 2014, il effectue un vol de nuit. Son autonomie est importante : 4 000 km. Northrop Grumman a trois atouts. Fournisseur historique de l’aviation embarquée de la Navy, la firme a racheté Teledyne et a reçu la maîtrise d’oeuvre du Global Hawk, le drone de reconnaissance intercontinental.
Dassault réagit. En 2004, dans un contexte budgétaire contraint, sa di- rection est à l’initiative du projet Neuron. Les travaux s’appuient sur le Petit Duc, un démonstrateur de taille modeste qui souligne le potentiel de son bureau d’études dans ce domaine nouveau. La DGA confie à la firme de Saint-Cloud la maîtrise d’oeuvre du projet en février 2006 et lui accorde 400 millions d’euros. Dassault est architecte d’ensemble, fédérant le Suédois Saab qui participe à la conception, Alénia qui s’investit sur le système d’armes, et, en Suisse, Ruag qui intervient pour la soufflerie et les supports d’armement. La France fournit aussi un moteur Snecma et le train Messier et une liaison de données Thales. En Espagne, Airbus construit la station sol et les ailes. Le Neuron effectue un premier vol le 1er décembre 2012. Le 12 avril 2014, dans le ciel de Méditerranée, le Neuron
vole en formation entre un Falcon 7X et un Rafale. La parité technologique est démontrée et préfigure le futur SCAF (Système de combat aérien futur) inscrit dans la loi de programmation militaire française 2019-2025. Dans son livre « Histoirede
drones», Oceane Zubeldia dresse un bilan contrasté. Selon la New American Foundation citée dans son ouvrage, les frappes de drones auraient causé la perte de 1667 à 2614 personnes, dont 20% de civils.A l’inverse, d’autres études montrent que les drones auraient permis de réduire les dommages collatéraux de moitié.
MALE armés et UCAV : l’univers en expansion des robots de combat
Les Reaper armés ont été employés en Libye en 2011, notamment pour frapper des missiles sol- air SA-8. En 2014, ils représentent déjà aux Etats-Unis une force de plus de 250 appareils, 300 Reaper étant commandés ! L’avenir de l’UCAV est lui aussi fixé. Il apportera un surcroît de puissance de feu dans un scénario d’ouverture d’itinéraires, par un usage d’armes de précision air-sol tirés en appui des avions pilotés. Si le MALE armé opère en contexte de guérilla, l’UCAV est l’arme nouvelle conçue pour les conflits symétriques interétatiques. On peut l’imaginer comme l’instrument d’une entrée en premier
sur un théâtre dès lors que la supériorité aérienne n’est pas assurée. L’éventail des missions est étendu au ravitaillement en vol, orientation confirmée le 30 août 2018 par le choix du MQ-25 Stingray de Boeing comme futur drone de ravitaillement en vol de l’aviation sur porte-avions. Catapulté comme un chasseur embarqué, il emporte une perche de ravitaillement en vol et des bidons sous voilure, son avionique reposant largement sur l’intelligence artificielle pour toutes les opérations de ravitaillement. Un contrat de développement de 805 millions de dollars a été signé. Quatre prototypes du Stingray sont attendus pour août 2024. Anticipant sur un combat entre robots aériens, la DARPA, l’agence de recherche du Pentagone, vient de financer un projet de système à énergie dirigée pour drones. Dans la foulée, les Russes, les Chinois, les Britanniques et les Français (dans l’espoir d’entraîner les Européens) sont mobilisés sur des projets UCAV. Au salon MAKS de Moscou de 2007, MiG dévoile le Skat (raie en russe). Shenyang Aircraft Design Institute, du groupe d’Etat chinois AVIC, s’affiche avec le Sharp Sword 601-S qui effectue son premier vol le 20 novembre 2013. BAE Systems est présent avec le démonstrateur Taranis.
Percer le brouillard des guerres futures
Que dire en 2019 ? MALE armés et UCAV se distinguent bien du missile au sens où ils ne font pas impact sur une cible. La synthèse entre les deux objets a pris la forme de drones rôdeurs, ou « Loitering amunitions ». Dans une configuration très tactique, ce sont des engins lents et persistants sur une zone d’action. Ces engins létaux sont dotés d’une télémétrie plaçant l’homme dans la boucle de décision d’engagement, d’une optronique évoluée et d’une charge explosive. Dès la détection de la cible, sur ordre de l’opérateur, ils se transforment en missile par impact direct. Les Israéliens, pionniers des drones de surveillance depuis les années 1970, ont beaucoup investi sur ces systèmes. Cette troisième arme trouvera sa place dans un combat lacunaire en milieu urbain comme en terrain libre. L’US Army, pour sa part, imagine des drones rôdeurs légers pour en équiper ses véhicules blindés d’infanterie, pour l’éclairage rapproché et l’ouverture d’itinéraires. Le drone de combat futur ne se résumera pas, dans les décennies prochaines, à des géants du ciel télépilotés, armés de missiles tactiques. Les innovations sont tous azimuts et les combinatoires sont infinies. L’exercice d’anticipation nous invite donc à imaginer une guerre future faite aussi de nano et de minidrones. Exploitant le potentiel de l’intelligence artificielle, ils seront aptes à se regrouper en essaims pour frapper leurs cibles, véhicules ou personnels. Du très petit aux géants du ciel : des drones à propulsion solaire resteront plusieurs semaines, voire des années, en vol évoluant à très haute altitude (au-delà de 20 000 m) comme de pseudo-satellites. Ce futur se prépare dès aujourd’hui chez Airbus, à la NASA et à la DARPA. Développé par Airbus, le démonstrateur Zephyr S a déjà volé cette année en tenant 25 jours en l’air. Les drones sont désormais un univers en expan- sion dans tous les champs des possibles et des configurations. Vecteurs de supériorité technologique, les drones, en leur qualité de robot aérien, toutes catégories confondues, portent une forte charge psychologique, ce qui n’est pas le moindre de leurs atouts. ■