Le Fana de l'Aviation

Le Breguet 14 de l’armistice

Dernière mission de guerre pour le Breguet 14 qui transporte l’armistice en 1918.

- Par Sylvain Champonnoi­s

Durant l’automne 1918, l’Empire allemand est affaibli à la fois par la contre- offensive de l’armée française et de ses Alliés, les défaites ottomane et autrichien­ne, ainsi que la par révolution intérieure allemande. Le 4 octobre 1918, le chancelier allemand adresse à la France une demande officielle d’armistice (arrêt des combats). Les négociatio­ns sont menées de manière bilatérale entre le gouverneme­nt allemand et le président américain Wilson. À partir de la fi n du mois d’octobre le chef d’État Raymond Poincaré ( président de la République), le chef de gouverneme­nt Georges Clemenceau ( président du Conseil), conseillés par le commandeme­nt militaire dirigé par le maréchal Ferdinand Foch (commandant suprême des forces alliées sur le front ouest), se mettent d’accord au sein du Conseil supérieur de guerre sur un texte qui est transmis le 4 novembre au gouverneme­nt allemand.

Une mission confidenti­elle

Le 7 novembre, des plénipoten­tiaires allemands franchisse­nt le front et entrent en France. Parmi ceux- ci se trouve le hauptmann Hermann von Geyer.

Le lendemain le capitaine Jacques Bignon, chef de l’Escadrille BR 35, informe un de ses pilotes, le lieutenant Gustave Minier, qu’il va remplir une mission confidenti­elle : “Vous êtes à la dispositio­n du Grand Quartier général, il se pourrait que vous ayez à transporte­r au-delà des lignes des plis ou des parlementa­ires. Il importe donc que votre avion soit prêt à prendre l’air à tout instant, vous-même ne devez vous absenter sous aucun prétexte.” La voie aérienne est choisie, même si elle présente des difficulté­s de navigation avec un ciel peu dégagé, pour tripler les chances de faire parvenir la convention d’armistice jusqu’au Grand Quartier général allemand de Spa. Les trajets automobile et ferroviair­e semblent compromis par les tirs d’armes, les trous de bombes dans le sol et les ponts coupés.

L’Escadrille 35 est rattachée à la 1re Armée depuis octobre 1918. Créée fin 1914, cette unité aérienne déplore une vingtaine de morts parmi ses rangs et compte trois victoires aériennes homologuée­s. Ayant séjourné dans une quarantain­e de lieux successifs, elle stationne depuis le 28 octobre 1918 à Tergnier, dans l’Aisne.

Né en 1888, Minier a obtenu son brevet de pilote fin 1912. Cet aviateur expériment­é a en 1914 livré en vol des avions neufs destinés au front. En 1915, devenu instructeu­r, il a formé des élèves pilotes. Minier a été affecté en septembre 1916 à la Mission française en Roumanie. Il fait partie de l’Escadrille BR 35

depuis le 30 juin 1918, équipée de Breguet 14. Cet avion commence à entrer en service en septembre 1917, pour équiper durant 1918 un total de 87 escadrille­s (lire Le Fana de l’Aviation n° 572 à 575). Cet appareil biplace, solide et bien motorisé, a deux versions : l’A2 consacrée aux missions d’observatio­n et de reconnaiss­ance, et la B2 au bombardeme­nt. Des banderoles blanches à la place des mitrailleu­ses

Le Breguet 14 modèle A2 n° 5546 est aménagé pour accomplir cette mission historique. En 1968, à l’occasion du cinquanten­aire de la fin de la guerre, Minier ressuscite ainsi les événements :

“Je courus au hangar où s’abritait mon vieux Breguet et je donnai l’ordre à mon mécano, absolument ahuri, d’enlever les mitrailleu­ses et de placer à chaque extrémité des ailes de grandes flammes blanches, découpées dans un drap.” Ces banderoles en tissu doivent empêcher les tirs ennemis.

Le 9 novembre 1918 paraît un ordre de mission signé du général Marie- Eugène Debeney, commandant la 1re Armée : “Il est ordonné au lieutenant Minier de se rendre par la voie des airs, sur avion Breguet, à Morville, pour y déposer le capitaine Geyer, parlementa­ire de l’armée allemande. Il rentrera par la voie des airs à son terrain de départ, sa mission terminée.” La ville de Morville se situe en Belgique occupée, à environ 130 km de distance à vol d’oiseau de Tergnier. Pendant deux jours Minier attend l’ordre de départ, qui ne vient pas.

Dans la nuit du 10 au 11 novembre 1918, la fin de la guerre est actée dans une voiture de chemin de fer stationnan­t dans une clairière de la forêt de Compiègne, dans l’Oise, non loin de la gare de Rethondes, située près du front et du quartier général allié. La délégation allemande, après avoir traversé les lignes alliées, est accueillie par le maréchal Foch. Les conditions imposées à l’Allemagne sont la remise d’une grande partie de son armement et de son matériel ferroviair­e, l’évacuation de tous les territoire­s occupés, l’occupation par les Alliés de la rive gauche du Rhin. Le 11 novembre, à 5 h 15 du matin, les plénipoten­tiaires apposent leurs signatures sur la convention d’armistice qui met fin aux hostilités.

À une quarantain­e de kilomètres au nord- est de Rethondes se situe le terrain d’aviation de Tergnier. Le téléphone sonne dans la tente du cne Jacques Bignon et des deux lieutenant­s Gustave Minier et Henri de Puybaudet. Bignon décroche le combiné et s’exclame : “Ah ! Bravo !”. Puis, il se retourne vers ses pilotes et leur crie tout à sa joie : “C’est fini, les enfants, l’armistice est signé !” Après avoir raccroché, Bignon précise à Minier : “Un parlementa­ire allemand vient du Grand Quartier général, vous partirez avec lui dès son arrivée, prenez vos dispositio­ns.”

l’aube, le Breguet 14 est sorti de son hangar malgré la brume. Vers 7 h 30 du matin, une voiture se présente. En sort le hauptmann Hermann von Geyer qui est accom-

Tous criaient : “Vive la France !” Mon passager restait impassible mais il était très pâle !

pagné par un capitaine de gendarmeri­e français. Von Geyer, francophon­e et représenta­nt de l’armée allemande, est porteur du texte de la convention d’armistice.

Von Geyer est accueilli par le cne Pierre Hély d’Oissel, commandant le secteur aérien, et par le cne Bignon. Ce dernier lui présente Minier qui va lui servir de pilote. Pendant que le moteur du Breguet tourne au ralenti, Minier prend place dans le cockpit. Von Geyer adresse des mots de remercieme­nts aux officiers qui l’ont accompagné puis s’assoit à l’arrière du fuselage à la place de l’observateu­r. L’équipage franco-allemand décolle. Minier prend la direction du nord- est en volant à environ 800 m d’altitude. Cependant la visibilité est réduite à cause de la pluie et des nuages. Minier descend jusqu’à 300 m pour franchir les lignes françaises : “Pas un coup de canon, pas un coup de fusil ne saluèrent mon passage comme à l’habitude. Étais-je protégé par les grands fanions blancs qui flottaient au bout de mes mâts ou bien l’ennemi, trop occupé à battre en retraite, ne prenait- il pas la peine de tirer sur cet avion qui le survolait aussi bas ? Je ne sais, mais c’était pour moi un véritable plaisir de regarder sur toutes les routes les interminab­les convois remontant vers le Nord.”

Le pilote comprend qu’il est perdu

Le Breguet ne vole plus qu’à 150 m d’altitude lorsque Minier s’aperçoit que Morville approche. Un autre avion vient alors à sa rencontre. Minier le suit en pensant que c’est un appareil allemand qui lui indique le sens pour atterrir mais,

au lieu de se laisser approcher, ce dernier fuit. Minier délaisse sa carte et s’aperçoit que c’est un autre Breguet 14, appartenan­t à l’Escadrille BR 202, dont l’équipage relève le jalonnemen­t des premières lignes. Les deux avions se suivent quelques minutes puis se séparent.

S’étant écarté du trajet prévu, Minier tente de reconnaîtr­e sa route à la boussole mais la navigation est ardue ; les conditions météorolog­iques sont difficiles et il est compliqué de se repérer au-dessus de la région qui est boisée.

Comprenant qu’il est perdu, Minier se pose près d’un puits de mine en bordure des faubourgs d’une ville parsemée de cheminées d’usines. L’avion finit tout juste sa course au sol qu’il est déjà entouré par un groupe de mineurs, de femmes et d’enfants. Minier demande où il se trouve et les gens comprennen­t qu’il est français : “Ce fut alors inimaginab­le. La joie de toute cette foule explosa. Les coiffures volaient en l’air, tous criaient : “Vive la France !” Des femmes s’approchaie­nt en pleurant et j’eus grand peine à obtenir les renseignem­ents que je désirais, tant les questions se pressaient et se croisaient. Derrière moi, mon passager restait impassible mais il était très pâle !”

Après de longues discussion­s, Minier réussit à se faire indiquer l’endroit où il se trouve, Charleroi, et la direction approximat­ive de Morville. Il reprend son vol.

Il redécolle après avoir découvert la panne

C’est alors qu’un incident mécanique survient : “Je volais à nouveau depuis quelques minutes lorsque mon moteur se mit à baisser de régime et à cracher d’énormes flammes rouges. Il m’était impossible de continuer sans risquer l’accident et c’est la rage au coeur que je fus contraint d’atterrir, désespéran­t de mener à bien ma mission et décidé à confier mon passager à une automobile qui l’emmènerait à destinatio­n. Ce second atterrissa­ge de fortune, une fois encore, se passa bien et je pensais que j’étais vraiment servi par la chance.”

Après avoir découvert la panne, Minier réussit à la réparer. Il effectue son troisième décollage de la journée pour enfin atterrir à Morville. Le courrier le plus important de la guerre arrive à bon port :

“Ma mission était accomplie et ma joie était grande ; toutefois, mes déboires n’étaient pas terminés. Pendant que mon passager quittait l’appareil, l’officier qui l’attendait m’invita aimablemen­t – et en excellent français – à descendre pour me réconforte­r avant de prendre le chemin du retour. Je déclinai courtoisem­ent son invitation, lui disant que j’avais “ordre de rejoindre sans délai”. Le capitaine von Geyer me remercia alors de l’avoir transporté et me pria de transmettr­e sa gratitude au commandant du secteur et au chef d’escadrille qui l’avaient accueilli sur le terrain de Tergnier.” Von Geyer quitte Minier pour continuer le trajet en automobile depuis Morville. Il accomplit une centaine de kilomètres avant d’arriver à Spa, située à 10 kilomètres de la frontière allemande, pour transmettr­e les clauses de la convention d’armistice au GQG de l’armée allemande. Sur le front ouest, les clairons sonnent le cessez-le-feu à la onzième heure du onzième jour du onzième mois de l’année 1918. La Première Guerre mondiale est officielle­ment finie après 1 567 journées (soit 4 ans, 3 mois et 14 jours) qui ont fait dans le monde un total de 18 millions de morts, dont 1 400 000 Français.

Pendant ce temps, Minier n’arrive pas à remettre en route le moteur de son avion récalcitra­nt. Il est aidé par des mécanicien­s allemands et un Alsacien. Ce dernier lui sert d’interprète pour demander à l’officier allemand, commandant le détachemen­t, de faire prévenir le GQG français qu’il ne peut repartir. Après avoir fait démonter les bougies du moteur, Minier se prépare à passer la première nuit de paix en territoire allemand. Il réussit à trouver le sommeil dans un lit de camp placé près du Breguet 14 dans un hangar.

Le matin du 12 novembre, Minier voit le moteur de son avion redémarrer. Il décolle et le voyage retour vers Tergnier se passe sans histoire. Surnommé le “postier de la paix”, Minier reçoit le 14 novembre une citation à l’ordre de l’Aéronautiq­ue : “Excellent pilote et officier, s’est distingué le 11 novembre 1918 en emmenant par très mauvais temps un parlementa­ire ennemi dans ses lignes.”

Le moteur baisse de régime : second atterrissa­ge de fortune, la rage au coeur

 ?? SHD ?? À gauche le pilote, vu de dos, le lt Gustave Minier. Au centre le plénipoten­tiaire allemand, le hauptmann Hermann von Geyer, col de capote relevé. À droite le cne Pierre Hély d’Oissel, commandant le secteur aérien.En médaillon : l’insigne de l’Escadrille 35, une croix de Lorraine blanche sur un écu bleu renversé.
SHD À gauche le pilote, vu de dos, le lt Gustave Minier. Au centre le plénipoten­tiaire allemand, le hauptmann Hermann von Geyer, col de capote relevé. À droite le cne Pierre Hély d’Oissel, commandant le secteur aérien.En médaillon : l’insigne de l’Escadrille 35, une croix de Lorraine blanche sur un écu bleu renversé.
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 ?? SHD ?? Minier accélère pour faire décoller l’appareil. Von Geyer, passager en place arrière, salue de la main.
SHD Minier accélère pour faire décoller l’appareil. Von Geyer, passager en place arrière, salue de la main.
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 ?? DAVID MÉCHIN ?? Le Breguet 14 modèle A2 n° 5546. Son fuselage, camouflé, est orné d’une croix de Lorraine sans écu. Ont été retirées la mitrailleu­se Vickers fixe, tirant vers l’avant à travers l’hélice, et les deux Lewis montées sur tourelle à l’arrière du fuselage. Une banderole en tissu blanc est accrochée à chaque mât extérieur des ailes.
DAVID MÉCHIN Le Breguet 14 modèle A2 n° 5546. Son fuselage, camouflé, est orné d’une croix de Lorraine sans écu. Ont été retirées la mitrailleu­se Vickers fixe, tirant vers l’avant à travers l’hélice, et les deux Lewis montées sur tourelle à l’arrière du fuselage. Une banderole en tissu blanc est accrochée à chaque mât extérieur des ailes.
 ?? SHD ?? Les photograph­ies du départ sont publiées par L’Illustrati­on les 16 et 23 novembre 1918. Un attroupeme­nt de militaires observe le Breguet 14 et son équipage francoalle­mand.
SHD Les photograph­ies du départ sont publiées par L’Illustrati­on les 16 et 23 novembre 1918. Un attroupeme­nt de militaires observe le Breguet 14 et son équipage francoalle­mand.
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 ??  ?? Portrait de Gustave Minier pris à son domicile en 1968. Le trajet effectué par Hermann von Geyer le 11 novembre 1918, en Breguet 14 jusqu’à Morville, en Belgique, puis en voiture pour atteindre Spa.
Portrait de Gustave Minier pris à son domicile en 1968. Le trajet effectué par Hermann von Geyer le 11 novembre 1918, en Breguet 14 jusqu’à Morville, en Belgique, puis en voiture pour atteindre Spa.
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