Le vol et la tôle
Contrairement aux idées reçues, vouloir s’évader de la pesanteur terrestre grâce au métal n’est pas un rêve de modernité, mais un désir aussi ancien que l’aviation.
Alliage de fer pour machines volantes, ou comment utiliser au mieux le métal dans l’aviation.
L’épisode précédent (le fuselage) amène à l’histoire de la construction aéronautique métallique avec cette constatation que, dans ce domaine, les structures métalliques n’ont pas succédé à celles en bois, mais sont apparues en même temps.
Sous la toile des premiers aéronefs, on trouvait à peu près en même temps du bambou, du bois ou du métal. Le bambou fut au début choisi pour sa grande légèreté. Le bois fut longtemps favori, abondant , bon marché, facile à travailler et à réparer à une époque où l’on modifiait constamment, cassait beaucoup et où l’on fabriquait en bois l’essentiel des meubles et ustensiles de la vie courante. Cependant, certains préférèrent d’emblée le métal parce qu’il était plus moderne, bien sûr, mais aussi parce qu’il apportait plus de rigidité et de robustesse sans être toujours plus lourd ; bien employé, il se révélait plus léger. Toutefois son emploi était beaucoup plus exigeant.
Mais de quel métal s’agissait-il ?
Si nous persistons à vouloir respecter la chronologie, nous devrons commencer par le fer et l’aluminium en 1869 sur le monoplan des frères Du Temple (lire notre épisode n° 9), puis continuer un peu avant 1890 avec le bambou utilisé par Clément Ader, et passer presque aussitôt aux alliages d’aluminium. Le léger aluminium pur présente des propriétés mécaniques médiocres, nécessairement améliorées par alliage avec de faibles pourcentages d’autres métaux. La première machine effectivement volante et métallique fut, à la fi n du XIXe siècle, le dirigeable de David Schwartz. Ce dernier, né dans l’actuelle Hongrie vers 1850, n’avait pas de formation technique. Sans grande éducation, il étai t négociant en farine, mais, dit- on, avec un livre de mécanique pour tout viatique, il imagina et conçut en 1880 un ballon dirigeable en aluminium. Le ministère de la Guerre austro-hongrois n’étant pas intéressé, il trouva des oreilles plus ouvertes chez les
Russes à Saint-Pétersbourg, et, en 1892, fit découper par la fonderie de Carl Berg à Eveking (aujourd’hui Werdohl, en Rhénanie- du-NordWestphalie) ses premières tôles dans un alliage nommé Viktoria Aluminium, dont il semble qu’on ait perdu la formule (sans lien avec une actuelle menuiserie du même nom). Malheureusement, en 1894, les Russes abandonnèrent Schwartz pour des raisons qui ne sont pas claires. Coût excessif ? Défauts de fabrication ? Alors, Berg prit le relais et Schwartz partit installer son projet sur un tout récent parc d’aérostation appelé à un avenir certain dans un village proche de Berlin, Tempelhof.
Le dirigeable Schwartz était presque achevé en 1897, lorsqu’au sortir d’un restaurant, son créateur, gros fumeur, s’effondra. Crise cardiaque fatale. La veuve et Karl Berg poursuivirent l’ouvrage. L’aérostat Schwartz possédait une enveloppe en tôles de 18 à 20/100 de mm, cylindrique, longue de 38 m avec un avant pointu. Nacelle close et moteur étaient suspendus dessous par des poutrelles métalliques. Le 3 novembre 1897, il prit son envol, monta jusqu’à 400 m, puis redescendit trop vite et fit contre le sol une chute également fatale après panne de moteur et panique du pilote.
Des bandes de tôles pliées et rivées
Cependant, Berg, pour mieux vendre ses alliages d’aluminium dont le Bergmetall à base de cuivre, allait vite trouver un autre partenaire en la personne du comte Ferdinand von Zeppelin qui, pour construire la structure de ses dirigeables géants, utilisa d’abord de l’aluminium pur (son premier dirigeable se plia en deux), puis un alliage (Viktoria ? Bergmetall ?) contenant du cuivre et du zinc et peut- être autre chose ; l’alliage d’aluminium à 2 % de magnésium était alors en vogue, tel le partinium avec lequel fut carrossée la “Jamais Contente” électrique avec laquelle le Belge Camille Jenatzy dépassa 100 km/ h sur route en 1899. La structure du dirigeable Zeppelin fut constituée au moyen de bandes de tôle pliées et rivées, formant ainsi des tubes en Q, assemblés entre eux par rivetage (1) : très exactement la technique adoptée par Schwartz, efficace dans la mesure où elle convenait à une maind’oeuvre ordinaire. Cette technique était aussi la première utilisation aéronautique du rivet en alliage léger. Le soudage n’existant pas encore (2), le rivet était d’un usage fréquent depuis l’Antiquité.
Les Allemands – notamment les militaires – étaient beaucoup plus intéressés par la légèreté de l’aluminium que les autres, en particulier leurs ennemis héréditaires français qui méprisaient ce métal “mou et allemand” enrichissant d’une ânerie supplémentaire la bêtise xénophobe (l’alu est tout aussi français qu’allemand). En 1903, l’armée allemande ouvrit ainsi à Neubabelsberg un laboratoire de métallurgie au sein du Centralstelle für wissenschaftlich- technische Untersuchungen (Etablissement central de recherches scientifiques et techniques). À sa tête fut nommé Alfred Wilm, chimiste qui entreprit d’étudier des alliages d’aluminium contenant moins de 2 % de magnésium, alors considérés comme irréalistes. Pendant deux ans, méthodiquement, Wilm travailla à allier l’aluminium au cuivre et au manganèse par différents traitements thermiques, mais sans obtenir la dureté voulue. Aussi se résolut-il à ajouter 0,5 % de magnésium. Sitôt sa première éprouvette refroidie (une tôle de 3 mm d’épaisseur), il la confia à son adjoint, Fritz Jablonski. C’était un samedi ? Un premier essai de percussion fut peu probant.
Le dural était né
Le lundi matin un autre essai eut un résultat surprenant : le métal avait considérablement durci par un phénomène de précipitation connu en métallurgie. Renouvelant cette expérience, Wilm constata qu’il fallait quatre jours pour que la dureté de l’alliage s’établisse. Et elle était excellente : résistance mécanique de l’acier mais presque trois fois moins de masse ! Wilm déposa à son nom le brevet du nouvel alliage, puis accorda aux forges de Düren (Dürener Metallwerke) une licence d’exploitation exclusive afin de se retirer à la campagne pour “le reste de son âge”, car il avait aussi étudié l’agronomie.
Aluminium pour 93 à 95,5 %, cuivre pour 3 à 6 %, manganèse pour 0,5 à 0,8 %, magnésium pour 0,5 % : alliage nouveau promis à un tel avenir que les forges de Düren lui donnèrent leur nom : Düralumin ou Düraluminium. Le “dural” était baptisé, mais il fallut encore une quinzaine d’années pour en faire un métal exploitable qui ne s’effritait pas, c’est-à-dire pour savoir apporter à son traitement thermique le soin nécessaire et à son emploi des méthodes appropriées.
(1) En moyenne, cinq millions de rivets pour 16 km de profilés par dirigeable Zeppelin. Un rivet tous les 3 cm en moyenne !
(2) Le soudage électrique par point est une invention américaine d’Elihu Thomson en 1886. Le soudage autogène (au chalumeau d’abord) est l’invention de deux Français, Edmond Fouché et Charles Picard, en 1901.
En 1910, la société britannique Vickers en acheta les droits de propriété. Les dix premières tonnes furent ainsi utilisées pour fabriquer la structure de la première copie d’un dirigeable rigide Zeppelin, His Majesty Airship 1, Vickers HMA Mayfly lequel, mal calculé, se brisa en deux en 1911, avant d’avoir volé (3). Toutefois, cette acquisition explique aussi pourquoi Vickers fut, en 1913, le premier à doter des avions avec des nacelles en tôle de duralumin sur structure en tubes d’acier (ses EFB, experimental fighter biplanes, futur “Gunbus” de 1915). En Allemagne, Berg et le duralumin iraient se perdre dans la longue impasse des Zeppelin. En France, un
(3) Le premier Zeppelin à structure de duralumin fut construit en 1914.
unique dirigeable rigide, le Spiess, construit par Zodiac en bois, se révéla de ce fait bien trop lourd, et, lorsqu’en 1913 une panne déposa un Zeppelin en Lorraine, les Français qui l’inspectèrent avant de le rendre constatèrent qu’ils n’en possédaient pas la technologie.
Avant la Première Guerre mondiale, en France où l’on pensait surtout aéroplanes, les constructeurs devaient être plus nombreux que dans le reste du monde réuni. Or, si les structures entièrement métalliques n’y furent jamais présentées comme exceptionnelles c’est bien parce qu’elles y étaient fréquentes. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons relevé une quarantaine de marques françaises (aux réalisations parfois très éphémères) ayant utilisé les structures d’aéroplanes métalliques avant 1914 ou s’étant spécialisées dedans. L’aluminium vite interdit sur toute pièce susceptible de travailler, faute de duralumin (et dans l’incapacité où l’on aurait été de le souder), c’est l’acier, souvent aux chrome et nickel, dit “acier léger”, qui était employé fort largement si l’on prend en compte toutes sortes de fi xations, corde à piano, câbles ou lames servant à assembler et rigidifier les structures en bois, toutes sortes de goussets, guignols, axes, poulies, sans compter les atterrisseurs, les capots, etc. Cet acier n’était pas disponible en tôles très minces, mais, pour les structures, il était un passage obligé combinant légèreté et résistance. Beaucoup plus facile à former que le bois, il aurait été généralisé si son usage ne s’était heurté à une diffi-
culté assez considérable à l’époque : l’assemblage par soudure autogène au chalumeau oxyacétylénique, invention très récente qui exigeait un savoir-faire encore peu courant (4).
C’est ainsi que des spécialistes de la soudure autogène en vinrent à verser dans l’aviation vers 1912, comme, par exemple, Louis Clément (qui fabriqua notamment un monoplan Hanriot IV D en tube, plus léger que l’original en bois) ou Alphonse Thomann et Adolphe Clément-Bayard (plus connus pour leurs vélos avec ou sans moteur), ou Émile Train (mécanicien inventif, fils d’un réparateur de vélos)… entre autres. Il est peu d’exemples où les tubes furent plus précairement assemblés par clavettes comme sur le canard de Marcel Besson en 1911. Marcel Riffard, plus connu pour ses Caudron-Renault de course, commença près de Compiègne en 1911 par une première réalisation entièrement métallique appelée “torpille” ; financée par Robert Martinet, c’était un monoplan en acier soudé à l’autogène, et au fuselage fuselé renforcé à l’intérieur par des roues de vélo. Le premier à employer le tube d’acier en aviation, presque dès ses débuts, fut, en 1906,
(4) Voir la note 2. Cette soudure consiste à assembler avec ou sans apport de métal de renfort deux métaux de même nature en les rendant pâteux par la chaleur. Elle est délicate parce qu’elle peut fragiliser les pièces ainsi assemblées.
l’ingénieur Robert Esnault-Pelterie qui poussa la perfection jusqu’à inventer les essais statiques.
En 1911, le groupe Vickers se lança dans l’aviation en achetant deux monoplans REP pour s’en inspirer. La même année, lorsqu’il adopta la structure en tubes d’acier à son tour, Gabriel Voisin acheva de séduire les militaires emballés par les qualités de vol de ses biplans, appréciant dès lors le fait que leur structure fût si peu sensible aux variations météorologiques et qu’en conséquence, contrairement aux machines en bois et toile, ils ne présentaient pas d’inconvénient à bivouaquer dehors. Il est certain
que, par la suite, les militaires favorisèrent les structures métalliques, sans cependant obtenir leur généralisation. En France et dans son empire où oeuvraient plus d’ouvriers menuisiers que d’ouvriers mécaniciens, le bois, très bon marché, était surabondant, plus simple à mettre en oeuvre et à réparer, se prêtant mieux à une industrie tâtonnante, modifiant constamment. Un autre inconvénient des structures métalliques était leur charge en électricité statique qui générait, à l’approche du sol, arcs électriques et incendies de réservoirs d’essence. Ces accidents spectaculaires furent peu nombreux, ce qui laisse penser qu’un remède fut rapidement trouvé.
Le blindage des avions tourne à la mascarade
Il faut remarquer qu’au concours d’hydravions de Tamise-sur-Escaut, en Belgique, en 1912, la construction métallique apportait des bonifications ou “points de perfectionnement”. Cependant, la même année, l’emploi de tôle d’acier pour revêtir les structures fut un échec retentissant, car, cette fois, le fer s’avéra rédhibitoirement trop lourd pour les puissances disponibles – environ 100 ch. Ce programme de blindage des avions français destinés à l’observation, à basse hauteur, tourna à la mascarade. Voici ce qu’en raconta Georges Bellenger qui, pendant son stage en école de guerre en 1913, allait entretenir son pilotage à Villacoublay : “Je m’y trouvais (...) le jour où une commission parlementaire est venue assister aux essais de six appareils blindés construits sur la demande de Barès [Édouard Barès, futur commandant de l’Aviation militaire, que Bellenger détesta durablement] (…) Je constatais que les quatre appareils examinés de près par les parlementaires avaient un blindage de 3 mm de bon acier, mais que les deux appareils montrés en vol, sans que les parlementaires en approchent, n’avaient que des tôles d’aluminium de 0,3 mm ! Les pilotes considéraient les appareils réellement blindés comme dangereux, la surcharge du blindage les rendant absolument tangents. Mais les parlementaires n’y ont rien vu…” La surcharge du blindage et, parfois, son aérodynamique de casemate, étaient intolérables.
Pendant la Première Guerre mondiale, les essais de structures allégées en acier par les frères Farman (HF 30A et B et quelques dérivés) échouèrent parce que, notamment,
associées à des avions mal conçus. Le duralumin fit sa grande entrée en France quand Louis Breguet, attaché aux structures en tubes d’acier, eut à créer son Breguet XIV, mis en service en 1917, premier avion français à posséder une structure en tubes de duralumin assemblés par des manchons d’acier boulonnés et soudés au soufre à une température assez basse pour ne pas altérer le duralumin qui fondait alors à 650 °C – il était déconseillé de le porter à plus de 100 °C ; son travail à chaud était donc très délicat. Le Néerlandais Antony Fokker utilisait alors pour ses avions de chasse des structures en tubes d’acier de faible diamètre, soudés au soufre à moins de 120 °C.
De son côté (rive droite du Rhin principalement), si l’aviation allemande compta bien moins de pionniers et de constructeurs avant 1914, elle donna les maîtres de la construction aéronautique métallique. Non pas tous les constructeurs qui produisirent massivement en bois, mais trois d’entre eux : Hugo Junkers, Claudius Dornier et Adolf Rohrbach.
Le premier avion de Junkers
Junkers, industriel, ingénieur, pédagogue et surdoué, commença à penser à l’aile métallique en porte à faux en 1909, et, en 1912, conçut pour le canard de son collègue Hans Reissner une voilure monoplane en tôle d’acier mince dont la rigidité était assurée par des ondulations (5) ; mais ce “Ente” (canard en allemand), vola un peu. Menant de très importantes études en soufflerie à partir de 1911 en s’entourant de jeunes ingénieurs, Junkers construisit enfi n son premier avion, le J1, monoplan en acier ferromagnétique (structure en cornières et tubes, revêtement en tôles plates de 1 à 2/10) assemblé par goussets boulonnés et soudure à l’arc électrique ; il vola pour la première fois le 12 décembre 1915. Une véritable révolution ! Au J2 de 1916, également en fer (tôles de 0,2 mm), succéda peu après le J3 en duralumin (inachevé), puis le J4 (J1 dans la nomenclature militaire), avion d’observation blindé en aluminium et acier (lire Le Fana de l’Aviation** n° 583). Suivirent cinq monoplans cantilever à fuselage monocoque en tôle de duralumin ondulée, superbes, sans câbles ni mâts de renfort, capables de performances inouïes, le D1 de chasse atteignant 240 km/h avec 185 ch en 1918 !
Chez Zeppelin, à la tête d’un atelier expérimental à Friedrichshafen, Claude Dornier se fit connaître en 1915 par une série d’avions prototypes en acier et duralumin dont trois hydravions à coque géants, adoptant d’emblée, en 1914, l’usage de tôles lisses de grandes dimensions. L’un de ses jeunes collaborateurs, Adolf Rohrbach, collabora aux fameux avions R (géants) avant de concevoir et construire la plus étonnante machine volante de ce temps, le Zeppelin E4/20, quadrimoteur entièrement métallique, monoplan cantilever en tôle lisse, pouvant emporter 12 passagers dans une cabine fermée. Très en avance sur son temps, cet avion de 31 m d’envergure et 1 000 ch, croisait à 210 km/h pendant la plupart des 15 vols que les Alliés tolérèrent après la défaite allemande et avant de tout envoyer à la casse.
Rohrbach poursuivit ses travaux à son compte. Il inventa le longeron caisson à partir de techniques de construction navale. Sur ses hydravions à coque, il substitua aux tubes dans lesquels il est impossible de détecter l’attaque d’une éventuelle corrosion, des cadres et lisses en profilés
(5) Travaux pratiques : prenez un morceau de bristol, carte de visite ou un ticket de métro. Tordez en tous sens : facile. Pliez l’objet en deux dans le sens de la longueur pour en faire une cornière en V ou un bout de carton ondulé, puis tordez pour voir… Moins facile, hein ?
ouverts de tôle emboutie sur lesquels le revêtement était directement rivé. Il appela “revêtement travaillant” en 1924 ce revêtement participant à la structure. Dornier lui contesta l’invention de ce concept et obtint gain de cause devant les tribunaux en 1934. Pourtant, en cherchant un peu, on découvrira que la notion de revêtement travaillant était défendue en 1923 par Hugo Junkers !
À ce trio on pourrait ajouter Fokker qui, au début des années 1920, allait montrer aux Américains l’intérêt de fabriquer des avions avec du métal.
Or donc, ce qui constitua la grande étape du développement de l’aviation n’est pas l’introduction des structures métalliques, mais la généralisation du revêtement métallique travaillant ou plus souvent semi-travaillant lorsqu’il est appliqué sur un maillage étroit de cadres et de lisses. En 1920, dans le rapport annuel du Naca (National advisory Committee for Aeronautics, aujourd’hui Nasa), on pouvait lire ceci : “Le métal n’éclate pas, est plus homogène et toutes ses propriétés sont très bien reconnues et de manière fiable. Le métal peut aussi être produit en grande quantité, et on estime qu’à l’avenir tous les gros avions seront nécessairement construits en métal.”
On peut constater que le métal fut généralement préconisé par des ingénieurs relativement jeunes et novateurs : en 1922 (6) Émile Dewoitine (30 ans), en 1924 Michel Wibault (27 ans), en 1930 Marcel Bloch (38 ans). Les premiers avions entièrement métalliques américains, furent, en 1923, l’“Air- SedAn” (berline aérienne), monomoteur de William Stout (44 ans) inspiré par la technique Junkers ; Stout considérait le métal comme un moyen de simplifier et d’alléger les structures. La même année apparut le plus élégant monomoteur en tôles lisses MO-1 de Glenn Luther Martin (38 ans) ; le premier avion américain à fuselage métallique monocoque en tôles lisses fut, en 1929, une copie du Lockheed “Vega”, le Consolidated Fleetster, conçu par Lawrence Dale Bell (34 ans), mais avec encore une voilure en bois. L’usine ouverte par Junkers près de Moscou fut le berceau de la construction aéronautique métallique en URSS, inspirant tout particulièrement Constantin Alexevitch Kalinine et Andreï Nikolaïevitch Tupolev.
Presque tout cela fut précédé par les premiers avions britanniques entièrement métalliques. En 1914, la guerre retarda le lancement d un premier avion de combat métallique en tôles lisses de duralumin par Bristol qui en 1917, sortit deux MR.1 dont le fuselage de section quadrangulaire, à structure de tubes et cornières recouverte de tôles lisses de duralumin vernies, était en quatre sections boulonnées ensemble. Définitivement endommagé lors d’un convoyage, le second, doté d’ailes à structure métallique, servit à des essais statiques très instructifs pour préparer l’avenir.
Le Short “Silver Streak” fut conçu à partir de 1918 par Oswald
(6) L’année est celle du vol inaugural de leur premier avion entièrement métallique.
Short, puis réalisé en 1920 avec de grandes tôles lisses d’aluminium et duralumin rivées à une structure de cadres, renforts, longerons et nervures en duralumin également. Cet avion réussi excita l’extrême méfiance des services officiels selon lesquels le dural était inadapté ; le “Silver Streak” fut finalement certifié presque à contrecoeur. Presque contemporain, le trop fragile Farman 110 français fut victime, semble-t-il, d’un manque de maîtrise du traitement thermique du duralumin.
Vaincre la méfiance
Les grands panneaux de tôle lisse employés surtout par Dornier et Rohrbach suscitèrent partout une grande méfiance parce qu’ils se gondolaient très vite. Il fallut qu’un collaborateur de Rohrbach, l’ingénieur autrichien Herbert Alois Wagner, démontre scientifiquement en 1929 qu’en application de sa théorie des champs de poussée ( Schubfeldtheorie), une paroi en tôle plate mince bosselée ou pas mais raidie par des cornières offrait aux efforts une résistance deux fois plus élevée qu’une simple tôle ondulée. Un coup de génie qui aurait pour conséquence un allégement des cellules, ce que les auteurs de Luftfahrtforschung im Deutschland (7) qualifient justement de “percée vers la construction extrêmement légère qui révolutionna la construction aéronautique.”
À partir de 1930, Edmond Blanc publia, dans Toute l’Aviation (8) : “L’idée s’imposa d’ailleurs de plus en plus de faire de l’avion un tout rigide, où le revêtement, intimement lié à la charpente, méritait l’épithète de travaillant, en attendant l’avènement de l’avion homard suivant le procédé imaginé par M. Le Ricolais.” Sans piètre jeu de mot, ici un blanc pour vous laisser le temps de sourire… avant de revenir à la réalité.
Le Français Robert Le Ricolais, pionnier des biotechniques, proposa en 1935 l’application du même type de structures en tôles composées à l’aéronautique et à l’architecture selon un concept qui le mena à inventer en 1937 le tube isoflex où des tôles gaufrées en couches croisées constituent un corps creux parfait ne nécessitant aucune structure interne, telle la carapace du crustacé. N’était-ce pas un perfectionnement de la technique inaugurée par Hugo Junkers avec son J1 de 1915 quand
il superposait deux tôles très fines, l’une lisse l’autre ondulée, pour donner un revêtement robuste et léger à une structure en tubes ?
Entre- temps, diverses solutions étaient adoptées par les plus modernistes :
– tôle ondulée, raide mais malheureusement impossible à chaudronner, cachée fréquemment sous des tôles lisses qu’elle renforce ;
– assemblage “à plis pincés” formant raidisseurs, inventé par Wibault pour éviter le soudage et très fréquent à la fin des années 1920… mais avec les plis à l’extérieur de la cellule, sans doute par facilité de construction ;
– tôles de revêtement raidies par des cornières en oméga rivées elles aussi à l’extérieur chez quelques constructeurs étrangers – Stout, Hamilton, aux États-Unis, etc. – ou Bloch en France, offrant à la traînée, comme les précédentes, de bonnes occasions de s’exprimer ;
–à l’époque où les déformations de la tôle lisse étaient très suspectes, Louis Breguet utilisa vers 1922 pour
(7) Histoire de la recherche aéronautique en Allemagne, rédigée par ingénieurs et scientifiques allemands sous la direction de MM. Hirschel, Pren et Madelung. Édité en 2001 par Bernard und Graefe Verlag. ISBN 3-7637-6723-3.
(8) Société Parisienne d’Édition. 1930 et années suivantes.
l’avant fuselage des Br. 19 standard un système proche de celui de Wibault, mais plus compliqué, façonnant du revêtement indéformable avec de fines cornières en U en alliage léger de 4/10, assemblées les unes contre les autres par rivetage ;
– techniques plus durables, celle la tôle lisse en “grandes” surfaces (Dewoitine, vers 1919) ou petites tuiles (Northrop) sur un maillage étroit de cadres et de lisses, donnant le revêtement semi-travaillant, technique la plus pratiquée.
L’expansion des alliages d’aluminium fut ralentie en France par des idées reçues sur la résistance de la tôle, d’autant plus tenaces qu’elles étaient largement partagées dans d’autres pays, le manque d’investissement, des règlements inadaptés, et partout par la corrosion qui aurait été l’une des causes de la catastrophe du dirigeable américain Shenandoa en 1925. Chez Bristol on tenta de se protéger contre celle-ci avec un vernis marine, mesure peu satisfaisante en cas de choc… Beaucoup de constructeurs adoptèrent l’acier en tubes, profilés ou petites tôles pour les structures primaires ; en 1929, Louis Breguet présenta un biplace militaire monomoteur type 27 fièrement surnommé “tout acier” bien qu’une partie du revêtement fut en duralumin ; en 1936, Fleetwings commercialisa son Sea Bird, hydravion à coque monomoteur en acier inoxydable, revêtement compris. Cependant, utilisé en épaisseurs plus faibles que le duralumin, l’acier inoxydable imposait lui aussi des techniques particulières.
Pour les autres, le bois semblait plus léger pour les petits avions, ou tout simplement parce qu’il avait largement fait ses preuves, notamment avec des procédés modernes comme le moulage ou la composition de sandwiches d’un matériau très léger entre deux plaques de contre-plaqué. D’autres continuèrent de revêtir leurs structures avec de la toile, jusqu’à ce que les petites vibrations de celle-ci à grande vitesse soient identifiées comme d’importantes sources de traînée. Ce fut le cas chez Hawker au Royaume-Uni avec le “Hurricane”, et en France chez Morane-Saulnier avec le 405/406 C1 sur lequel figurait aussi un revêtement de voilure rigide très particulier, le Plymax, composite de contre-plaqué d’okoumé épais (15 mm) et de tôle d’aluminium de 4/10 : “Le bois assure la résistance de l’ensemble et le métal la rigidité locale”, expliquait alors un manuel technique. Ce procédé masquait probablement un manque d’expérience avec le travail de la tôle, comme le montre par ailleurs la structure interne du 405 (voir plus loin).
Pourtant divers moyens de protéger le duralumin étaient connus : venant du Royaume Uni en 1923, le procédé Bengough-Stuart d’anodisation par l’acide chromique, perfectionné en 1927 par le procédé GowerO’Brien à l’acide sulfurique ; venant des laboratoires fédéraux des ÉtatsUnis en 1926, l’alliage d’aluminium recouvert d’aluminium pur et baptisé Alclad ( aluminium clad, revêtu d’aluminium) par la société Alcoa qui en inaugura la production, Védal en français, Duralplast en allemand. Il y en eut d’autres plus tard.
Des prototypes uniques jusqu’en 1935
Jusqu’en 1935 environ, date à laquelle la construction métallique des aéronefs finit par s’imposer, il y eut bien plus de prototypes uniques que d’appareils construits le plus souvent en petite série. Cette production très limitée ne pouvait inciter les constructeurs à investir dans des procédés de fabrication nouveaux et raffinés. Un grand nombre des premiers avions entièrement métalliques furent donc fabriqués aussi simplement que possible en tôles plates découpées puis assemblées par une énorme quantité de rivets sur une ossature de tôles pliées. L’usinage était limité au strict minimum : emboutissage pour le gaufrage ou le formage de tôles ou pliage pour la production de profilés en tôle fine ; très peu de fonderie pour certaines pièces d’atterrisseur ; fraisage pour de petites pièces ; chaudronnerie pour de petits éléments de carénages. Peu d’industriels dans ce domaine trouvèrent les moyens d’innover. Pour éviter les risques et le coût d’une reconversion, les premières structures métalliques de grande série firent appel jusqu’au milieu des années 1930 aux techniques éprouvées avec le bois, comme en 1917 avec le Breguet XIV. Cas du Morane-Saulnier 405 ou du Hawker “Hurricane” et de ses successeurs directs, conçus avec une structure primaire de fuselage en
poutre quadrangulaire raidie par des croisillons de cordes à piano (comme les Blériot de 1908). Cette fabrication plus compliquée qu’une structure monocoque ne dépaysait ni les vieux ingénieurs ni les ouvriers de ces firmes. Malheureusement, il fallait trois fois moins de temps pour construire un Bf 109 chez Messerschmitt, jeune constructeur allemand passé maître dans l’art du monocoque en tôle lisse, que son futur adversaire, le MS 405/406.
Cependant, jusque dans les années 1950, sur beaucoup d’avions entièrement métalliques seul l’arrière fuselage fut monocoque, tandis que l’avant possédait une structure en poutre pour faciliter l’accessibilité vers l’intérieur et à la plupart des équipements, le revêtement étant constitué de larges panneaux facilement amovibles.
Simplifier la production de guerre
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, notamment pour simplifier la production de guerre, même les pièces lourdes étaient en tôle. Par exemple, le longeron principal de la voilure du “Spitfire”, compliqué, fut constitué avec des profilés en U ou des tubes à section rectangulaire et de longueur variable, enfilés les uns dans les autres. Celui du Grumman “Bearcat”, beaucoup plus simple, ne comportait que des bandes de tôles plus ou moins épaisses boulonnées entre elles… Des assemblages à la portée de n’importe quelle main-d’oeuvre non qualifiée, embauchée à tour de bras pendant le conflit. Les exceptions furent rares, comme l’atterrisseur fixe en “épingle à cheveu” du Westland “Lysander”, lourde pièce extrudée en duralumin épais, en section de U fermée par une tôle vissée, censée résister à toute sorte de mauvais traitements sur des sols inappropriés à l’usage aéronautique, et ressemblant plus à un énorme fer à cheval qu’à une épingle.
La construction métallique revêt à travers l’histoire de l’aviation une multitude d’aspects pour plaire aux entomologistes de l’aéronautique friands de diversité. Quant aux métallurgistes, ils n’ont cessé d’être et sont toujours sollicités pour fournir des alliages mieux résistants à la corrosion comme aux efforts, plus légers, ou spécifiquement adaptés à différentes formes d’usinage. Aux États-Unis, vers 1935, on comptait une petite cinquantaine d’alliages d’aluminium pour l’aéronautique, dont le duralu- min qui, aujourd’hui, a presque disparu du langage des ingénieurs et était désigné 17ST – aux États-Unis –, puis AU4G. Dans la nomenclature moderne, les alliages d’aluminium les plus proches sont ceux de la série 2000 dont l’élément d’alliage principal est le cuivre. D’autres alliages virent le jour dans l’entre-deux-guerres dont, en particulier, ceux qui appartiennent aujourd’hui à la série 6000 utilisés en aviation pour les liaisons électriques, à base de magnésium, moins coûteux et moins lourd que le cuivre. Enfin l’alliage 7075 (autrefois 75ST) à base de zinc est aujourd’hui abondamment utilisé. Pour la fabrication du biréacteur Caravelle, au début des années 1950, Sud Aviation utilisa quatre alliages de la série 2000 et un de la série 7000, selon l’emploi qui en était fait, tôlerie, fonderie, matriçage ; à cette époque, ces alliages évoluaient rapidement par un dosage plus fin des composants et l’élimination des impuretés.
Il existe donc une grande variété d’alliages d’aluminium possédant, à masse à peu près égale, des caractéristiques chimiques et mécaniques différentes. Juste un exemple en passant : en 1945, la voilure du bombardier Boeing B-29D (futur B-50), presque identique à celle du B-29B, mais où le 24ST (évolution du dural de 1933, inauguré sur le DC-3) était remplacé par le 75ST, pesait 290 kg de moins en offrant 16 % de résistance mécanique en plus.
Né vers 2013, l’AirWare de la société Constellium, est un alliage aluminium-lithium, champion de légèreté et de robustesse (on en utilise donc moins et c’est encore plus léger) que l’on présente parfois en concurrent des matériaux composites à base de fibre de carbone.
Les alliages d’aluminium, longtemps réfractaires au soudage à cause du cuivre qu’ils contiennent (9), firent longtemps du rivet l’unique moyen d’assembler des édifices en fonte puis en fer comme la tour Eiffel, dont les 18 000 pièces doivent leur cohésion à deux millions de rivets, tous posés à la main après avoir été amollis au feu selon une procédure faisant appel à quatre ouvriers. Chaque rivet était chauffé au rouge, puis posé par deux ouvriers, celui qui tenait la tête du rivet contre la tôle au
(9) Les alliages sans cuivre peuvent être soudés.
moyen d’un tau, celui qui, de l’autre côté de la tôle, écrasait la tige du rivet d’un coup de masse. La contraction du métal refroidissant assurait une jonction efficace.
Le rivet qui change tout
En 1919, le Britannique Hamilton Neil Wylie, pionnier prolifique mais méconnu de la construction aéronautique métallique, breveta un rivet creux ; il le perfectionna chez le constructeur Armstrong Whitworth, brevetant en 1927 un moyen pour poser ce rivet “à l’aveugle” par une seule personne, au moyen d’un petit mandrin. Mais la société Geo Tucker, incontesté spécialiste de l’oeillet pour chaussures et autre objets de cuir, avait mis au point un procédé semblable, avant que le rivet de Wylie ne soit reconnu par son emploi dans l’assemblage de la troisième version du chasseur Armstrong Whitworth “Siskin”. Plutôt que de s’affronter, les deux entreprises s’associèrent pour produire le rivet creux incorporant le mandrin nécessaire à sa pose par une seule personne au moyen d’une pince spéciale. Ce rivet aveugle fut baptisé Pop.
Chez Aviation Development, Avdel, fondé en 1936 (aujourd’hui chez Stanley), l’ingénieur Jacques Chobert développa un système de pose de rivets aveugles comparable, largement exploité sur le “Spitfire”, puis sur Concorde. Cependant, les rivets creux sont réservés à des circonstances où ils n’ont pas à subir d’efforts importants.
Les rivets forment aujourd’hui une famille nombreuse qui pèse bien lourd même dans les avions les plus modernes, de sorte qu’ils sont toujours l’objet d’une grande attention ; la substitution de rivets en titane aux rivets en monel (alliage de nickel) fit, par exemple, gagner 300 kg au Concorde ; les rivets en titane sont indispensables de nos jours à l’assemblage de structures en fibres de carbone. Airbus associe soudage et collage pour diminuer le nombre des rivets qui sont au nombre d’environ 9 000 sur un A320, ce qui est déjà très peu pour un avion de cette taille quand d’autres appareils plus anciens et considérablement plus petits étaient en leur temps assimilés à “10 000 rivets volant en formation”. L’un des principaux producteurs de rivets du monde aéronautique est aujourd’hui une PME française, les Ateliers de la Haute-Garonne, AHG, fondés en 1917 par une ancienne famille de forgerons. Cependant, si léger qu’il soit, le rivet impose de percer la tôle pour le placer, ce qui la fragilise ; sa pose, même par des machines automatiques, est longue. Aussi les ingénieurs cherchent-ils à lui substituer aussi souvent que possible l’usinage dans la masse (depuis la fin des années 1950), la soudure par points, le collage. Le rivet demeure néanmoins nécessaire et l’on a vu récemment comment une pénurie de cette petite chose bleutée parce qu’en titane retarda la construction du premier avion de ligne presque entièrement construit en matière plastique, le Boeing 787.
Voici qui vient à point pour conclure. La matière plastique, renforcée par la fibre de verre ou de carbone, fut un temps présentée comme la remplaçante plus légère et plus malléable de l’alliage métallique, ce que les fondeurs s’empressèrent de contester, non sans raison. Car l’alliage d’aluminium conserve pour lui l’avantage d’être moins cher sans être toujours plus lourd. Le métal aurait-il donc tout l’avenir de l’aviation devant lui ?