Un lancement inattendu
En février 1948, Marcel Dassault lance un défi à ses collaborateurs : construire un avion de chasse à réaction en un an…
Lancer un avion de combat en 1947 ? Marcel Dassault savait comment faire…
Ala fin de la Seconde Guer re mondiale, les vainqueurs s’intéressent aux réalisations de l’Allemagne, pays pionnier dans l’aviation à réaction. Henri Déplante, directeur général technique de la société Dassault, se souvient d’un apport concrétisé de façon originale : “Un sergent français, ayant appris d’une gretchen amoureuse la présence dans sa cave de documents provenant de bureaux d’études aéronautiques allemands, parvient à les faire envoyer au Service technique aéronautique à Paris. L’expert aérodynamicien Jean Dupuis, qui les réceptionne, me les confie pour les photographier avant de les rendre aux Américains qui, bien entendu, les réclament.” Ils contiennent notamment des projets d’avions à réaction à ailes en flèche : “Ça a été capital pour nous”, précise Henri Déplante.
L’intérêt français pour l’aviation à réaction
Les spécialistes français envoyés aux États-Unis et au Royaume-Uni préconisent de combler d’abord le retard en coopérant avec ces pays, puis de s’engager dans des productions nationales. Toutefois, le ministère de l’Air préfère avoir rapidement un avion de conception française. Le 19 juillet 1946, l’étatmajor de l’armée de l’Air présente un plan Air prévoyant plusieurs catégories d’avions de combat.
Le 11 novembre 1946, le premier avion à réaction français, le SO 6000 “Triton” produit par la SNCASO,
effectue son vol inaugural. L’exploit a un certain retentissement, mais a ses limites : le moteur allemand est peu performant. Également construit par la SNCASO, le SO 6020 “Espadon”, faute d’un moteur puissant, s’avère rapidement trop lourd, peu maniable et exige des pistes trop longues. Craignant de ne pouvoir être dotée de matériel français, l’armée de l’Air étudie une solution de remplacement et se tourne vers les productions britanniques. Elle choisit le De Havilland “Vampire”, équipé du réacteur Rolls-Royce “Nene”.
Marcel Dassault a peu d’espoir de décrocher une commande, le ministère de l’Air veillant à assurer, en priorité, le plan de charges de ses sociétés. Mais les sociétés nationales connaissent de grandes difficultés dans la mise au point de leurs appareils. La technologie n’est pas maîtrisée, le coût devient trop important. Elles ne parviennent pas à honorer les programmes. L’armée de l’Air se trouve alors dans l’impasse : “Nous étions très ennuyés avec le SO 6020, particulièrement par l’entrée d’air du réacteur placée en dessous du fuselage. Au décollage, la roue avant envoyait dans la prise d’air des petits cailloux qui endommageaient le réacteur. Il n’y avait guère de solution possible sauf à reconcevoir l’avion entièrement (1).”
Estimant pouvoir jouer un rôle dans l’aviation à réaction, Marcel Dassault obtient du ministère de l’Air la possibilité de participer au concours d’avions de chasse. Au début de 1947, il demande à être reçu par le colonel Grimal, chargé, en particulier, de définir les besoins futurs. Ce dernier se souvient :
“À cette époque, Marcel Dassault était traité avec une certaine condescendance par les patrons du ministère de l’Air, il a fallu qu’il refasse sa crédibilité. Par contre, il était mieux vu aux échelons subalternes qui appréciaient ses qualités d’ingénieur et son sens de l’efficacité . Il leur parlait en ingénieur et apportait les bonnes solutions techniques, ça leur plaisait.
Marcel Dassault, que je n’avais jamais rencontré auparavant, est venu me voir. Nous avons eu une longue conversation en tête en tête ; pour être tranquille, il m’avait demandé de décrocher mon téléphone. Il me dit : “La SNCASO fait fausse route. Pour faire un bon avion à réaction, il faut partir d’une formule où beaucoup d’éléments sont déjà bien au point. Il faut avoir une prise d’air frontale de manière à n’avoir aucun ennui de ce côté.”
Il prit ensuite une feuille de papier en me disant : “Voyons comment on pourrait adapter un moteur à réaction sur la formule du Bloch 150. Ce qui change surtout, ce sont
“Dites-moi l’équipement militaire minimum que vous exigez et je vous ferai cet avion en un an ”
les entrées d’air.” Il se mit alors à dessiner un schéma qui allait être celui de l’“Ouragan” puis ajouta : “Ditesmoi l’équipement militaire minimum que vous exigez et je vous ferai cet avion en un an.”
Il souligna le fait qu’il fallait commencer par quelque chose de simple et réaliste mais que ce n’était là qu’un premier pas, d’autres formules plus sophistiquées suivraient à mesure que notre expérience et les possibilités techniques progresseraient.
Je fus séduit par le bon sens de tout ce qui venait de m’être dit et demandais une nuit pour réfléchir. Il fut entendu que nous nous reverrions le lendemain.
Nous nous sommes revus dans les mêmes conditions. Je lui don- nais les conditions minimales nécessaires d’équipements militaires : armement, autonomie, radio, vitesse ascensionnelle, etc. Il me confirma qu’il allait faire le prototype en un an à ses frais.
Le plus important dans cette conversation est peut-être ce qui n’a pas été dit. Il était implicite que dès que l’on entendrait parler de ce programme, lancé à l’insu de la Direction technique industrielle (DTI), je devrais le défendre tant auprès de la DTI que du général Lechères, chef d’état-major, et surtout que j’éviterais que l’on ne se lance dans l’adoption et la construction sous licence d’un avion étranger comme beaucoup de gens y poussaient. J’étais d’avis de ne pas compromettre l’avenir aéronautique français par l’achat d’une autre licence étrangère qui risquerait de torpiller l’“Ouragan”, ce que je fis.”
Le lancement de l’“Ouragan”
Les premières épures de l’appareil dessiné par Jean Béziaud, Georges Poullain et Henri Jacquignon sortent en octobre 1947. Le premier marché, pour l’étude, la réalisation et la fourniture de trois avions de chasse d’interception est signé par Marcel Dassault le 30 décembre, selon les clauses techniques suivantes :
– le premier sera non armé, les équipements radio limités au VHF, la cabine ne sera pas étanche ;
– les deuxième et troisième seront armés, avec cabine étanche et équipement radio complet.
C’est à Jean Cabrière que Marcel Dassault confie l’avant-projet “Ouragan”. Il apprend que, dans l’esprit de son patron, “le nouvel avion de chasse devait être le développement à réaction des MB.152 et MB.155 d’avant-guerre. J’ai fait un plan trois vues, comme un projet d’école avec un devis de poids, de performances. Marcel Dassault a voulu l’aile basse et l’empennage haut. Il s’occupait beaucoup de l’esthétique de l’avion et rectifiait lui-même les lignes sur ma planche à dessin (2).”
Marcel Dassault observe les difficultés de ses concurrents et indique à ses collaborateurs la marche à suivre. Henri Déplante se souvient de ses propos :
“Je veux un avion d’arme et non un avion expérimental (comme l’“Espadon”). Je le veux capable de chasser avec des canons de 20 mm et d’attaquer les objectifs terrestres avec bombes ou roquettes (sous les ailes). Nous logerons le maximum de combustible interne et ajouterons plus tard des réservoirs largables en bout d’ailes. Nous l’équiperons du réacteur Rolls “Nene” et du siège éjectable Martin-Baker ; le train d’atterrissage sera Messier, mais vous pourrez faire appel aux accessoiristes britanniques si les nôtres s’avèrent déficients.
Nous commencerons par une aile à flèche modérée assez mince (disons 13 % à l’emplanture et 12 % à l’extrémité) et planterons l’empennage horizontal dans le haut de
(1) Entretien avec le général de division aérienne, Georges Grimal, polytechnicien, alors colonel, chef du bureau des programmes de matériel de l’armée de l’Air (1946-1950).
(2) Entretien avec Jean Cabrière, directeur général technique de la société Dassault.
la dérive. J’estime par ailleurs sage d’adopter une entrée d’air frontale plutôt que les deux entrées latérales du “Shooting Star”.
Nous sommes en février 1948, il me faut cet avion en vol dans un an, au plus tard. Nos deux usines vont construire chacune un prototype ; au vu de l’état d’avancement dans six mois, le vainqueur portera le n° 01.”
En même temps, Marcel Dassault s’informe des évolutions qui existent sur le choix des programmes au sein de l’armée de l’Air. Selon le général Grimal :
“Il avait de très bonnes relations avec le bureau plans et matériels qui s’intéressait à cet avion pourtant non commandé à l’origine par l’armée de l’Air. En effet, notre avion ne correspondait pas à la fiche- programme de l’état-major qui souhaitait un avion pouvant atteindre 0,9 de Mach, armé de quatre canons de 30 mm et propulsé par le réacteur anglais “Nene”. C’est à cette ficheprogramme qu’essayait de répondre le SO 6020 “Espadon”.
Marcel Dassault voulait absolument un avion aussi performant que le permettait le moteur. Il voulait un petit appareil léger et peu cher. Il insistait pour le raccourcir à l’avant et à l’arrière, d’où un empennage haut, ce qui a permis de le raccourcir. Il voulait un avion de 9 m de longueur maximum. Pour avoir satisfaction, il maintenait une pression constante sur les dessinateurs en disant : “Un avion, ça se vend au kilo !” Son génie c’est qu’il disait l’avion qu’il fallait faire. Il sentait l’avion dont on allait avoir besoin.”
Le chef du Bureau des programmes de matériels de l’armée de l’Air, constatant le déroulement rapide de la conception et de la fabrication du prototype “Ouragan”, le soutient fortement : “Dès que l’avion prit forme, il fallut soutenir de dures bagarres tant sur le plan national que sur le plan interallié. Le chef d’état-major de l’armée de l’Air, le général Lechères, était très influencé par son homologue de la Royal Air Force, Lord Tedders. Il ne jurait que par le matériel anglais et ne voulait prendre de décision qu’en accord avec les Britanniques. Il m’est arrivé de faire prendre des décisions essentielles concernant l’“Ouragan” par l’adjoint du général Lechères, en profitant de son absence !”
Le 28 février 1949, à MelunVillaroche, le MD.450 01 “Ouragan” (réacteur centrifuge “Nene” 102), piloté par Kostia Rozanoff, effectue son premier vol. L’équipe de Marcel Dassault a réussi à passer, en 18 mois, de la planche à dessin au vol initial de son premier avion à réaction.
Vers des projets d’envergure
L’“Ouragan” a beaucoup apporté à la société Dassault. Il a rendu possible la constitution d’un bureau d’études de qualité qui travaille désormais sur les avions à réaction, sur la compressivité de l’air, études qui mènent au franchissement du mur du son. En même temps, ce programme lui donne de la crédibilité : “Avant l’“Ouragan”, Marcel Dassault n’était pas considéré. Par contre, après, il a été pris très au sérieux. Avec son grand flair humain et technique, son réalisme et sa rapidité, il a démontré que la France était capable de faire des choses intéressantes dans le domaine des avions à réaction. Les autres industriels ont alors commencé à être dans son ombre puis ont été éclipsés, car ils présentaient des projets incomplets ou des avions d’emploi peu pratique. Nous avons eu confiance en lui et dans sa société, nous n’avons pas eu à le regretter (3)”
Malgré la réussite de son “Ouragan”, Marcel Dassault est d’une grande sobriété à son sujet dans son autobiographie, Le Talisman. Il se contente d’écrire que son premier avion à réaction, “l’“Ouragan” qui, de l’avis des aviateurs, portait bien son nom, donna toute satisfaction à l’armée de l’Air”.
L’“Ouragan” est le point de départ de la famille des avions “Mystère”. ■
(3) Entretien avec le général Georges Grimal.