Anatomie d’un Grand Champion
Après le P-51D Sierra Sue II, AirCorps Aviation a produit une autre restauration d’exception, également récompensée à EAA AirVenture par un titre de Grand Champion, dans les entrailles de laquelle nous vous plongeons.
Bâtir un grand champion à Oshkosh ? Tout un art ici dévoilé.
Le Northern Dakota Territory Museum, à Minot dans le Dakota du Nord, tout au Nord des États-Unis, près de la frontière canadienne, a longtemps bénéficié de la générosité d’un certain Oswin “Moose” Elker, qui habitait non loin de là, jusqu’à son décès en 1997. En 2000, en reconnaissance de sa générosité, le Northern Dakota Territory Museum baptisa sa nouvelle aile “Hangar Oswin Elker”. Lors de la cérémonie d’inauguration, Donald Lopez, alors directeur adjoint du National Air & Space Museum à Washington, prononça un émouvant discours en hommage à son ami et ancien compagnon d’escadron. “Moose” Elker et “Don” Lopez avaient non seulement servi comme pilotes au sein du 75th Fighter Squadron en Chine, mais s’étaient connus auparavant lorsqu’ils étaient en formation au sein du 337th Fighter Replacement Training Unit. Le fait que Don Lopez ait bousculé son agenda pourtant très chargé par ses fonctions pour venir à Minot – au fin fond des États-Unis… pour rester poli – depuis Washington pour honorer la mémoire de son compagnon d’armes marqua fortement Bruce Eames et Warren Pietsch, fondateur du Nort Dakota Territory Museum. Bruce Eames allait plus tard cofonder la désormais défunte collection Texas Flying Legends, avec pour motivation “d’honorer les générations passées et inspirer les leaders de demain en présentant de façon active des warbirds de la Deuxième Guerre mondiale”.
Quand l’aventure Texas Flying Legends prit fin, Bruce Eames confia ses avions au Northern Dakota Territory Museum. Lorsque le moment vint de choisir une décoration pour le projet de P-51C qu’il avait lancé chez AirCorps, celle de l’avion du lieutenant Donald Lopez, décédé en mars 2008, fut un choix naturel, tant ce grand monsieur avait contribué à l’histoire aéronautique des États-Unis. Après avoir servi deux ans au sein du 23rd Fighter Group en Chine, où il avait effectué 101 missions et obtenu cinq victoires qui avaient fait de lui un as, Don Lopez avait été pilote d’essais des premiers jets et avait volé sur F-86 durant la guerre de Corée, puis avait enseigné cinq ans au sein de l’US Air Force Academy après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur à l’Air Force Institute of Technology et au California Institute of Technology. Après avoir pris sa retraite de l’Air Force en 1964, il avait tra-
vaillé comme ingénieur systèmes pour la société Bellcomm dans le cadre des programmes du lanceur Apollo- Saturn et de l’atelier orbital Skylab. Il avait ensuite rejoint le National Air and Space Museum de la Smithsonian Institution en 1972, en tant que membre de l’équipe en charge d’en planifier la construction et l’ouverture qui intervint en juillet 1976. Il en devint par la suite directeur adjoint, une première fois de 1983 à 1990, puis en fut conseiller externe avant d’être de nouveau nommé directeur adjoint en 1996.
Il s’auto-autorise à essayer le P-51…
Après sa formation aux ÉtatsUnis, et une période d’entraînement de deux mois en Inde, le lt Donald Lopez avait été affecté au 75th FS du 23rd FG de la 14th Air Force en Chine, en novembre 1943. Le 23rd FG avait été créé le 4 juillet 1942 à partir des matériels et personnels du 1st American Volunteer Group (AVG), les fameux “Flying Tigers”, qui venait d’être dissous. Le 6 septembre 1944, il décolla de Chengtu avec quelques-uns de ses collègues pour aller chercher des avions de remplacement à Kweilin ; le 75th FS volait alors sur P-40. Arrivé à Kweilin, Don Lopez remarqua un P-51 tout neuf et tout brillant sur la section de parking dévolue au 75th FS… Le lendemain, 7 septembre, il passa une heure dans le beau “Mustang”, à se familiariser avec le cockpit. S’enquérant de la possibilité d’obtenir la permission d’en faire un tour, Don Lopez ne rencontra aucun officier plus gradé que lui sur le parking ou dans la salle d’alerte… il fit alors ce que nombre de pilotes de chasse âgés de 22 ans auraient fait dans une telle situation : il se donna à lui-même l’autorisation d’essayer le nouveau chasseur. Une fois en l’air, il appliqua la procédure de gestion normale des différents réservoirs de carburant qu’il appliquait dans son P-40N, qui est de vider les réservoirs internes des ailes en premier, et de ne passer sur le petit réservoir de fuselage qu’en dernier. Or – ce qu’il ne savait pas –, la procédure normale sur le P-51 est exactement l’inverse… parce que le centre de gravité du “Mustang” est très en arrière quand le réservoir de fuselage est plein. Les manoeuvres de combat sont interdites tant que le niveau de ce réservoir de 85 gallons (320 l) n’est pas descendu à au moins 35 gallons (132 l). Don Lopez décrocha violemment au sommet d’un Immelmann – un demi-looping avec un demi-tonneau au sommet. Et le
décrochage se transforma en vrille… Il exécuta les manoeuvres de sortie de vrille normale, puis de sortie de vrille inversée, mais rien n’y fit… Il coupa alors les gaz, et le “Mustang” se rétablit en piqué. Heureusement pour lui, Don Lopez disposait alors encore de suffisamment d’altitude pour effectuer sa ressource. Le hasard voulut que le 11 septembre suivant, Don Lopez se vît affecter ce même P-51C dans lequel il s’était fait une jolie frayeur. Il fit peindre aussitôt qu’il le put le nom Lope’s Hope 3rd sur le nez du chasseur.
Le 16 septembre, il revendiqua un “Zero” endommagé – à l’époque, tout chasseur japonais à moteur en étoile était appelé “Zero”, même s’il est fort peu probable que les avions du 75th FS aient pu rencontrer un “Zero” de la Marine japonaise. C’est ainsi qu’il décrivit le chasseur japonais dans son carnet de vol mais, bien plus tard, alors qu’il rédigeait son livre Into The Teeth of The Tiger, Don Lopez identifia le chasseur comme un Nakajima Ki.44, “Tojo” pour les Américains.
Jusqu’à ce que le major Clyde B. Slocumb prenne le commandement du 75th FS début novembre, la seule chose qui distinguait l’avion de Don Lopez des autres du même escadron était le nom Lope’s Hope 3rd. Désireux de donner un nouveau souffle au 75th, Clyde Slocumb décida d’orner de marquages spécifiques ses avions, ce que Don Lopez relate ainsi dans son livre : “Cet après- midi- là, Slocumb annonça qu’il avait trouvé comment peindre nos nouveaux avions. Les dents de tigres ne rendaient pas bien sur le P-51, alors il décida de recouvrir toute la section de queue de noir mat. Aussitôt dit, aussitôt fait. Il disparut et revint peu après avec un pistolet à peinture, un compresseur, du papier adhésif de masquage et plusieurs dizaines de litres de peinture. Il ne dit jamais comment il s’était procuré tout cela, et nous ne lui avons jamais demandé, mais ce soir-là, nous peignîmes tous les avions.”
Don Lopez réalisa ses deux dernières missions de guerre le 11 novembre, seulement deux jours plus tard. Bien qu’il eût accumulé cinq victoires, il ne fit jamais peindre les
symboles des deux dernières sur son “Mustang”. Il fut promu au grade de captain le 1er janvier 1945, puis quitta la Chine début mars.
Un seul maître mot : authenticité
Quand Bruce Eames donna en octobre 2014 le feu vert à la société AirCorps Aviation, à Bemidji, dans le Minnesota, pour restaurer son P-51C, le matricule du “Mustang” de Don Lopez n’était pas connu. Et pour cause : les rares photos montrant l’avion furent prises après que toute la queue eut été recouverte de noir mat, et donc que le matricule qui figure sur le plan vertical de dérive et la gouverne de direction eut été
masqué. Les historiens d’AirCorps se mirent au travail et ne tardèrent pas à retrouver les enfants de Don Lopez, qui avaient conservé le carnet de vol de leur père et qui le scannèrent. Sur la première page figurent les matricules de son second P- 40 et de son P-51C : 42-103585, ce qui en faisait un P-51C-5NT.
L’épave qui servit de base à la restauration est celle du P-51C-10NT matricule 43-24907. Construit dans l’usine d’Inglewood, en Californie, il fut livré à l’USAAF le 21 mai 1944 et resta aux États-Unis où il fut affecté à diverses unités d’entraînement dans le Mississippi et en Floride. Puis il fut envoyé à Fargo, dans le Dakota du Nord, où il fut vendu comme surplus au profit du North Dakota State College of Science de Wahpeton ; il y fit le bonheur de nombreux apprentis mécaniciens pendant plusieurs années. On ne sait guère autre chose sur le passé de cette cellule, sinon que ce qui en restait – fort peu en fait – finit par devenir la propriété du collectionneur américain Bob May qui consacra énormément de temps à récupérer ici et là des pièces de P-51B et P-51C – elles sont beaucoup plus rares que celles de P-51D.
AirCorps Aviation reçut les pièces constituant ce projet en mai 2011, et commença par les inventorier et les classer. Au même moment, la société fondée par Erik Hokuf se mit en chasse, avec un certain succès : viseur de type N3C, système de réchauffage des mitrailleuses, fiches électriques canons, support du pistolet lance-fusées et pistolet lance-fusées, radio spécifique, et même une ration de survie encore dans son emballage d’époque furent dénichés !
Quand Bruce Eames déclencha le début de la restauration en 2014, le mot d’ordre fut : aucune concession en matière d’authenticité. Donc pas question de substituer des pièces de P-51D à celles de ce P-51C… ce qui impliqua de fabriquer de neuf, aux spécifications originales, nombre de pièces. AirCorps est devenu en quelques années maître en la matière et les machines dont elle s’est dotée lui donnent une énorme capacité dans ce domaine. Les travaux prirent leur rythme de croisière au printemps de 2015, quand les bâtis d’assemblage furent installés dans l’atelier principal d’AirCorps. Une aile neuve fut commandée à Odegaard Wings, grand spécialiste du sujet, installé à Kindred dans le Dakota du Nord, qui la fournit quelques mois plus tard ; AirCorps y installa alors des repro- ductions de mitrailleuses Browning M2 de calibre .50 (12,7 mm) et tout l’équipement qui va avec : ceintures de munitions (inertes), réchauffeurs, solénoïdes, panneaux d’instructions,
et cinémitrailleuse. Si ce n’est pour les reproductions de mitrailleuses, tout est fonctionnel.
En fouillant dans les archives, les fureteurs d’AirCorps sont tombés sur un ordre du 6 novembre 1942 indiquant que les “Mustang” destinés au théâtre d’opérations CBI (Chine-Inde-Bimanie) devaient être équipés d’un système de transmission radio et de navigation particulier. La radio était du type SCR-274-N… qui ne fut montée sur les “Mustang” que s’ils étaient destinés à opérer en Asie et dans le Sud-Ouest du Pacifique. Trouver des indications sur la façon dont tous ses boîtiers et le modulateur avaient été montés fut un défi. Mais quelques photos d’époque relativement claires et les conseils de John Castorina – gourou américain des radios militaires – permirent d’identifier les antennes adéquates et de tout monter correctement.
Un souci obsessionnel du détail
Le souci du détail d’AirCorps Aviation est sans commune mesure avec ce qui se pratique dans d’autres ateliers. Ceux décrits ci-après ne sont que quelques exemples… Ainsi, les panneaux faisant l’objet d’une soudure par points ont reçu un traitement de décapage à l’acide pour éliminer tout contaminant et/ou oxydation, tel que l’indiquent les spécifications originales du fascicule FA5-3B de North American. C’est ce qui produit ces “bandes” plus claires bien visibles sur les panneaux en aluminium. AirCorps a aussi employé des rivets de type AN – celui correct pour l’époque – qu’elle a fait produire par une société qui en fabriquait déjà pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans les trois couleurs qu’on peut observer sur des “Mustang” conservés dans des musées et qui n’ont jamais été restaurés : dichromate, anodisé clair et bleu.
Encore plus fou… Du câble électrique avec une gaine en coton laqué, telle que celui d’époque, a été employé pour refaire le système électrique. Mais il a fallu recréer ce câble… Celui d’époque était recouvert d’une couche d’isolant en caoutchouc noir, protégé d’une gaine de coton. Puis il était laqué et des marquages techniques étaient apposés à intervalle régulier. Comme pour bien des choses, le câble électrique d’aujourd’hui est fait différemment.
Pour rester au plus de près de l’original et être le plus authentique possible, AirCorps a fait fabriquer par la société Allied Wire and Cable de Pewaukee, dans le Wisconsin, un câble avec une couche d’isolant en silicone noir – l’aviation civile américaine n’autorise plus le caoutchouc comme isolant. Puis ce câble a été envoyé à Narragansett Reproductions à Wood River Junction, dans l’État de Rhode Island, pour y être gainé de coton. Eric Trueblood, un des pontes d’AirCorps, a alors identifié la police de caractères utilisée pour les marquages techniques, a retrouvé une machine à marquer d’époque de marque Kingsley, équipée de la bonne police de caractères en différentes tailles – la taille augmentant avec la section du câble–, et a pu apposer les bons marquages, de la bonne taille, sur les différents câbles. Quand on en arrive à ce niveau de détails, trouver un pistolet lance-fusées et sa sacoche, la sacoche des fusées, un sac servant à larguer des messages, une check-list d’époque, un abaque d’enveloppe de vol, une trousse de premiers secours – le tout d’époque –, reproduire les tampons d’inspection et les stencils… paraît facile ! Former des tôles d’aluminium à double courbe aussi !
Autre exemple de l’attention au détail démente dont fait preuve AirCorps : les photos d’époque du Lope’s Hope 3rd laissant apparaître un bouchon de réservoir de carburant sur le côté du fuselage, ses his- toriens en déduisirent au début que le “Mustang” de Don Lopez était un P-51C-10NT, et donc du même lot de construction que le matricule 43-24907 dont ils disposaient comme base de restauration. Mais lorsqu’ils eurent connaissance du matricule du P-51C de Don Lopez, ils constatèrent qu’il s’agissait d’un P-51C-5NT… qui n’était pas censé être équipé d’un tel bouchon de réservoir quand il sortait de chaîne… Plusieurs heures de recherches plus tard, ils apprirent – notamment en étudiant la carte de suivi h i s t or i que de l’avion, d i sponible aux archives de l’US Air Force – que le 42-103585 de Don Lopez avait été expédié au centre de modification voisin de l’usine North American de Dallas juste après avoir été réceptionné. Là, il avait reçu le réservoir de carburant et les équipements radio et de navigation spécifiques aux avions destinés au théâtre d’opération CBI. L’absence de ce bouchon de réservoir de carburant sur le côté du fuselage est normalement ce qui permet de distinguer un P-51C-5NT d’un P-51C-10NT.
Une autre spécificité du P-51C10NT est qu’il n’est équipé d’une sortie d’évent de réservoir d’huile que sur le côté gauche du capot moteur. Plus tard, le Technical Order 60JD-37 imposa de remplacer le “vieux” système d’évents à deux sorties bilatérales par un système à sortie unique sur le côté gauche. Cette modification, avec celle du réservoir de fuselage, élimine de fait ce qui fait la différence entre un P-51C-5NT (évent double bilatéral) et un P-51C-10NT.
La liste de détails “de folie” produits par AirCorps Aviation sur le Lope’s Hope 3rd ne s’arrête pas là, mais il faudrait une dizaine de pages supplémentaires pour en faire état…
Le 16 octobre 2017, Warren Pietsch fit décoller le 43-24907 restauré pour la première fois. Un vol sans le moindre souci. Puis le chasseur a été présenté à AirVenture 2018, l’été dernier à Oshkosh, dans le Wisconsin, où il a reçu le trophée de Grand Champion de la catégorie Warbirds-Deuxième Guerre mondiale. Une nouvelle récompense, après le titre de viceGrand Champion reçu pour le P-51D Sierra Sue II en 2015, pour la jeune société AirCorps Aviation qui n’existe que depuis 2011. Chapeau !