L’entente cordiale autour de Concorde
Concorde fut le fruit de recherches britanniques et françaises lancées à la fin des années 1950. Voici les projets qui menèrent au supersonique.
Les projets britanniques et français qui précédèrent le supersonique européen.
Les études pour un avion de transport britannique supersonique commencèrent à la fin des années 1940. Mais cette grande ambition prit seulement de l’importance en 1956 avec la création du STAC (Supersonic Transport Aircraft Committee, Comité des avions de transport supersoniques), dirigé par Morien Morgan du Royal Aircraft Establishment (RAE) de Farnborough. Le principal objectif du comité était d’établir un programme avec le ministère des Approvisionnements, dont dépendait l’industrie aéronautique britannique, et également de consulter l’industrie et les clients potentiels comme British European Airways (BEA) et British Overseas Airways Corporation (BOAC).
Plusieurs constructeurs répondirent avec une grande variété de configurations de fuselage et d’ailes. Les bureaux d’études d’Armstrong Whitworth (AWA), Avro, Bristol, De Havilland, English Electric, Handley Page, le groupe Hawker Siddeley, Short Brothers et Vickers présentèrent des projets. Parmi les plus remarquables figuraient l’aile en M de AWA et le Bristol 198, qui fut le point de départ de la contribution britannique à Concorde.
L’étude d’aile en M d’AWA datait de 1959 – Vickers conçut également un projet avec la même forme de voilure. Elle permettait de transporter 106 passagers sur une distance de 2 780 km à Mach 1,2. Sa conception reposait sur l’hypothèse que la traînée pourrait être réduite de 75 % grâce à la disposition de l’aile en M. Le projet R-261 avait une envergure de 33,38 m, une longueur de 55,17 m et une voilure de 279 m2 – avec une aile en flèche de 55°. Sa masse au décollage était de 83 236 kg. Il devait être propulsé par quatre moteurs développant 8 035 kg de poussée chacun.
Bristol contre Hawker Siddeley
La première étude du Bristol 198 fut présentée en février 1957. Il transporterait 100 passagers sur une étape de 2 780 km à une vitesse de croisière de Mach 1,2.
Selon les fortes recommandations du STAC formulées en mars 1959, il convenait de commencer les travaux de conception détaillée de deux supersoniques de première génération comme suit :
– un long- courrier capable de transporter 150 passagers sans escale entre Londres et New York (soit une longueur d’étape d’environ 5 630 km) et à une vitesse de croisière d’environ Mach 2 ;
– une autonomie plus courte ( jusqu’à 2 415 km) pour opérer sur
des liaisons européennes avec une vitesse de croisière de Mach 1,2 et une capacité de 100 passagers.
Le transatlantique fut finalement privilégié.
En 1960, la plupart des constructeurs d’aéronefs britanniques fusionnèrent en deux entités principales : la British Aircraft Corporation (BAC), qui comprenait Bristol, English Electric et Vickers, et Hawker Siddeley Aviation (HSA), qui absorbait entre autres Armstrong Whitworth, De Havilland et Hawker.
Le BAC 198 évolua sensiblement en août 1961. Sa conception reposait sur une aile delta élancée. Deux moteurs furent proposés pour le propulser : le Bristol “Olympus” 593/3 (lire article page 22) et le turboréacteur à double flux RB.171- 4 de Rolls-Royce. À ce stade la préférence alla à un groupe de six “Olympus” 593/3. Le Type 198 devait être construit principalement en alliage d’aluminium (lire encadré page 21). Il était conçu pour voler à une vitesse de croisière d’environ Mach 2,2 à 15 550 m d’altitude sur une liaison transatlantique. Un maximum de 146 passagers pouvaient embarquer ; l’envergure était de 25,60 m, la longueur de 57,43 m, l’aire des ailes de 465,00 m2 et la masse autorisée de 174 636 kg.
Hawker Siddeley concourut avec son Type 1000 en 1960. Il était destiné à évoluer à Mach 2,2. Les bords d’attaque de l’aile se prolongeaient sur les côtés du fuselage vers l’avant et les six moteurs étaient placés sous l’aile arrière – le type de moteur n’était pas précisé. Son envergure était de 22,74 m, sa longueur de 54,56 m, la surface de l’aile de 558 m2, avec une masse de 145 152 kg ; il pouvait transporter 100 passagers. Hawker Siddeley étudia aussi le Type 1011, une configuration à géométrie variable.
À ce stade, le Bristol 198 et le HS.1000 étaient les deux principaux concurrents. En mai 1960, ils furent tous deux examinés de près par le ministère. Cependant, en septembre 1961, les ingénieurs constatèrent que le BAC 198 avait pris du poids au fur et à mesure que sa conception avançait, de sorte qu’il évolua vers le Type 223. C’était un projet nouveau, qui fut envisagé comme base possible pour un supersonique moyen et long courrier. Le Type 223 de septembre 1961 était similaire dans sa conception au Type 198, avec une aile en flèche (69°), mais désormais il ne comprenait plus que quatre Bristol “Olympus” 593. Il avait une longueur de 53,64 m, une envergure de 21,34 m, une surface d’aile de 344,10 m2 et une masse de 109 622 kg pour 100 passagers.
En fin de compte, ce fut le BAC 223 qui fut retenu pour le Royaume-Uni comme base d’un supersonique transatlantique. Ce projet comprenait beaucoup de points communs avec la Super-Caravelle que les Français venaient de définir comme leur futur supersonique.
Les projets de Super-Caravelle
Les Français se lancèrent un peu plus tard que les Britanniques dans la course au supersonique. En 1958, le patron de la SNCASE, Georges Héreil, avait de quoi se réjouir : le SE 210 Caravelle ( premier vol le 27 mai 1955) décrochait contrat sur contrat : Air France, Scandinavian Air Services, Varig, Air Algérie, Alitalia, Sabena… Même Howard Hughes était impressionné. Aussi demanda-t-il qu’on améliore le modèle et qu’on le décline en une famille de nouveaux appareils. L’équipe du directeur technique de la SNCASE, André Vaultier, avait déjà commencé à travailler sur des projets de supersonique civil, dont le X-225, avion de transport supersonique propulsé par cinq ou six “Super Atar”, projet de la Snecma. Héreil trouva l’idée excellente mais imposa une condition : le nouvel avion devait garder un “air de famille” avec la Caravelle. C’est ainsi que fut lancée la Super- Caravelle. Le projet fut confié à Lucien Servanty, considéré comme l’expert en avion à haute performance après avoir conçu et mis au point le chasseur “Trident”.
Une première version de la Super-Caravelle conçue début 1958 pouvait transporter 60 passagers sur
3 000 km à une vitesse comprise entre Mach 1,6 et Mach 2. Ces choix étaient basés sur deux attendus : l’appareil devait être un moyen-courrier pour les lignes européennes (comme la Caravelle) et devait utiliser des matériaux connus et maîtrisés, les alliages d’aluminium, ce qui, pour cause d’échauffement cinétique, limitait la vitesse à Mach 2,3. L’architecture retenue était un avion doté d’une aile en losange placée très en arrière, avec un plan canard triangulaire derrière le poste de pilotage. C’était à l’époque la solution prônée par l’Onera pour les appareils supersoniques de grand tonnage… et aussi celle retenue par North American pour son bombardier B-70 “Valkyrie” (lire Le Fana de l’Aviation n° 584 et 585). De la Caravelle originale, seuls subsistaient l’empennage vertical, les réacteurs – maintenant au nombre de quatre –placés à l’arrière du fuselage, et l’accès par un escalier sous la queue. Héreil souhaitait ne pas trop s’éloigner de la Caravelle originale, alors que Servanty proposait une formule originale, dont seul le nom rappelait l’origine. Héreil, sceptique quant à l’avenir commercial du futur supersonique, préféra démissionner de son poste.
Supersonique nucléaire
Servanty étudia aussi une SuperCaravelle à propulsion nucléaire, et conclut à sa faisabilité. Toutefois quelques problèmes étaient pressentis tenant au pilotage des moteurs (la puissance délivrée tendait en théorie à être “tout ou rien”). Il était de plus impossible d’arrêter complètement le réacteur, même lorsque l’avion était à l’arrêt… La brochure sur l’avion à propulsion nucléaire contient également de brefs développements sur une version à décollage verticale utilisant la combinaison de nombreux réacteurs de sustentation en sus des réacteurs de propulsion. Toutes ces études très avancées furent vite abandonnées au profit de formules plus classiques.
Le 4 mai 1959, le STAé (Service technique aéronautique) convoqua les avionneurs et l’Onera pour débattre de l’avion de transport supersonique qu’il estimait voir apparaître entre 1965 et 1970. Le problème principal était de trouver un réacteur adapté pour le propulser. Nord Aviation mit en avant sa compétence en matière de turbostatoréacteur, issue du programme d’intercepteur “Griffon”.
Chez Sud Aviation, Lucien Servanty fut promu directeur du bureau d’études et confia le programme du supersonique à Gilbert Cormery. Ce dernier avait son opinion sur la question des propulseurs : jusqu’à Mach 2,5, le turboréacteur était le meilleur et il proposait de se rapprocher des motoristes britanniques RollsRoyce et Bristol- Siddeley. Si l’on partait sur un projet Mach 3, alors le turbo-stato devenait intéressant, et dans ce cas on pourrait travailler avec Nord Aviation.
En août 1959, un premier contact officiel fut signé avec les Britanniques, représentés par Audrey Jones, le ministre des Approvisionnements, et Louis Bonte, directeur de la DTIA (Direction technique et industriel de l’aéronautique). Ce contact fut suivi d’une autre rencontre entre une délégation britannique menée par le Dr Walter Cawood (du ministère de l’Aviation britannique) et les Français conduits par l’ingénieur général de l’Air Jean Gérardin (du STAé). Il fut alors révélé que les Britanniques travaillaient sur le sujet depuis 1956 et favorisaient plutôt un long-courrier Mach 3. Les Français répondirent qu’il valait mieux viser plus raisonnable avec un moyen- courrier Mach 2, techniquement moins
complexe. Cela éviterait d’affronter directement la concurrence des Américains et des Soviétiques qui, eux aussi, cibleraient probablement le long- courrier Mach 3. Pour les Britanniques, à l’inverse, en dessous de 3 000 km de distance franchissable, il ne servait à rien de passer en supersonique, les temps de montée et de descente de l’altitude de croisière réduisant à rien l’avantage de temps gagné durant le (court) vol supersonique.
Le 15 décembre 1959, Bonte écrivit à Sud, Nord et Dassault pour leur demander une étude de faisabilité pour un avion supersonique, excluant spécifiquement les versions à décollage et atterrissage vertical.
Plusieurs autres rencontres franco-britanniques eurent lieu en 1960 sans que les positions des uns ni des autres n’évoluent. Il fut donc question un moment d’avoir deux versions : long et moyen-courrier.
L’aile gothique pour Concorde
1960 fut une année de grande incertitude pour le bureau d’études de Sud Aviation : les travaux en soufflerie firent en effet apparaître de grandes difficultés avec la configuration canard durant les phases de décollage et d’atterrissage. Malgré les modifications apportées (aile devenue delta, réacteurs placés sous l’aile, forme des nacelles réacteur, empennages verticaux multiples), l’appareil restait instable dans ces phases. L’Onera, appelé à la rescousse, proposa un croupion mobile porteur de surfaces horizontales et même de placer la verrière du cockpit… sous le fuselage.
Gilbert Cormery indiqua dans ses souvenirs que, le 20 octobre 1960, l’avenir de la Super- Caravelle fut réorienté pour le meilleur par l’abandon des canards remplacés par une aile “gothique” aux formes complexes. L’introduction d’un système de gestion des réservoirs de carburant permit également d’équilibrer l’assiette de l’appareil durant les diverses phases du vol.
En décembre, l’Onera et le RAE mirent en place un travail collaboratif concernant l’avion de transport supersonique. Il était question également de voir s’il était possible d’intéresser les militaires au projet. Entre 1960 et 1964 la SuperCaravelle, renommée “Plateforme supersonique”, fut proposée comme lanceur d’engin dans le cadre du programme “Minerve”. Cependant elle s’avéra rapidement ni adaptée ni même adaptable à cette mission.
Les trois constructeurs présentèrent leurs conclusions en 1961, Dassault et Nord gardant la configuration canard, tandis que Sud proposait une Super-Caravelle qui ressemblait déjà beaucoup au Concorde que nous connaissons. Nord proposa une variante Mach 3, hors sujet par rapport aux orientations stratégiques choisies. Le projet Dassault se caractérisait par une option à géométrie variable (basculement vers le bas des extrémités d’ailes lors du vol supersonique). Sud Aviation, pressentant une réorientation de la stratégie commerciale, introduisit la Super- Caravelle IIID, optimisée pour le vol transatlantique.
Au 24e Salon aéronautique de Paris, qui s’ouvrit le 25 mai 1961, la Super-Caravelle, dont la maquette dominait le stand Sud Aviation, fut révélée au grand public. Neuf mois plus tard, le 26 mars 1962, Robert Buron, le ministre des Transports, et son homologue britannique, Peter Thorneycroft, signèrent l’accord de coopération qui lançait le projet de transport supersonique (SST en anglais) des deux côtés de la Manche. Ainsi naquit le Concorde, croisement du projet britannique BAC 223 et de la Super-Caravelle !