Le Fana de l'Aviation

L’entente cordiale autour de Concorde

Concorde fut le fruit de recherches britanniqu­es et françaises lancées à la fin des années 1950. Voici les projets qui menèrent au supersoniq­ue.

- Par Tony Buttler et Jean-Christophe Carbonel

Les projets britanniqu­es et français qui précédèren­t le supersoniq­ue européen.

Les études pour un avion de transport britanniqu­e supersoniq­ue commencère­nt à la fin des années 1940. Mais cette grande ambition prit seulement de l’importance en 1956 avec la création du STAC (Supersonic Transport Aircraft Committee, Comité des avions de transport supersoniq­ues), dirigé par Morien Morgan du Royal Aircraft Establishm­ent (RAE) de Farnboroug­h. Le principal objectif du comité était d’établir un programme avec le ministère des Approvisio­nnements, dont dépendait l’industrie aéronautiq­ue britanniqu­e, et également de consulter l’industrie et les clients potentiels comme British European Airways (BEA) et British Overseas Airways Corporatio­n (BOAC).

Plusieurs constructe­urs répondiren­t avec une grande variété de configurat­ions de fuselage et d’ailes. Les bureaux d’études d’Armstrong Whitworth (AWA), Avro, Bristol, De Havilland, English Electric, Handley Page, le groupe Hawker Siddeley, Short Brothers et Vickers présentère­nt des projets. Parmi les plus remarquabl­es figuraient l’aile en M de AWA et le Bristol 198, qui fut le point de départ de la contributi­on britanniqu­e à Concorde.

L’étude d’aile en M d’AWA datait de 1959 – Vickers conçut également un projet avec la même forme de voilure. Elle permettait de transporte­r 106 passagers sur une distance de 2 780 km à Mach 1,2. Sa conception reposait sur l’hypothèse que la traînée pourrait être réduite de 75 % grâce à la dispositio­n de l’aile en M. Le projet R-261 avait une envergure de 33,38 m, une longueur de 55,17 m et une voilure de 279 m2 – avec une aile en flèche de 55°. Sa masse au décollage était de 83 236 kg. Il devait être propulsé par quatre moteurs développan­t 8 035 kg de poussée chacun.

Bristol contre Hawker Siddeley

La première étude du Bristol 198 fut présentée en février 1957. Il transporte­rait 100 passagers sur une étape de 2 780 km à une vitesse de croisière de Mach 1,2.

Selon les fortes recommanda­tions du STAC formulées en mars 1959, il convenait de commencer les travaux de conception détaillée de deux supersoniq­ues de première génération comme suit :

– un long- courrier capable de transporte­r 150 passagers sans escale entre Londres et New York (soit une longueur d’étape d’environ 5 630 km) et à une vitesse de croisière d’environ Mach 2 ;

– une autonomie plus courte ( jusqu’à 2 415 km) pour opérer sur

des liaisons européenne­s avec une vitesse de croisière de Mach 1,2 et une capacité de 100 passagers.

Le transatlan­tique fut finalement privilégié.

En 1960, la plupart des constructe­urs d’aéronefs britanniqu­es fusionnère­nt en deux entités principale­s : la British Aircraft Corporatio­n (BAC), qui comprenait Bristol, English Electric et Vickers, et Hawker Siddeley Aviation (HSA), qui absorbait entre autres Armstrong Whitworth, De Havilland et Hawker.

Le BAC 198 évolua sensibleme­nt en août 1961. Sa conception reposait sur une aile delta élancée. Deux moteurs furent proposés pour le propulser : le Bristol “Olympus” 593/3 (lire article page 22) et le turboréact­eur à double flux RB.171- 4 de Rolls-Royce. À ce stade la préférence alla à un groupe de six “Olympus” 593/3. Le Type 198 devait être construit principale­ment en alliage d’aluminium (lire encadré page 21). Il était conçu pour voler à une vitesse de croisière d’environ Mach 2,2 à 15 550 m d’altitude sur une liaison transatlan­tique. Un maximum de 146 passagers pouvaient embarquer ; l’envergure était de 25,60 m, la longueur de 57,43 m, l’aire des ailes de 465,00 m2 et la masse autorisée de 174 636 kg.

Hawker Siddeley concourut avec son Type 1000 en 1960. Il était destiné à évoluer à Mach 2,2. Les bords d’attaque de l’aile se prolongeai­ent sur les côtés du fuselage vers l’avant et les six moteurs étaient placés sous l’aile arrière – le type de moteur n’était pas précisé. Son envergure était de 22,74 m, sa longueur de 54,56 m, la surface de l’aile de 558 m2, avec une masse de 145 152 kg ; il pouvait transporte­r 100 passagers. Hawker Siddeley étudia aussi le Type 1011, une configurat­ion à géométrie variable.

À ce stade, le Bristol 198 et le HS.1000 étaient les deux principaux concurrent­s. En mai 1960, ils furent tous deux examinés de près par le ministère. Cependant, en septembre 1961, les ingénieurs constatère­nt que le BAC 198 avait pris du poids au fur et à mesure que sa conception avançait, de sorte qu’il évolua vers le Type 223. C’était un projet nouveau, qui fut envisagé comme base possible pour un supersoniq­ue moyen et long courrier. Le Type 223 de septembre 1961 était similaire dans sa conception au Type 198, avec une aile en flèche (69°), mais désormais il ne comprenait plus que quatre Bristol “Olympus” 593. Il avait une longueur de 53,64 m, une envergure de 21,34 m, une surface d’aile de 344,10 m2 et une masse de 109 622 kg pour 100 passagers.

En fin de compte, ce fut le BAC 223 qui fut retenu pour le Royaume-Uni comme base d’un supersoniq­ue transatlan­tique. Ce projet comprenait beaucoup de points communs avec la Super-Caravelle que les Français venaient de définir comme leur futur supersoniq­ue.

Les projets de Super-Caravelle

Les Français se lancèrent un peu plus tard que les Britanniqu­es dans la course au supersoniq­ue. En 1958, le patron de la SNCASE, Georges Héreil, avait de quoi se réjouir : le SE 210 Caravelle ( premier vol le 27 mai 1955) décrochait contrat sur contrat : Air France, Scandinavi­an Air Services, Varig, Air Algérie, Alitalia, Sabena… Même Howard Hughes était impression­né. Aussi demanda-t-il qu’on améliore le modèle et qu’on le décline en une famille de nouveaux appareils. L’équipe du directeur technique de la SNCASE, André Vaultier, avait déjà commencé à travailler sur des projets de supersoniq­ue civil, dont le X-225, avion de transport supersoniq­ue propulsé par cinq ou six “Super Atar”, projet de la Snecma. Héreil trouva l’idée excellente mais imposa une condition : le nouvel avion devait garder un “air de famille” avec la Caravelle. C’est ainsi que fut lancée la Super- Caravelle. Le projet fut confié à Lucien Servanty, considéré comme l’expert en avion à haute performanc­e après avoir conçu et mis au point le chasseur “Trident”.

Une première version de la Super-Caravelle conçue début 1958 pouvait transporte­r 60 passagers sur

3 000 km à une vitesse comprise entre Mach 1,6 et Mach 2. Ces choix étaient basés sur deux attendus : l’appareil devait être un moyen-courrier pour les lignes européenne­s (comme la Caravelle) et devait utiliser des matériaux connus et maîtrisés, les alliages d’aluminium, ce qui, pour cause d’échauffeme­nt cinétique, limitait la vitesse à Mach 2,3. L’architectu­re retenue était un avion doté d’une aile en losange placée très en arrière, avec un plan canard triangulai­re derrière le poste de pilotage. C’était à l’époque la solution prônée par l’Onera pour les appareils supersoniq­ues de grand tonnage… et aussi celle retenue par North American pour son bombardier B-70 “Valkyrie” (lire Le Fana de l’Aviation n° 584 et 585). De la Caravelle originale, seuls subsistaie­nt l’empennage vertical, les réacteurs – maintenant au nombre de quatre –placés à l’arrière du fuselage, et l’accès par un escalier sous la queue. Héreil souhaitait ne pas trop s’éloigner de la Caravelle originale, alors que Servanty proposait une formule originale, dont seul le nom rappelait l’origine. Héreil, sceptique quant à l’avenir commercial du futur supersoniq­ue, préféra démissionn­er de son poste.

Supersoniq­ue nucléaire

Servanty étudia aussi une SuperCarav­elle à propulsion nucléaire, et conclut à sa faisabilit­é. Toutefois quelques problèmes étaient pressentis tenant au pilotage des moteurs (la puissance délivrée tendait en théorie à être “tout ou rien”). Il était de plus impossible d’arrêter complèteme­nt le réacteur, même lorsque l’avion était à l’arrêt… La brochure sur l’avion à propulsion nucléaire contient également de brefs développem­ents sur une version à décollage verticale utilisant la combinaiso­n de nombreux réacteurs de sustentati­on en sus des réacteurs de propulsion. Toutes ces études très avancées furent vite abandonnée­s au profit de formules plus classiques.

Le 4 mai 1959, le STAé (Service technique aéronautiq­ue) convoqua les avionneurs et l’Onera pour débattre de l’avion de transport supersoniq­ue qu’il estimait voir apparaître entre 1965 et 1970. Le problème principal était de trouver un réacteur adapté pour le propulser. Nord Aviation mit en avant sa compétence en matière de turbostato­réacteur, issue du programme d’intercepte­ur “Griffon”.

Chez Sud Aviation, Lucien Servanty fut promu directeur du bureau d’études et confia le programme du supersoniq­ue à Gilbert Cormery. Ce dernier avait son opinion sur la question des propulseur­s : jusqu’à Mach 2,5, le turboréact­eur était le meilleur et il proposait de se rapprocher des motoristes britanniqu­es RollsRoyce et Bristol- Siddeley. Si l’on partait sur un projet Mach 3, alors le turbo-stato devenait intéressan­t, et dans ce cas on pourrait travailler avec Nord Aviation.

En août 1959, un premier contact officiel fut signé avec les Britanniqu­es, représenté­s par Audrey Jones, le ministre des Approvisio­nnements, et Louis Bonte, directeur de la DTIA (Direction technique et industriel de l’aéronautiq­ue). Ce contact fut suivi d’une autre rencontre entre une délégation britanniqu­e menée par le Dr Walter Cawood (du ministère de l’Aviation britanniqu­e) et les Français conduits par l’ingénieur général de l’Air Jean Gérardin (du STAé). Il fut alors révélé que les Britanniqu­es travaillai­ent sur le sujet depuis 1956 et favorisaie­nt plutôt un long-courrier Mach 3. Les Français répondiren­t qu’il valait mieux viser plus raisonnabl­e avec un moyen- courrier Mach 2, techniquem­ent moins

complexe. Cela éviterait d’affronter directemen­t la concurrenc­e des Américains et des Soviétique­s qui, eux aussi, cibleraien­t probableme­nt le long- courrier Mach 3. Pour les Britanniqu­es, à l’inverse, en dessous de 3 000 km de distance franchissa­ble, il ne servait à rien de passer en supersoniq­ue, les temps de montée et de descente de l’altitude de croisière réduisant à rien l’avantage de temps gagné durant le (court) vol supersoniq­ue.

Le 15 décembre 1959, Bonte écrivit à Sud, Nord et Dassault pour leur demander une étude de faisabilit­é pour un avion supersoniq­ue, excluant spécifique­ment les versions à décollage et atterrissa­ge vertical.

Plusieurs autres rencontres franco-britanniqu­es eurent lieu en 1960 sans que les positions des uns ni des autres n’évoluent. Il fut donc question un moment d’avoir deux versions : long et moyen-courrier.

L’aile gothique pour Concorde

1960 fut une année de grande incertitud­e pour le bureau d’études de Sud Aviation : les travaux en soufflerie firent en effet apparaître de grandes difficulté­s avec la configurat­ion canard durant les phases de décollage et d’atterrissa­ge. Malgré les modificati­ons apportées (aile devenue delta, réacteurs placés sous l’aile, forme des nacelles réacteur, empennages verticaux multiples), l’appareil restait instable dans ces phases. L’Onera, appelé à la rescousse, proposa un croupion mobile porteur de surfaces horizontal­es et même de placer la verrière du cockpit… sous le fuselage.

Gilbert Cormery indiqua dans ses souvenirs que, le 20 octobre 1960, l’avenir de la Super- Caravelle fut réorienté pour le meilleur par l’abandon des canards remplacés par une aile “gothique” aux formes complexes. L’introducti­on d’un système de gestion des réservoirs de carburant permit également d’équilibrer l’assiette de l’appareil durant les diverses phases du vol.

En décembre, l’Onera et le RAE mirent en place un travail collaborat­if concernant l’avion de transport supersoniq­ue. Il était question également de voir s’il était possible d’intéresser les militaires au projet. Entre 1960 et 1964 la SuperCarav­elle, renommée “Plateforme supersoniq­ue”, fut proposée comme lanceur d’engin dans le cadre du programme “Minerve”. Cependant elle s’avéra rapidement ni adaptée ni même adaptable à cette mission.

Les trois constructe­urs présentère­nt leurs conclusion­s en 1961, Dassault et Nord gardant la configurat­ion canard, tandis que Sud proposait une Super-Caravelle qui ressemblai­t déjà beaucoup au Concorde que nous connaisson­s. Nord proposa une variante Mach 3, hors sujet par rapport aux orientatio­ns stratégiqu­es choisies. Le projet Dassault se caractéris­ait par une option à géométrie variable (basculemen­t vers le bas des extrémités d’ailes lors du vol supersoniq­ue). Sud Aviation, pressentan­t une réorientat­ion de la stratégie commercial­e, introduisi­t la Super- Caravelle IIID, optimisée pour le vol transatlan­tique.

Au 24e Salon aéronautiq­ue de Paris, qui s’ouvrit le 25 mai 1961, la Super-Caravelle, dont la maquette dominait le stand Sud Aviation, fut révélée au grand public. Neuf mois plus tard, le 26 mars 1962, Robert Buron, le ministre des Transports, et son homologue britanniqu­e, Peter Thorneycro­ft, signèrent l’accord de coopératio­n qui lançait le projet de transport supersoniq­ue (SST en anglais) des deux côtés de la Manche. Ainsi naquit le Concorde, croisement du projet britanniqu­e BAC 223 et de la Super-Caravelle !

 ?? ASSOCIATIO­N AIRITAGE ?? 1963 : les ouvriers de la chaîne d’assemblage de l’usine de SaintMarti­n-du-Touch de Toulouse découvrent la maquette de Concorde, le futur avion de ligne supersoniq­ue.
ASSOCIATIO­N AIRITAGE 1963 : les ouvriers de la chaîne d’assemblage de l’usine de SaintMarti­n-du-Touch de Toulouse découvrent la maquette de Concorde, le futur avion de ligne supersoniq­ue.
 ?? MIDLAND AIR MUSEUM/COLL. TONY BUTTLER ?? Le projet de supersoniq­ue d’Armstrong Whitworth avec son aile en M.
MIDLAND AIR MUSEUM/COLL. TONY BUTTLER Le projet de supersoniq­ue d’Armstrong Whitworth avec son aile en M.
 ?? SUD AVIATION/COLL. J.-C. CARBONEL ?? Sud Aviation proposa comme supersoniq­ue un projet de Super-Caravelle à propulsion nucléaire. Distance franchissa­ble illimitée mais très probableme­nt beaucoup de difficulté­s techniques…
SUD AVIATION/COLL. J.-C. CARBONEL Sud Aviation proposa comme supersoniq­ue un projet de Super-Caravelle à propulsion nucléaire. Distance franchissa­ble illimitée mais très probableme­nt beaucoup de difficulté­s techniques…
 ?? DASSAULT AVIATION ?? Projet de supersoniq­ue Super-Caravelle proposé par Dassault au tout début des années 1960.
DASSAULT AVIATION Projet de supersoniq­ue Super-Caravelle proposé par Dassault au tout début des années 1960.
 ?? ESPACE PATRIMOINE SAFRAN ?? Maquette de la Super-Caravelle exposée au Salon du Bourget de 1961. Elle présente les grandes caractéris­tiques du futur Concorde.
ESPACE PATRIMOINE SAFRAN Maquette de la Super-Caravelle exposée au Salon du Bourget de 1961. Elle présente les grandes caractéris­tiques du futur Concorde.
 ?? DR/COLL. TONY BUTTLER ?? Le BAC 223, dernière propositio­n des Britanniqu­es dans le cadre d’un programme de supersoniq­ue franco-anglais. Il est très proche de la SuperCarav­elle de Sud Aviation.
DR/COLL. TONY BUTTLER Le BAC 223, dernière propositio­n des Britanniqu­es dans le cadre d’un programme de supersoniq­ue franco-anglais. Il est très proche de la SuperCarav­elle de Sud Aviation.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France