L’“Olympus” propulse Concorde à Mach 2
Permettre à Concorde d’atteindre Mach 2 était un véritable défi pour les motoristes qui durent concevoir un moteur puissant et fiable.
Il fallut associer les équipes de Bristol et de la Snecma pour réussir un réacteur fi able.
Le 21 novembre 1961, Bristol Siddeley et Snecma s’associèrent pour proposer l’“Olympus” comme moteur du futur supersonique franco- britannique. Le Bristol “Olympus” fut conçu à l’origine pour propulser le bombardier subsonique Avro “Vulcan”. La première version, l’“Olympus” Mk 100, affichait une poussée d’à peine 5 t quand sa production fut lancée en 1953. Le Mk 200 atteignit 7 260 kg de poussée en 1957. Elle passa à 9 t avec l’“Olympus” 301.
En 1960, la RAF sélectionna l’“Olympus” 320-22R, la première version équipée d’une postcombustion, pour motoriser le bombardier bimoteur TSR2. Avec 13,6 t de poussée, il était le plus puissant des réacteurs européens. L’“Olympus” bénéficiait alors d’un avantage considérable : c’était le premier réacteur double corps, c’est-à-dire à compression partagée entre deux rotors tournant à des vitesses différentes, permettant ainsi de procéder à des modifications sur l’un sans toucher à l’autre.
Une coopération à une échelle inédite
L’accord intergouvernemental entre la France et la Grande Bretagne du 29 novembre 1962 lança le Concorde. La répartition des tâches attribuait 60 % du moteur à Bristol et 40 % à la Snecma, et 60 % de la cellule à Sud Aviation et 40 % à BAC.
Il fallait tout imaginer dans cette coopération, menée à une échelle encore inédite. Pour la gestion du programme tout d’abord : un comité en assurait la conduite générale, épaulé par un comité pour la cellule et un autre pour le moteur. L’équipe de Bristol étudia le compresseur, les chambres de combustion et la turbine. L’équipe “Olympus” de la Snecma avait la responsabilité de l’ensemble arrière du réacteur avec la postcombustion, le dispositif d’atténuation de bruit et l’inverseur de poussée. Jean Calmon, ingénieur en chef du programme entre 1970 et 1972, se souvient de la coopération entre les deux motoristes : “Dès la signature de l’accord intergouvernemental, Bristol et Snecma ont mis en place un management efficace, appuyé sur des hommes clés d’exceptions, qui ont installé dès le départ et pour toute la suite du programme un remarquable esprit de respect et de confiance entre les équipes techniques des deux firmes.”
Les ingénieurs modifièrent en profondeur l’“Olympus” pour améliorer ses performances. Tout comme pour la cellule, le grand défi pour les réacteurs consistait à voler
à Mach 2 pendant de longues périodes. Il n’est pas inutile de rappeler que le “Mirage” III volait à Mach 2 pendant “seulement” une minute, le “Mirage” IV pendant 20 minutes. Concorde devait atteindre les deux heures ! À titre de comparaison, le bombardier américain Convair B-58, le plus rapide des avions à cette époque, avait rejoint Paris de New York le 26 mai 1961 en 3 heures et 14 minutes, un record ab s o l u – Concorde arriva à faire moins de 3 heures en décembre 1989. Il tenait les 2 000 km/ h pendant 30 minutes, une performance déjà unique. Les Européens visaient beaucoup plus loin. Il fallait non seulement atteindre les performances requises, mais faire en sorte que les matériels supportent l’intensité d’une utilisation commerciale. Un premier “Olympus” 593D (D pour développement, une sorte de proto- type encore assez éloigné de la version de série) tourna à Bristol. En novembre 1965, le premier des 16 “Olympus” 593B (B pour Big, gros, comprendre à la taille de Concorde) prévu pour les essais au sol tourna au banc. Les essais au sol furent effectués en Angleterre à Patchway et à Pyestock, au BriBtish National Gas Turbine Esta blishment. En France, le caisson de simulation du Centre national français d’essais de propulseurs (CEP) de Saclay fut mis à contribution, de même que les installations de la SnecmaS à MelunVillaroche.V
En 1966 intervvint un changemment du côté britannique : Bristol fusionna avec Rolls-Royce, son grand rival dans le domaine des moteurs. En juin 1966, l’“Olympus” tourna pour la première fois sur les installations de la Snecma. Les essais en vol commen- cèrent en septembre 1966 quand le “Vulcan” B.Mk 1 matricule XA 903 reçut un “Olympus” installé en nacelle ventrale ainsi que 11 t d’équipements de mesures.
Le défi des températures très élevées
Les premiers réacteurs furent livrés à Toulouse et Filton à la fin de 1967. Ils furent installés dans des nacelles étudiées pour le vol à grande vitesse. Les entrées d’air et les veines d’alimentation des réacteurs étaient en effet confrontées à des conditions très particulières. Un jeu très compliqué de cloisons permettait de ralentir l’air ingéré par les réacteurs lorsque l’avion évoluait à sa vitesse de croisière. Autre paramètre à prendre en compte : à Mach 2,2 la température pénétrant dans le moteur est de 153 °C, beaucoup plus importante que celles rencontrées sur un avion subsonique. Il faut donc des compresseurs résistant à des températures élevées. De même le corps chaud du réacteur dépassant les 1 000 °C, il fallut concevoir un système de refroidissement en prélevant de l’air dans les étages du compresseur.
Le 4 février 1968, l’“Olympus” fut mis en route sur le prototype 001. Il fallut de longs réglages sur la cellule et ses équipements avant de pouvoir décoller. Enfin, le 2 mars 1969, Concorde et “Olympus” s’envolaient. Les équipes de soutien du réacteur participèrent à la conquête du monde supersonique, avec Mach 1 le 1er octobre 1969, puis Mach 2 le 4 novembre 1970. Entretemps, les quatre “Olympus” 593-2A du premier prototype avaient été remplacés par des 3B plus puissants. Le prototype 002 passa lui du 593-2A au 2B avant de recevoir finalement des 3B en août 1970. “Dès le début, nous avons été énormément aidés par le bon comportement des moteurs. Pourtant, les choix technologiques étaient très audacieux puisque l’“Olympus” a été le premier moteur équipé d’une régulation électronique : il suffit de pousser la manette des gaz et les moteurs s’adaptent ensuite automatiquement”, souligna André Turcat en avril 1994, pour les 25 ans du premier vol de Concorde.
Le savoir-faire de la Snecma
En 1969, l’“Olympus” bénéficia ainsi de l’installation d’une chambre de combustion annulaire (1), techniquement plus avancée que les anciennes chambres de combustion à tubes séparés. Jean Calmon se souvient que les deux motoristes avaient organisé une compétition interne pour trouver le meilleur système. La Snecma l’emporta grâce au savoir-faire développé sur l’“Atar”, qui profita aussi à la postcombustion avec une commande de régulation progressive qui permettait de moduler l’augmentation de poussée en évitant les accélérations brusques.
Enfin, la puissance fut progressivement augmentée. “On a augmenté la puissance de la postcombustion, en la faisant passer de 9 à 17 %, précise Jean Calmon, parce que l’avion grossissait toujours, ce qui nécessitait toujours plus de puissance des réacteurs.” Concorde passa en effet au décollage de 138 t en mai 1964 à 150 t en mai 1965, pour atteindre finalement 185 t ! La mise au point de la tuyère avec les inverseurs de poussée passa au premier plan en 1969, quand sa conception fut remise en cause pour une question de gain de poids. Pour gagner 8 000 livres (3 630 kg) de charge marchande et donc 35 passagers, Sud Aviation proposa un ensemble plus léger, et voulut confier sa réalisation à l’entreprise californienne Tool Research and Engineering. Il fallut un travail acharné des équipes de la Snecma pour reprendre la main et diriger finalement l’étude du nouvel inverseur de poussée (dit “tuyère 28”). La tuyère 28 passa aux essais en avril 1971 avant d’être adopté en série.
Une gestion difficile
La gestion du programme par les comités s’avéra rapidement inefficace, comme le souligne Jean Calmon : “Dans la vie quotidienne du programme, et hormis la coopération Bristol/Snecma, l’inefficacité de la gestion d’ensemble du projet était pesante. En 1969, l’opération Concorde est devenue extrêmement compliquée ; les intervenants sont nombreux, les parti cipants aux réunions générales sont pléthoriques (50 à 60 représentants !), les dirigeants se noient dans les détails techniques, les décisions majeures sont incontrôlables ou implicites ou non prises, avionneurs et motoristes se rejetant la responsabilité des retards.”
Le défi de la certification
La Snecma met donc une place une nouvelle organisation : Jean Sollier devient en mai 1969 responsable de l’ensemble du programme “Olympus”. Il se souvient : “Jusque- là les décisions se prenaient à 40 personnes, c’était épouvantable, il y avait des comités machins, des comités trucs. La Snecma a été la première à nommer un directeur de programme, en ma personne, sur la suggestion du directeur technique de l’époque. C’était pour essayer de sauver la Snecma, une Snecma qui était prête à devenir simple sous- traitant de Rolls-Royce. Les services officiels ont dit : “Après tout, l’initiative de la Snecma est une bonne initiative”, et donc on a nommé dans les mois qui ont suivi des directeurs de programme : Pierre Gautier pour Sud Aviation, Pierre Young pour RollsRoyce et Mike Wilde pour BAC.”
La mise au point technique achevée, les équipes franco-britanniques relevèrent le défi de la certification, avec la mise place des procédures et de la documentation technique qui répondaient aux exigences et aux contraintes de l’aviation civile. Il fallut vérifier le fonctionnement du réacteur pendant de longue période. Dès février 1971, il fonctionna pendant 300 heures consécutives sur banc d’essais. Le 10 janvier 1973 le Concorde 02 de présérie fit son premier vol à Toulouse avec les moteurs définitifs, les “Olympus” 593- 602 de 17,2 t de
poussée, qui bénéficiaient de la chambre de combustion annulaire.
Le 29 septembre 1975, “Olympus” et Concorde reçurent les certificats de navigabilité qui permettaient une exploitation commerciale. Britanniques et Français assemblèrent 85 “Olympus” pour équiper la flotte de Concorde.
Un tournant pour la Snecma
L’idée d’une version améliorée du Concorde, propulsée par un “Olympus” 593 Mk 612, plus puissant, fut évoquée mais finalement abandonnée. Le projet du Concorde B présenté en 1975 se basait sur un “Olympus” modifié avec un compresseur basse pression à diamètre augmenté, dans l’optique de fournir 12 % de plus de poussée à Mach 2 et une baisse de 2 % de la consommation en carburant. Tout cela fut vite oublié. L’“Olympus” propulsa les Concorde jusqu’au 24 octobre 2003, date du dernier vol.
L’“Olympus” marqua un tournant pour la Snecma. Le pari technique avait été relevé et Concorde devait à son moteur d’avoir pu transporter quotidiennement des passagers à Mach 2. Jean Calmon précise : “Le programme Concorde a été très enrichissant pour nos équipes : entre 1968 et 1975, ce sont 800 à 1 000 personnes qui travaillaient sur le moteur à la direction technique. Des dizaines d’entre nous y ont acquis la pratique de la langue anglaise et l’ouverture aux relations internationales. Concorde a été pour ses acteurs une grande et exaltante aventure humaine. De nombreux liens de confiance, d’estime et de sympathie se sont créés entre Britanniques et Français dont cer- tains sont restés vivaces bien après la phase industrielle”.
Jean Sollier quitte en 1972 l’“Olympus” pour le CFM56 (lire page 74). Il souligne l’importance capitale de ce programme : “Sans Concorde, il n’y aurait pas aujourd’hui d’Airbus, il n’y aurait pas de CFM56. Nous avons su tirer toutes les leçons de la coopération Concorde, qui était une horreur totale. Mais c’est grâce à ces horreurs que l’on apprend. C’est grâce à Concorde que nous avons appris le moteur civil, que nous avons appris à coopérer, que nous avons appris à faire une certification de moteur civil. Jamais General Electric ne nous aurait accordé d’attention s’il n’y avait pas eu à cette époque-là Concorde”.
Remerciements : Jean Calmon, Jean Sollier, Dominique Prot et l’équipe de l’Espace Patrimoine Safran.