Nuit de feu dans le Golfe
L’attaque de la frégate Stark par un “Falcon” 50 irakien le 17 mai 1987
Les Irakiens transforment en 1986 un paisible Dassault “Falcon” 50 en redoutable traqueur de navires.
Golfe Arabo-Persique, le dimanche 17 mai 1987 dans la soirée. La nuit est tombée depuis longtemps au Moyen-Orient. L’aviso- escorteur français Protet, commandé par le capitaine de frégate Robert Feuilloy, effectue depuis le 16 mai sa première incursion dans le Golfe dans le cadre de la mission Ariane 5/87 (1). C’est alors le seul bâtiment français présent sur zone. (1) Le cf Robert Feuilloy fut le chef du détachement “Milan” qui assura la transformation des pilotes irakiens sur “Super Étendard” en 1983 à Landivisiau (lire Le Fana de l’Aviation n° 555).
Une mission à haut risque compte tenu du contexte de guerre navale à outrance que se livrent sans relâche l’Iran et l’Irak depuis plusieurs années dans tout le Golfe et particulièrement en ce début d’année 1987, lors duquel les attaques redoublent d’intensité (lire Le Fana de l’Aviation n° 580). En coopération avec les frégates américaines Reid et Stephen W. Groves, le Protet vient de participer au pistage d’une frégate iranienne de type Alvand entre Ormuz et l’île d’Abu Musa, le long de la côte des Émirats arabes unis, dans la zone appelée “allée des Alvand”.
Soudain vers 22 heures, alors que l’aviso- escorteur est au large de Dubaï, il reçoit un message de la frégate Stephen W. Groves avec laquelle il est resté en liaison tactique radiophonique : “The Stark has been attacked by “Exocet” !” ( le Stark a été attaqué par un “Exocet”). À bord du Protet, c’est la stupéfaction. La frégate Stark (FFG-31), lancée en 1982, l’une des plus modernes de l’US Navy, vient effectivement d’être la cible dans les eaux du golfe Arabo-Persique de deux missiles “Exocet”.
Si l’affaire est restée longtemps confuse, on peut dire aujourd’hui qu’elle n’est plus un “mystère”… C’est à la suite de la chute du régime de Saddam Hussein en 2003
que l’implication d’un “Falcon” 50 irakien dans l’attaque du Stark est révélée au grand public par un article du Fana de l’Aviation n° 470 paru en 2009. Onze ans après, retour complet sur cette affaire avec des documents inédits, les derniers éléments connus et les témoignages directs des acteurs.
L’Irak commande des “Falcon” 50
Comment en est- on arrivé là ? Pour bien comprendre, il faut remonter quelques années plus tôt. Après avoir réceptionné trois “Falcon” 20F en 1976, les nos 337 YI-AHH, 342 YI-AHI et 343 YI-AHJ pour sa compagnie nationale Iraqi Airways, l’Irak se tourne à nouveau vers le constructeur français en 1981 et passe commande de cinq exemplaires de son dernier-né, le triréacteur “Falcon” 50, encore dénommé “Mystère” 50 chez Dassault.
Une première commande est signée le 23 avril 1981 par le gouvernement irakien auprès de Dassault et concerne quatre avions : les “Falcon” 50 nos 61, 101, 120 et 122.
Le “Falcon” 50 n° 61 effectue son premier vol le 3 juin 1981 à Bordeaux-Mérignac sous l’immatriculation temporaire F-WZHI. L’immatriculation YI-ALA, initialement réservée pour cet appareil, le premier dans la série, ne lui sera jamais attribuée et restera vacante. À la place, il portera l’immatriculation HB-IES pour des raisons que l’on découvrira dans un prochain article.
Le “Falcon” 50 n° 101 effectue sous l’immatriculation F-WPXH son premier vol le 9 septembre 1982. Il est aménagé par Europe “Falcon” Service au Bourget et peint en blanc avec deux bandes dorées qui courent le long du fuselage. Il portera l’immatriculation YI-ALC et sera livré à l’Irak le 13 octobre 1982. Il sera basé comme tous les autres “Falcon” 50 – excepté le n° 61 – sur l’aéroport d’Al-Muthana à Bagdad, à l’escadron de liaison du ministère de la Défense.
Le “Falcon” 50 n° 120 effectue sous l’immatriculation F-WPXJ son premier vol le 5 janvier 1983. Il portera l’immatriculation YI-ALD et sera livré à l’Irak le 25 janvier 1983.
Le “Falcon” 50 n° 122 effectue son premier vol le 9 février 1983 sous l’immatriculation F-WZHG. Immatriculé YI-ALE, il sera livré à l’Irak le 29 avril 1983. C’est l’avion qui nous intéresse dans le cadre de ce récit.
Une deuxième commande est passée le 12 mai 1981 pour un cinquième appareil qui sera le “Falcon” 50 n° 71. Cet appareil n’est pas acheté auprès de Dassault mais directement auprès de la société Korreda Ltd, basée à Panama et dirigée par le sulfureux homme d’affaire André Guelfi – dit “Dédé la Sardine” – qui l’avait commandé le 7 mars 1980, mais annulé entre-temps. Il effectue sous l’immatriculation F-WZHF son premier vol le 10 septembre 1981. Cet appareil est le seul des cinq “Falcon” irakiens à être peint aux couleurs vertes et blanches de la compagnie nationale Iraqi Airways. Il portera l’immatriculation YI-ALB et sera livré à l’Irak le 31 mars 1982.
Tous ces appareils seront utilisés par Bagdad pour les transports de VIP : personnalités, dignitaires du régime, hommes politiques, haut gradés, journalistes étrangers, etc., en Irak et partout dans le monde.
À la même époque, alors que se déroule la transformation des pilotes irakiens sur “Mirage” F1 en France, l’idée d’un appareil spécialement adapté à la mission de formation au système de navigation et d’attaque (SNA) des “Mirage” F1EQ commence à germer. Les Irakiens, qui ont pu effectuer des vols sur un “Mystère” 20 SNA du CIPR (Centre d’instruction de prédiction radar) de Luxeuil, en ont apprécié le concept, le considérant même plus adapté que le biplace F1BQ pour cette mission. Comportant en place droite le tableau de bord complet d’un “Mirage” tout en conservant en place gauche les commandes classiques du “Mystère” 20, il permet l’entraînement lors d’un même vol de deux pilotes au SNA : l’un à droite dans le poste du “Mirage”, sous le contrôle d’un moniteur assis sur le strapontin, et l’autre en cabine avec un deuxième écran répétiteur.
Le sujet refait jour en 1985. L’Irak vient de recevoir ses nouveaux “Mirage” F1EQ5. La même année, l’armée de l’Air met en service à Luxeuil le “Mystère” 20CR n° 451 codé 339-JC et baptisé Fil d’Ariane, spécialement transformé pour l’instruction des pilotes au nouveau SNAR (système de navigation, d’attaque et de reconnaissance) du “Mirage” F1CR, une version du F1 assez proche du F1EQ5 irakien. Le “Mystère” 20CR a été modifié dans l’usine de Dassault à Melun-Villaroche, spécialisée à
La société Aérospatiale ne fut jamais informée de cette adaptation de leur matériel
l’époque dans le prototypage et les aménagements spéciaux de “Falcon”. Les Irakiens se montrent très intéressés par ce système et passent commande auprès d’AMD-BA (Avions Marcel Dassault-Bréguet Aviation) d’un “Falcon” modifié pour l’entraînement sur EQ5. L’avion choisi est un “Falcon” 50 de leur flotte, le n° 122 immatriculé YI-ALE. Notons que l’exportation d’un avion de ce type n’est pas fermée puisqu’un “Mystère” 20, le n° 190 immatriculé 5A-DAH, a déjà été livré en 1973 aux Libyens pour l’entraînement des pilotes au SNA du “Mirage” 5DE.
Cet appareil revient en France début 1986 et rentre en chantier dans les ateliers de Melun-Villaroche. Ce sont les équipes qui ont transformé précédemment le “Mystère” 20CR Fil d’Ariane qui vont travailler sur cet avion. Afin d’y intégrer tout le système d’armes du “Mirage” F1EQ5, le “Falcon” 50 n° 122 va y subir un important chantier de modifications qui va durer presque un an. Les améliorations à apporter sont substantielles : installation d’un radar “Cyrano” IVQ/C5 et son radôme dans la pointe avant, d’un poste de pilotage complet de F1EQ5 en place droite (y compris les banquettes latérales, le manche, la manette des gaz et le collimateur tête haute Thomson-CSF VE120) et du système de navigation et d’attaque complet du “Mirage” avec sa centrale inertielle. Tous les équipements électroniques sont logés dans une baie située en face de la porte. L’avion a été vidé de tous ses aménagements VIP devenus inutiles. Compte tenu des besoins accrus en énergie pour alimenter les systèmes électroniques embarqués, l’appareil est équipé dans la queue d’un nouveau groupe auxiliaire de puissance (GAP ou APU, auxiliary power unit) plus puissant et capable de fonctionner en vol et à haute altitude.
Enfin, différence notable par rapport au “Mystère” 20CR dont il s’inspire, le “Falcon” 50 reçoit un aménagement inédit : deux points d’emport sous fuselage, à l’emplanture des ailes – et non sous les ailes comme représentés habituellement par erreur –, ainsi que tout le câblage armement de fuselage du F1EQ5. Ces deux points d’emport se matérialisent par des petites quilles permanentes installées sous l’appareil permettant d’y fixer sans modification tous les pylônes ou poutres emportés habituellement par les “Mirage” irakiens sous le ventre, à l’exception des bidons de 1 200 ou 2 200 l. L’avion est donc capable d’emporter aussi bien deux missiles AM39 “Exocet” qu’un pod de désignation laser (PDL), un SLAR (radar à balayage latéral) ou une nacelle de reconnaissance photographique “Harold” ou “COR2”.
Jean- Louis Bernard, alors assistant technique en Irak, se souvient : “Comme il n’y avait pas à Villaroche de poutre lance- missiles “Exocet” LM759 fabriquée par Aérospatiale disponible pour les essais d’adaptation, Dassault a demandé directement aux Irakiens de leur en envoyer une depuis la base de Qayyarah, ce qui fut fait par avion. Ce projet était très confidentiel et la société Aérospatiale ne fut jamais informée de cette adaptation de leur matériel.”
Le “Falcon” 50 n° 122 sort du hangar de Melun-Villaroche le 3 décembre 1986 pour effectuer ses premiers essais moteurs. Il a conservé sa décoration civile mais a perdu toute mention du constructeur ou du numéro de série ; plus rien ne doit l’identifier. Jean-Marie Saget, chef-pilote de Dassault, et un autre pilote d’essai de Dassault vont maintenant prendre en charge l’appareil pour lui faire subir toute une série de tests. Jean-Marie Saget vient de quitter les essais d’avion d’armes un an avant pour se consacrer aux essais et présentations en vol de l’“Atlantique” 2 et des “Falcon”. Il sera donc le pilote de l’appareil, en place gauche, tandis que l’autre pilote d’essai s’occupera du système de navigation et d’attaque de l’appareil. Ce pilote a été choisi par Jean-Marie Saget pour sa parfaite connaissance aussi bien de l’AM39 que du “Mirage” F1.
Le 9 décembre 1986, les deux pilotes venus d’Istres effectuent à Melun-Villaroche le vol de contrôle
après chantier de l’appareil. Les qualités de vol sont jugées identiques à celles d’un “Falcon” 50 non modifié. Dès le lendemain, l’appareil est convoyé à Istres où vont être effectués tous les essais en vol. Durant ce convoyage, les pilotes en profitent pour vérifier le bon fonctionnement du groupe auxiliaire de puissance en vol. Un vol supplémentaire d’essai de ce groupe est jugé nécessaire ; il est réalisé le 16 décembre. Le premier “vol de contrôle SNA EQ5” est réalisé le 24 décembre. Un autre vol consacré à l’ouverture de domaine à Mach 0,91 a lieu le 9 janvier 1987. Puis divers vols de contrôles sont effectués entre le 20 et le 30 janvier 1987 : vérification de la charge de l’alternateur, calibration de l’installation anémométrique avec vérification de la vitesse et de l’altitude suite aux importantes modifications du nez, etc.
Le 3 février 1987 a lieu un vol avec le client irakien qui vient d’arriver en France pour une première évaluation de l’avion. Les essais reprennent ensuite. Le 5 février a lieu un “vol SNA EQ5 et vérification de la ventilation du GAP”. La plupart des vols se font au-dessus de la Méditerranée. Le client effectue un vol de contrôle de l’appareil le 6 février. Des essais de ventilation du groupe auxiliaire de puissance sont à nouveau réalisés après détection de problèmes, puis l’avion est représenté le même jour au client pour contrôle final. Les vols à Istres sont terminés. Pour garantir une certaine discrétion au programme, les essais spécifiques consacrés aux emports seront menés en Irak. L’appareil est alors convoyé sur la base irakienne de Qayyarah près de Mossoul, probablement par des pilotes irakiens puisque l’avion leur appartient. À son arrivée, il est équipé d’un IFF [ identification friend or foe, identification ami ou ennemi] russe, à l’instar de tous les “Mirage” F1 irakiens.
Les deux pilotes français effectuent 11 vols d’essais
Les deux pilotes d’essai français se rendent en Irak par ligne régulière pour terminer la mise au point de l’appareil. Jean-Marie Saget se souvient : “Nous sommes arrivés en Irak le 13 février 1987 accompagnés d’un expérimentateur et d’un ingénieur d’essai, Jean Robert. À l’aéroport de Bagdad, nous avons été pris en charge par Olivier de L’Estoile, représentant Dassault en Irak, et nous sommes partis en voiture pour la base de Qayyarah où s’était posé le “Falcon” 50 – on disait encore
“Mystère” 50 à l’époque – dans les jours précédents. Nous y sommes restés une semaine, le temps de réaliser 11 vols sur place.
Le premier de ces vols a eu lieu dès le lendemain. Il a permis de vérifier l’ensemble des performances de l’avion lisse durant 2 h 40 min. Les vols suivants ont été consacrés aux tests de l’avion dans sa configuration AM39 “Exocet”. Ainsi le 15 février, ouverture de domaine avec deux bidons équivalents en masse, forme et traînée à deux missiles “Exocet”, puis un autre vol de contrôle des qualités de vol et de performance avec les deux bidons durant 2h45m, dont 1h30m de nuit, car les Irakiens souhaitaient utiliser l’appareil la nuit. Une ouverture de domaine avec un seul bidon a été faite le lendemain. Ces vols permettaient de vérifier que chaque nouvelle charge extérieure rajoutée à cet avion civil ne générait pas de problème particulier. Aucun Irakien n’était présent à bord lors de ces essais qui ont tous été réalisés au-dessus du désert irakien, à l’ouest de la base de Qayyarah, au-dessus de la plaine de Ninive. Nous n’avons jamais effectué de vol au-dessus du Golfe, la zone étant beaucoup trop risquée.
Trois nouveaux vols ont été effectués le 17 février : vol avec un bidon puis son largage pour simuler le tir d’un missile AM39, vol de contrôle du SNA, puis vol avec deux bidons, dont un seul a été largué. Ces essais de largage permettaient de vérifier les éventuelles interférences du missile avec l’avion, ainsi qu’avec l’autre missile emporté. Tous ces vols étaient des essais classiques de séparation de charges. Certains ont été réalisés à basse vitesse pour vérifier qu’il n’y avait pas de problème de stabilité dû à l’emport de missiles. Les circuits électriques ont aussi été contrôlés pour s’assurer des continuités ou qu’il n’y avait pas d’incompatibilité.
À nouveau, trois vols le 18 février pour divers essais : vol avec un unique bidon, vol de performance avec l’emport seul des deux poutres lance-missiles – “cheminées” dans le jargon – et un court vol de nuit de 30 minutes pour contrôler le SNA. Grâce à une installation d’essais rudimentaire mais efficace, aux capteurs type accélérateurs et gyroscopes installés dans l’avion et à un enregistreur de type HB [Hussenot et Beaudouin], l’ingénieur d’essai Jean Robert et l’expérimentateur procédaient chaque soir au dépouillement des bandes d’une trentaine de paramètres de vol et nous débriefaient le lendemain des essais de la veille : courbes de poussée, traînée, etc. L’avion s’est révélé très performant au point de vue système d’armes ; tout fonctionnait parfaitement et il allait pouvoir être remis aux Irakiens. Le dernier vol a été réalisé le 19 février avec des pilotes irakiens à bord pour la prise en main finale de l’appareil qui était alors configuré avec un pod de désignation laser. Ce dernier vol avec les Irakiens s’est bien déroulé et, de retour à la base, je leur ai lancé quelque chose comme : “Il est à vous maintenant !”
Aux mains des pilotes irakiens
La mission terminée, nous sommes repartis à Bagdad le jour même et nous avons pris un avion de ligne dans la nuit pour Paris. Puis je suis parti directement chez moi me reposer à Argenton- sur- Creuse le 21 février à bord de mon Beech 36 “Bonanza”. Exténué par la semaine passée en Irak, je me suis endormi
L’avion s’est révélé être très performant au point de vue système d’armes
aux commandes de l’appareil et c’est grâce au changement de régime moteur que je me suis réveillé en sursaut, travers Châteauroux…”
Le “Falcon” 50 n° 122 est maintenant opérationnel. Il est intégré au 81e escadron de “Mirage” F1EQ5. Comme le raconte Jean- Louis Bernard, “le “Falcon” a d’abord été placé dans l’un des demi- tonneaux de la base, mais la taille importante de sa dérive empêchait de le rentrer complètement ; tout l’arrière du fuselage dormait dehors”. Une assistance technique d’un spécialiste avionique de Dassault a été vendue avec l’avion pendant un an. Deux pilotes civils irakiens de “Falcon” 50 sont maintenant présents à Qayyarah pour constituer avec deux pilotes de F1 les équipages du nouvel appareil. Nom de code de l’avion : “Al Yarmouk” (2). Au programme : vol à basse altitude, vol de
(2) Du nom d’une victoire arabe contre les armées byzantines en 636 en Palestine. nuit, simulation de mission antinavire, etc. Les Irakiens vont en profiter pour tester ses performances en termes de charge, vitesse maximale et autonomie ; tout équipé, l’avion possède plus de 6 heures d’autonomie. Il effectue quelques missions d’entraînement, notamment la nuit au-dessus du Golfe, puis très vite son rôle devient tout autre…
Si l’avion a été conçu comme avion d’entraînement pour pilote de “Mirage” F1EQ5, les Irakiens comprennent vite tout le potentiel
militaire qu’ils peuvent tirer du “Falcon”, d’autant plus qu’il possède tous les circuits de tir pour délivrer de l’armement réel. Ce qui les intéresse maintenant, c’est de pouvoir l’utiliser dans des missions de lutte antinavire dans le Golfe. La décision est prise au plus haut niveau de l’état-major irakien, c’est-à-dire par le commandant en chef de l’armée de l’air irakienne, Hamid Shaban.
“Al Yarmouk” possède pour cela plusieurs atouts indéniables :
– une grande autonomie (3 000 km de rayon d’action) permettant de frapper très loin dans le golfe Arabo-Persique, comme les pétroliers au terminal de Larak dans le détroit d’Ormuz, sans ravitaillement en vol, contrairement aux “Mirage” F1 ;
– une capacité d’emport inédite en Irak de deux “Exocet”, permettant de pallier la charge militaire du missile jugée trop légère pour l’attaque de bâtiment de gros tonnage comme des pétroliers (comme prévu sur les futurs “Mirage” F1EQ6) ;
– la discrétion d’un avion d’affaires de petite taille, largement répandu dans le monde et pouvant s’insérer dans des lignes aériennes classiques. Redoutable !
Le pilote français Jean-Marc, qui fut instructeur sur “Mirage” en Irak, se retrouve impliqué dans l’aventure du “Falcon” 50 n° 122. Il raconte : “Après deux années passées en Irak, mon contrat a pris fin et je suis rentré fin 1986 en France [lire Le Fana de l’Aviation n° 580]. Quelques semaines après mon retour, un chef-pilote d’essai de Dassault m’a contacté : “On a besoin d’un pilote en Irak. On a vendu un nouveau système aux Irakiens et ils veulent un pilote avec ; c’est un “Falcon” 50. Veux-tu retourner là-bas ?” J’ai donné mon accord pour un nouveau contrat de six mois avec Dassault. Mais je ne savais pas piloter le “Falcon” 50. Comme Dassault n’avait pas le temps de me donner une vraie qualification, je suis parti en décembre 1986 au Bourget chez Europe Falcon Service apprendre rapidement quelques rudiments sur cet appareil : décollage, vitesse V1 [vitesse maximale d’interruption du décollage], vitesse V2 [vitesse de sécurité au décollage], etc.
En janvier 1987, le “Falcon” 50 n° 122 était à Istres pour ses essais en vol et j’ai rejoint la base pour faire quelques vols avec les deux pilotes d’essai de Dassault qui s’en occupaient. Devant partir en Irak ensuite, j’avais besoin de prendre rapidement en main l’appareil. Je me souviens de l’un de ces vols. On a décollé tous les trois, mais je passais surtout mon temps à les regarder et ne pilotais pas… Au bout d’un moment, excédé, je leur ai dit : “Eh, le vol, il est pour moi ! Est-ce que je vais enfin pouvoir piloter un peu ?” Jean-Marie Saget m’a finalement laissé sa place. L’autre pilote d’essai était alors en place droite et s’occupait du système d’armes. On a volé ainsi au-dessus de la mer, en basse altitude comme en “Mirage” F1, mais je n’ai eu le temps de ne faire que deux vols sur cet avion avant de partir.
En février 1987, je suis retourné en Irak sous contrat Dassault en tant que pilote- conseiller sur le “Falcon” 50. J’ai commencé à entraîner des pilotes irakiens dessus. Il régnait autour de cet avion un climat de secret ; même l’assistant technique de Dassault en charge de cet appareil ne voulait pas que je m’en approche… Je lui ai rétorqué : “T’es con ou quoi, on est de la même maison !”
Après quelques vols, un pilote irakien m’a demandé : “Au fait, tu as ta qualification sur “Falcon” 50 ?”. Forcé de répondre par la négative, ils n’ont plus voulu que je le pilote…
Je ne volais donc plus que sur le strapontin pour faire un peu d’instruction. J’ai accompagné quelques vols, puis je suis finalement reparti m’occuper du “Mirage” F1, comme avant. J’allais dans les différents escadrons pour répondre aux questions et voir en quoi je pouvais leur être utile. C’était la guerre et il y avait toujours quelque chose à y faire. Les Irakiens ont dû faire à bord du “Falcon” 50 une quinzaine de sorties d’entraînement, tout au plus. Ils appréciaient beaucoup l’appareil. Puis, au bout de quelques semaines, ils ont cessé de l’utiliser comme avion d’entraînement et sont partis faire des missions de guerre dans le Golfe. Les choses sérieuses ont commencé…”
À partir du mois d’avril 1987, l’avion n’est employé que pour des missions de guerre dans le Golfe à partir de Shaibah ou Qayyarah. Tous les jours, un équipage mixte de deux pilotes, un civil et un militaire, se tient prêt à décoller.
Le 17 mai 1987 au matin, la frégate Stark, rattachée au Comideastfor (Commander Middle East Force, commandement des forces au Moyen- Orient) et commandée par le capitaine de vaisseau Glenn Brindel, quitte Mina Salman, le port de Manama à Bahreïn, et entame sa mission de piquet-radar dans la partie centrale du Golfe dans le cadre de la mission Middle East Force Deployment 2- 87. Le bâtiment est au niveau 3 d’alerte sur une échelle de 5, c’est-à-dire qu’un
L’appareil passe sur les écrans radars au statut de “signal de classe critique”
tiers de l’équipage est au poste de combat en permanence. Au même moment, la marine américaine détecte deux missions antinavire effectuées par des avions irakiens au sud de l’île Farsi, sans trouver de cible. À 9 heures, c’est le pétrolier libérien Aquamarine qui est touché lors d’une nouvelle attaque aérienne. Les dégâts sont légers et il regagne Larak dans le détroit d’Ormuz par ses propres moyens. À midi, une autre attaque vise le pétrolier chypriote Zeus qui est touché au sud de Kharg. Les dégâts sont également légers et il peut poursuivre sa route. Mais la journée n’est pas terminée…
Le “Falcon” 50 décolle armé de deux “Exocet”
Dans la soirée, alors que la nuit est déjà tombée au Moyen-Orient, le “Falcon” 50 n° 122 armé de deux missiles AM39 décolle de sa base en Irak puis survole l’île koweitienne de Boubayan pour rejoindre le plus directement possible le golfe Arabo-Persique et éviter la zone frontalière avec l’Iran. À 19 h 55, il est repéré par un “Awacs” de l’US Air Force basé en Arabie Saoudite qui orbite au- dessus de la région. L’appareil, qui appartient au 954th Awacs Squadron de la base de
Tinker aux États-Unis, attribue à ce signal radar le numéro “2202”.
Par habitude, et contrairement aux règles d’engagement américaines qui traitent les Irakiens et Iraniens de façon égale, les équipages des “Awacs” symbolisent les appareils irakiens comme strike support general (appareils non menaçants) plutôt que potentialy hostile (potentiellement hostiles). À cette époque, les relations avec les Irakiens sont plutôt bonnes et, même si ce ne sont pas littéralement des “amis”, ils ne sont pas considérés comme aussi menaçants que les Iraniens. Au même moment en Arabie Saoudite, une station radar au sol composée d’une équipe américano-saoudienne repère également l’appareil. Sa course est pour le moment orientée au 155. Le “Falcon” longe ensuite au plus près toute la côte d’Arabie Saoudite pour éviter d’être repéré par les radars iraniens. Il vole alors à 500 km/h.
Le “2202” est également repéré par le destroyer Coontz qui patrouille dans le Golfe et qui l’identifie tout de suite comme un “appareil de type “Mirage” F1 irakien en mission de lutte antinavire” qui se dirige plein sud, mais remarque qu’il vole plus proche des côtes saoudiennes que ne le font les “Mirage” irakiens habituellement. Il est plus lent aussi. Cette information est communiquée dès 20 h 05 aux autres bâtiments de l’US Navy qui croisent dans la zone, dont le Stark. À ce moment-là, le “2202” est encore à 400 km au nord-ouest du Stark, dans le relèvement 285 de la frégate. Le bâtiment américain navigue au cap 300 le long de la zone d’exclusion maritime décrétée par l’Irak dans le Golfe, dite “zone de guerre”, dans laquelle tout navire qui y circule, a priori iranien ou se rendant en Iran, est une cible potentielle à attaquer pour les Irakiens. Il effectue à ce moment-là des essais de vitesse. Avant son départ, le Stark a été préalablement briefé par les services de renseignements de l’US Navy sur les profils des missions antinavire des Irakiens, et notamment sur la portée de l’“Exocet” : 70 km.
Un message d’alerte au pilote ? “Non, attends !”
Le Stark est également conscient que les attaques non discriminées de navires, particulièrement de la part des Irakiens, constituent un véritable danger dans le golfe Arabo-Persique. Trois jours plus tôt, le 14 mai 1987, un appareil irakien est passé à quelques kilomètres du Coontz lors d’une mission contre des pétroliers. L’appareil a été repéré dans sa descente le long des côtes saoudiennes et bien que son radar était encore en mode surveillance et qu’il ne menaçait pas directement le destroyer, par prudence, le Coontz a manoeuvré pour se mettre en position de défense, chargé un missile surface-air “Standard” et armé ses lance-leurres. Le chasseur irakien a poursuivi sa route sans inquiéter le bâtiment américain.
À ce moment-là, sur le Stark, le capitaine Glenn Brindel est dans le central-opérations (ou CIC, Combat Information Center) du bâtiment et est informé de la situation. Il demande à l’officier de quart-opérations, Basil Moncrief, d’être attentif à la course du “2202”. À 20 h 45, le commandant du Stark monte à la passerelle. Il est informé que le “2202” est maintenant à 200 km du bâtiment et qu’il se dirige dans sa direction. Dix minutes plus tard, alors que le “2202” vient de franchir la Late Detect Line, une ligne de détection ultime définie par les Américains, il change de catégorie en passant sur les écrans radars au statut de “signal de classe critique”. Le Stark informe alors les autres navires qu’il n’a toujours pas d’écho radar du “2202”. L’équipage de la frégate n’est pas mis en alerte et le cne Glenn Brindel quitte la passerelle et descend dans sa cabine.
C’est à 20 h 58 qu’un premier contact radar est obtenu par le central-opérations du Stark. Quelques minutes plus tard, le commandant en second Raymond Gajan arrive au central- opérations. Alors que le “Falcon” n’est plus qu’à 80 km du bâtiment, presque à portée de l’“Exocet”, un opérateur radio du Stark demande la permission de transmettre sur la fréquence militaire de détresse un message d’alerte au pilote du “2202”. “Non, attends !” lui répond l’officier de quart-opérations du Stark…