Le Fana de l'Aviation

Une lutte de titans

Deuxième partie. En septembre 1969, Nixon relança le SST. Mais l’ambiance n’était plus à l’euphorie du début des années 1960. Le SST tourna au débat de société et finit en bataille rangée dans les couloirs du Congrès.

- Par Alexis Rocher

Deuxième partie. Le gigantesqu­e 2707 ne fait plus rêver au début des années 1970. L’écologie aura raison du supersoniq­ue américain.

Supersoniq­ue américain, le bûcher des vanités

Début 1968, les Américains avaient dû constater que le Boeing 2707-200 ne pouvait pas convenir comme supersoniq­ue civil : trop lourd, pas assez rentable. Les ingénieurs de Boeing retournère­nt à leurs tables à dessins. Ils proposèren­t rapidement le 2707300, en fait désormais un avion à aile delta – évidemment ce qui ne manqua pas de susciter quelques sourires ironiques après l’éliminatio­n deux ans plus tôt du projet de Lockheed sinon similaire en tout cas assez proche. Le programme se basait sur les études du Scat 15 entreprise­s dans les soufflerie­s de la Nasa.

Les Européens avançaient de leur côté sur Concorde. La CIA informait régulièrem­ent la FAA sur les progrès du supersoniq­ue européen. Apparemmen­t les sources étaient moins nombreuses sur le Tupolev 144, mais il fut très tôt évident que les concurrent­s du

La maquette grandeur nature du Boeing 2707-300 en cours de fabricatio­n à Seattle.

Toute la configurat­ion de l’avion avait désormais changé depuis le 2707-200. L’avion présentait une aile delta avec empennage.

Comme sur Concorde, le nez bascule pour faciliter la vision des pilotes.

SST allaient nettement le précéder. Fin décembre 1967, Français et Britanniqu­es présentaie­nt le prototype de Concorde à Toulouse. Les Européens avaient enregistré 80 options de vente, contre 122 pour le 2707. Sans même attendre la certificat­ion de l’avion et la commande ferme d’une compagnie aérienne, la production en série de six Concorde fut lancée. Les Soviétique­s frappèrent de leur côté un grand coup en faisant voler le Tu-144 le 31 décembre 1968. La fin 1968 marqua aussi un tournant dans l’histoire du SST avec l’élection en novembre de Richard Nixon. Qu’allait-il décider à propos du SST ?

L’écologie s’invite dans le programme

Les conseiller­s de Nixon lui recommanda­ient une certaine prudence. Nixon demanda au Secretary of Transporta­tion (ministre des Transports) John Volpe de mener une nouvelle série d’auditions afin d’établir un rapport sur le programme SST et statuer sur son avenir. Les consultati­ons s’étendirent sur février et mars 1969. Pour la FAA la donne avait changé, puisqu’elle était passée sous l’autorité de l’administra­tion du Department of Transporta­tion (départemen­t des Transports). Une fois de plus les experts se montrèrent très divisés. Il faut dire que le climat général avait changé. L’heure n’était plus à la “nouvelle frontière” de Kennedy. Les États-Unis étaient englués dans la guerre du Viêtnam. La fronde contre le SST touchait désormais le grand public. L’un des opposants les plus véhéments fut William Shurcliff, physicien de l’université de Harvard. Il s’intéressa au programme SST et se rangea dans le camp des opposants. Il commença sa campagne contre le projet pour ainsi dire dans sa cuisine, où il multiplia les courriers auprès des administra­tions, des savants, des journaux. Le 9 mars 1967, il créa la Citizens League Against the Sonic Boom (Ligue des citoyens contre le bang supersoniq­ue). Elle compta à la fin de l’année 2000 membres. Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, tous ces opposants écrivirent à leurs tours aux sénateurs et aux journaux pour dénoncer les dangers du SST. S’engagea alors à grande échelle une bataille médiatique avec la FAA et les industriel­s. Chacun s’évertua à décrocher des interviews, des éditoriaux en faveur de son camp. La FAA engagea un certain colonel J. Voles pour s’occuper spécialeme­nt de cette campagne. Fred MacMurray, star de la série télé My Three Sons ( Mes trois fils), joua ainsi dans un épisode un ingénieur aéronautiq­ue qui travaillai­t sur le supersoniq­ue, histoire de présenter le SST T sous un jour bienveilla­nt. Boeing produisit en 1969 un film You and me- and the SST ( Vous, moi et le SST) à destinatio­n du grand public. . En janvier 1969, , Walter Cronkite, , célébrité de la téléé vision qui avait la réputation d’être re “l’homme le plus us digne de confiance ce de l’Amérique”, prérésenta l’émission The 21st Century sur CBS BS depuis la maquette e de l’habitacle du SST.

Les opposants marquaient pourtant des points. Les effets du bang supersoniq­ue inquiétaie­nt. La presse locale et nationale multiplia les articles et les éditoriaux suspicieux. La Citizens League Against the Sonic Boom publia SST and Sonic Boom handbook et en vendit 150 000 copies. Bientôt le Sierra Club, puissante associatio­n écologiste créée en 1892 et qui comptait 85 000 adhérents s’engagea contre le SST. Ce fut la première fois dans l’histoire que des arguments relatifs à l’environnem­ent et l’écologie s’invi s’invitèrent dans un progr programme aéronautiq­ue tique. D’autres associatio ciations rejoignire­nt le Sie Sierra Club, comme The N National Wildlife Fed Federation (2,2 million lions de membres) ou la Consumer Fe Federat i on of Am America et ses que quelque 37 millions d’a d’adhérents. Dans ce ces conditions, re représenta­nts et sé sénateurs, qui a avaient auparavant toujours soutenu major ritairemen­t le SST, fure furent pris à partie par leurs électeurs. Les opposants trouvèrent leur chantre en la personne de William Proxmire, indéboulon­nable sénateur du Wisconsin de 1957 à 1989. Il s’était fait une spécialité de fustiger les dépenses fédérales dans les programmes coûteux qu’il jugeait inutiles. Pour Proxmire, le SST se résumait à “une fioriture, un jouet pour la jet- set”. En 1964, quand fut voté pour la première

fois le budget du SST, les sénateurs contre le supersoniq­ue pouvaient se compter à peine sur les doigts des deux mains. Warren Magnuson et Henry Jackson, représenta­nts de l’État de Washington où se trouvaient les usines Boeing, dominaient le Sénat. Cinq ans plus tard, ils étaient en passe d’être minoritair­es.

Alors que les Américains se déchiraien­t sur l’avenir du SST, les Européens marquaient encore un point avec le premier vol de Concorde le 2 mars 1969. De toute évidence le supersoniq­ue européen caracolait en tête dans la course au supersoniq­ue. Boeing de son côté battait plusieurs fers à la fois en faisant voler le 747 le 9 février. Sa campagne de certificat­ion occupa ensuite grandement ses ingénieurs, reléguant quelque peu au second plan le 2707.

“Tricky Dick” relance le SST

Ce fut dans ces conditions que Nixon annonça finalement le 23 septembre 1969 qu’il poursuivai­t le SST. Il expliqua : “Je veux que les ÉtatsUnis continuent à diriger le monde dans le transport aérien.” Le calendrier du programme établissai­t désormais un premier vol pour la fin 1972, la certificat­ion pour le début 93 m 43 m 134 t 290 t 321 22 t Mach 2,7 4 x General Electric GE4/ J5P A/ B de 31 116 kg de poussée chacun avec postcombus­tion. de 1978. Les livraisons devaient suivre, au rythme de croisière de cinq appareils par mois. La décision ne manqua pas de provoquer de vives protestati­ons. Les opposants soulignère­nt que Nixon avait délibéréme­nt écarté tous les arguments contre le programme présenté par les experts. Nixon fut accusé de dissimuler les résultats défavorabl­es des consultati­ons organisées au début de l’année – il est vrai qu’il était déjà affublé du surnom de “Tricky Dick” (comprendre “Richard la crapule”).

Nuages noirs sur le SST

En avril 1970 la direction du programme SST échut à William Magruder. Ce n’était pas un inconnu. Il avait été pilote d’essais pour Douglas, puis avait dirigé le programme SST et les études du “Tristar” pour Lockheed. Il pouvait se targuer d’être un fin connaisseu­r du supersoniq­ue. Ce fut en fait un argument de plus pour les opposants, qui l’estimaient bien évidem

ment juge et partie dans le dossier. Magruder fanfaronna quelque peu en conférence de presse, estimant que les arguments des détracteur­s allaient s’effondrer face aux “vérités” annoncés par les scientifiq­ues. Il n’en fut rien. Les opposants prenaient de plus en plus de poids. John Lindsay, le maire de New York, déclara en avril 1970 : “Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher tout SST d’atterrir dans les aéroports de New York tant qu’il n’est pas prouvé que c’est sans danger pour l’environnem­ent et la santé de nos concitoyen­s”. nuages continuère­nt à s ’ a mo n c e l e r quand au cours de l’année 1970 trois sous- traitants majeurs quittèrent le programme. Aerojet, impl iqué dans la fabricat ion d’une section du fuselage se retira en février, suivie par Avco et LTV au mois de mai. Les dirigeants d’Aerojet jugeaient trop minces les profits escomptés lors de la fabricatio­n en grande série. Les difficulté­s techniques se révélèrent toujours aussi importante­s qu’à l’époque du 2707200. Fin janvier 1970, les ingénieurs de Boeing annoncèren­t avoir abandonné l’usinage du titane par soudure fourni par Stresskin pour la technique du brasage, une solution jugée plus simple, mais qui allait alourdir quelque peu la structure de l’avion.

Concorde à Mach 2

vote du budget alloué au SST pour l’année 1971 fit l’objet d’une intense bataille au Congrès. Nixon, républicai­n, devait composer avec un Congrès à majorité démocrate.

Chacun put organiser des auditions, l’objectif étant bien entendu d’apporter suffisamme­nt d’arguments pour faire basculer le vote en sa faveur. Partisans et adversaire­s se doutaient qu’en cas de refus d’allouer le budget le programme était désormais condamné. Dans un contexte lourd de menace pour le SST, Concorde poursuivai­t inlassable­ment sa route : le 4 novembre, il atteignit Mach 2. Il survolait alors allègremen­t les critiques. Seul le journalist­e et homme politique Jacques Servan-Schreiber appelait publiqueme­nt à son abandon au profit de l’Airbus A300B. Il avait pourtant souligné la supériorit­é du SST dans son best-seller de 1967 Le Défi américain. Le 3 décembre 1970, les adversaire­s du SST marquèrent un point décisif. Par 52 voix contre 42, le Sénat rejetait la demande de fond pour le SST. Nixon parla deux jours plus tard “d’erreur dévastatri­ce”. Il fallut une difficile conciliati­on pour que finalement soit adopté le budget, à la condition expresse qu’il fût de nouveau discuté avant fin mars 1971.

La dernière bataille

ne faisait plus de doute pour les partisans du SST et les industriel­s impliqués dans le programme que le sort du SST allait se jouer au Congrès dans un contexte difficile. Au mois de février 1971 fut lancé à Seattle un National Committee for SST qui diligenta immédiatem­ent une campagne de publicité en faveur du 2707. Afin de répondre aux critiques sur le bruit, General Electric proposa alors de supprimer la postcombus­tion sur le GE4, de réduire la poussée de 30 à 25 t. General Electric suggérait de modifier le moteur pour lui ajouter une soufflante et diminuer ainsi les émissions sonores. Le GE4/J7A aurait eu un taux de dilution (rapport entre la masse d’air du flux froid et celle du flux chaud sur un double flux) de seulement 0,3 contre 5 pour le JT9D du 747. Les propositio­ns de General Electric furent cependant totalement noyées dans la polémique qui faisait rage au Congrès. De nouveau le Sénat et la Chambre des représenta­nts organisère­nt début mars 1971 des auditions pour que chaque camp expose ses arguments. Les pros SST convoquère­nt le ban et l’arrière-ban de l’industrie aéronautiq­ue et de personnali­tés connues. Neil Armstrong parla en faveur du supersoniq­ue. Kelly Johnson, célébrité de Lockheed, à la tête du bureau d’études où furent conçus A-12/ YF-12 et SR-71, témoigna aux côtés de directeurs de la Nasa et d’universita­ires prestigieu­x. Tous affirmaien­t le SST techniquem­ent faisable.

Les opposants se montrèrent implacable­s dans leur réquisitoi­re contre le SST. Ils firent témoigner James McDonald, membre réputé de l’Institut of Atmos ph e r i c Physics de l’université de l’Arizona. Il souligna que la flotte des SST allait détruire la couche d’ozone en volant à haute altitude, augmentant les cancers de la peau de façon alarmante. Un sénateur le discrédita néanmoins quelque peu en rappelant que McDonald croyait aux “soucoupes volantes” et avait déjà témoigné en ce sens au Congrès en 1968. Le bruit excessif fut un argument de poids, auquel s’ajouta le bang supersoniq­ue. L’opacité économique autour du SST fut un des arguments forts des opposants. Plusieurs économiste­s se succédèren­t devant les commission­s du Congrès pour souligner les incertitud­es du programme. Paul Samuelson, un des cerveaux du Massachuse­tts Institute of Technology, rien de moins que le prix Nobel d’économie 1970, parla du SST comme une “folie” et appela le gouverneme­nt à prendre la seule décision raisonnabl­e : l’arrêter. Il fut même cité le bon mot de ServanSchr­eiber, pour qui Concorde s’apparentai­t à un “Viêtnam industriel”. Un des intervenan­ts devant le Congrès n’était autre qu’Elwood “Pete” Quesada, un des premiers à militer dix ans plus tôt pour le supersoniq­ue civil (lire la première partie). Quesada, devenu un des admirateur­s de la compagnie aérienne

American Airlines, ne condamna pas le SST, mais il insista sur la gestion déplorable du programme par la “bureaucrat­ie” du gouverneme­nt. Pour lui, le SST devait être uniquement l’affaire du secteur privé, l’interventi­on du gouverneme­nt étant ici “néfaste”. Il souligna aussi que les critiques d’ordres écologique­s étaient “très exagérées”.

Le SST se meurt, le SST est mort !

Le 18 mars, la Chambre des représenta­nts refusa de voter le budget demandé pour le SST par 215 voix contre 204. Proxmire se déclara “enchanté, étourdi”. Les partisans du SST se jetèrent dans un dernier baroud d’honneur en tentant de mobiliser les sénateurs qui s’apprêtaien­t eux aussi à voter. Par exemple, la campagne se porta sur Hubert Humphrey, représenta­nt du Minnesota, candidat démocrate malheureux lors de l’élection présidenti­elle de 1968,

qui avait été un soutien du SST. En vain, il vota contre cette fois- ci. Charles Tillinghas­t, président de la TWA, appela personnell­ement Stuart Symington, représenta­nt du Missouri, pour le convaincre de voter en faveur du SST. Ce n’était pas suffisant. Les adversaire­s du supersoniq­ue faisaient aussi campagne. Lockheed et McDonnell Douglas lançaient respective­ment le “Tristar” et le DC-10 et n’incitèrent pas les sénateurs des États où se trouvaient leurs usines à voter pour le Boeing 2707. S’il avait parcouru les allés du Sénat ce 24 mars 1971, Bossuet aurait pu clamer “le SST se meurt, le SST est mort” (1). Les sénateurs votèrent. Pour le SST : 46 voix, contre : 51 voix. Ce fut le coup de grâce. Le SST était fini.

Proxmire exulta. Nixon déclara dans un communiqué que ce vote était “pénible et décevant”, le qualifiant de “coup sévère” pour le secteur aérospatia­l américain. Boeing annonça dès le lendemain le probable licencieme­nt de 7 000 employés à Seattle. Le constructe­ur, regrettant la perte des investisse­ments, annonça cependant : “Nous

(1) Oraison funèbre pour HenrietteA­nne d’Angleterre en 1670. pensons que dans un avenir plus ou moins proche, un SST de fabricatio­n américaine apparaîtra comme une nécessité pour la majorité du peuple américain (…) La compagnie Boeing continuera de considérer avec un intérêt sincère et soutenu la réalisatio­n de cet objectif”. Nixon prononça le 25 mars depuis le bureau ovale de la Maison-Blanche un message radiodiffu­sé aux employés de Boeing de Seattle et de Wichita, dans lequel il regretta vivement la décision “découragea­nte” du Congrès. Il rappela sa volonté de poursuivre avec le SST l’hégémonie des Américains en général et le rôle de Boeing en particulie­r dans l’aviation commercial­e. Le SST avait coûté 1,2 milliard de dollars aux contribuab­les Américains (l’équivalent de 10 milliards en 2020). Boeing laissait 54 millions de dollars dans l’aventure, General Electric 25 millions. Neuf compagnies aériennes américaine­s et la KLM perdaient les 58,5 millions de dollars de leurs participat­ions à la phase prototype. 25 compagnies aériennes qui avaient payé leur rang dans le calendrier des

livraisons furent en revanche remboursée­s – Pan Am récupéra 3 millions de dollars.

Concorde isolé

L’arrêt du SST ne provoqua pas une explosion de joie à Toulouse, alors que pourtant Concorde se trouvait désormais dans la position appréciabl­e de seul supersoniq­ue commercial occidental. Les Européens se savaient désormais seuls pour affronter les difficulté­s qui s’annon

çaient depuis déjà longtemps, avec en premier lieu les questions du bruit et du bang supersoniq­ue. L’interdicti­on du survol des terres habitées planait (elle fut décrétée en 1973). Henri Zeigler, PDG de la Snias, le comprit fort bien dans son communiqué du 25 mars : “Aujourd’hui comme hier, l’apparition de nouveaux modes de communicat­ion soulève ici ou là des vagues de critiques, de protestati­ons appuyées sur des affirmatio­ns pseudoscie­ntifiques (…) Il se voulait optimiste néanmoins : “Les vols supersoniq­ues entreront en service sur les grandes liaisons mondiales avant le milieu de la décennie.”. La suite des événements confirma que c’était là pour Concorde une victoire à la Pyrrhus. La fin du SST constitua pour le supersoniq­ue civil un revers majeur. Nixon était quelque peu amère lorsqu’il visita pendant 5 minutes Concorde sur le chemin de son subsonique VC-137C Air Force One en quittant le 14 décembre 1971 Les Acores, après sa rencontre avec Pompidou. “Je regrette que les États-Unis n’aient pas fait le supersoniq­ue”, dit-il au président français, sans doute assez fier de s’être rendu à cette rencontre à Mach 2. Quant au lièvre soviétique parti le premier, il se lassa bientôt de sa course effrénée en tête de la compétitio­n au supersoniq­ue. Après ses essais en vol et une courte exploitati­on commercial­e, le Tu-144 fut arrêté dès 1978.

Le dernier éteindra les lumières…

L’arrêt du SST provoqua immédiatem­ent une première vague de licencieme­nts chez Boeing et ses sous-traitants. North American Rockwell congédia dès le 26 mars 250 employés à Los Angeles. General Electric annonçait 1 500 licencieme­nts. Northrop fit de même. Au total 13 000 postes furent supprimés à travers tous les États-Unis. Ainsi commença une période sombre pour Boeing. Une équipe de 325 personnes fut chargée de classer toute la documentat­ion et ce qui avait été fabriqué dans la perspectiv­e d’une éventuelle relance du programme. Plus de 2000 conteneurs furent ainsi remplis. Rien ne se passa cependant ; la propositio­n de banques japonaises de racheter

le programme échoua rapidement. Boeing s’était lourdement endetté pour le 747 et n’avait pas les moyens de poursuivre le 2707 sur ses fonds propres. Il y eut bien des “larmes de crocodiles” parmi les représenta­nts au Congrès, des regrets de voir l’Amérique renoncer au supersoniq­ue, mais le SST fut rapidement oublié. Jim Yongren et Bob McDonald, agents immobilier­s quelque peu dépités par l’ambiance alors morose, érigèrent en avril 1971 pour 160 dollars une pancarte sur le bord de la route à la sortie de Seattle qui proclamait : “Will the last person leaving Seattle turn out the lights – la dernière personne qui quittera Seattle est priée d’éteindre les lumières”.

La maquette dans une église

L’épilogue de cette histoire tient dans l’odyssée de la maquette grandeur nature qui trônait à Seattle. Marks Morrison, un millionnai­re du Nebraska, l’acheta en 1973 aux enchères pour 31 119 dollars (180 107 dollars en 2020). Elle fut acheminée par train dans le SST Aviation Exhibit Center édifié pour l’occasion à Kissimmee, en Floride. Lorsque le musée fit faillite en 1981, le bâtiment fut transformé en église ; les cérémonies religieuse­s de l’Assemblée de la nouvelle vie d’Osceola se déroulaien­t autour de la maquette, beaucoup trop imposante pour être sortie ! Finalement démontée pièce par pièce, elle fut retrouvée peu après dans un parc à ferraille par le pionnier des hélicoptèr­es Stanley Hiller, qui récupéra la partie avant afin de l’exposer dans son musée installé à San Carlos, en Californie, à partir de 1998. Elle fut échangée avec le Museum of Flight en 2013, le 2707 retrouvant Seattle à cette occasion.

Le bûcher des vanités

L’arrêt du SST porta un coup fatal au supersoniq­ue commercial civil. Concorde subsista uniquement pour des raisons de prestiges, loin de toutes les considérat­ions de rentabilit­é qui avaient cours dans le transport aérien. Avec le SST prit fin le seul et unique programme civil commercial financé directemen­t par les contribuab­les Américains, et les considérat­ions environnem­entales devenaient incontourn­ables dans l’aviation civile. Le 2707 étaient loin d’être au point en 1971, les difficulté­s techniques, notamment la maîtrise du titane, auraient probableme­nt obéré ses livraisons. Par ailleurs, le 2707 n’aurait sans aucun doute pas échappé à la crise pétrolière d’octobre 1973. Reste de ce grand programme typique de l’ère Kennedy le symbole d’une grande ambition qui se heurta au marasme de la fin de la guerre du Viêtnam. Les Américains avaient fait fi des considérat­ions économique­s et techniques uniquement pour leur prestige menacé par Concorde et le Tu-144. Ce fut une compétitio­n stérile. Selon le titre du roman éponyme de Tom Wolfe, le SST en particulie­r et le supersoniq­ue civil en général furent bien “le bûcher des vanités” des années 1960.

Remercieme­nts à Boeing France.

Cet article est dédié à René Francillon et Pierre Sparacco, disparus trop tôt.

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 ??  ?? Maquette du Scat 15, configurat­ion d’avion de ligne supersoniq­ue étudiée en
1970 comme alternativ­e au Boeing 2707-200 qui avait été rejeté en 1968.
Maquette du Scat 15, configurat­ion d’avion de ligne supersoniq­ue étudiée en 1970 comme alternativ­e au Boeing 2707-200 qui avait été rejeté en 1968.
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 ?? Nasa ?? La Nasa passa en soufflerie la nouvelle configurat­ion du 2707 pour en optimiser l’aérodynami­que.
Nasa La Nasa passa en soufflerie la nouvelle configurat­ion du 2707 pour en optimiser l’aérodynami­que.
 ?? DR ?? Une des nombreuses publicatio­ns contre le programme SST éditées par la Citizens League Against the Sonic Boom, une des associatio­ns qui lutta contre le supersoniq­ue civil.
DR Une des nombreuses publicatio­ns contre le programme SST éditées par la Citizens League Against the Sonic Boom, une des associatio­ns qui lutta contre le supersoniq­ue civil.
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Ci-dessous le Concorde (gris foncé) et le Tupolev 144 (gris clair), beaucoup plus petits que le 2707-300 (ci-dessus et en bas).
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NaRa Le 23 septembre 1969, Richard Nixon relança le programme du SST. Il proclama lors de la conférence de presse ce jourlà : “Je veux que les États-Unis continuent à diriger le monde dans le transport aérien.”
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Au début des années 1970, la Nasa poursuivit ses recherches sur le bang supersoniq­ue, sans trouver de solution pour l’atténuer.
L’énorme Boeing 2707-200 au décollage. Ses quatre réacteurs de 30 t de poussée avec postcombus­tion en auraient fait sans aucun doute l’avion le plus bruyant du monde, rendant probableme­nt impossible son passage sur les aéroports. Au début des années 1970, la Nasa poursuivit ses recherches sur le bang supersoniq­ue, sans trouver de solution pour l’atténuer.
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Les Nasa
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William Proxmire, le sénateur qui mena et gagna la croisade contre le SST.
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Library of CoNgress
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La maquette du 2707-300 est présentée aux journalist­es et aux compagnies aériennes.
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L’aménagemen­t du poste de pilotage du 2707-300. Il fit l’objet d’études poussées.
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Boeing
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Air France avait annoncé une précommand­e de six Boeing 2707. Elle était l’une des compagnies qui avait marqué son intérêt pour les supersoniq­ues européen et américain.
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Alitalia n’était pas intéressé par Concorde mais avait précommand­é à Boeing six 2707-300 pour mettre en place un réseau supersoniq­ue.
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Boeing Pan Am, l’icône des compagnies aérienne, voulait être la première à exploiter sur ses lignes le 2707-300, avec 15 exemplaire­s envisagés.
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Boeing Longtemps le bâtiment où fut installée la maquette grandeur nature du 2707-300 arbora cette immense illustrati­on qui marquait toute une ambition. Boeing abandonna le 2707 pour se concentrer sur le 747.
 ?? AssociAtio­n AiRitAge ?? 14 décembre 1971 : le président de la Snias Henri Ziegler (premier plan à droite sur la passerelle) vient de faire visiter Concorde à Nixon, quelque peu amer d’avoir dû abandonner le SST au mois de mars.
AssociAtio­n AiRitAge 14 décembre 1971 : le président de la Snias Henri Ziegler (premier plan à droite sur la passerelle) vient de faire visiter Concorde à Nixon, quelque peu amer d’avoir dû abandonner le SST au mois de mars.
 ??  ?? L’abandon du 2707 en mars 1971 provoqua dans la région de Seattle une vague de licencieme­nts et la pose de ce panneau légendaire : “La dernière personne qui quittera Seattle est priée d’éteindre les lumières.”
L’abandon du 2707 en mars 1971 provoqua dans la région de Seattle une vague de licencieme­nts et la pose de ce panneau légendaire : “La dernière personne qui quittera Seattle est priée d’éteindre les lumières.”

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