Un Français sur “Ilya Muromets”
Une trentaine d’années avant Roger Sauvage au Normandie-Niémen, un Français à la peau noire servait dans l’aviation russe pour lutter contre l’armée allemande.
L’incroyable épopée d’un Français dans la Russie de la Grande Guerre sur bombardier “Ilya Muromets”.
Ma rc el Françoi s Guillaume Plat voit le jour à Paris le 18 février 1890 au domicile de sa mère, Marie Radegonde Ernestine Plat, une femme de 27 ans sans profession, originaire de la Vienne et vivant au 25, rue Juliette Lamber dans le 17e arrondissement de Paris. L’enfant est né de père inconnu, un homme à la peau noire. Fille-mère, on peut aisément imaginermaginer que la vie de Mme Plat n’estest pas facile dans la Francee de la fi n du XIXe sièclele avec son fils métis qui, durant son adolescence, trouve une place d’apprenti mécanicien quelque part dans Paris. Mme Platt devient de son côté la domestique d’une richeche famille dont elle s’occupeoccupe des enfants en bas âge.ge En1907En1907, elle suit avec son fils adolescent son employeur qui part s’installer à Riga, capitale de la Lettonie, faisant alors partie de l’Empire russe.
Premier vol du “Ilya Muromets”
Dans cette ville se trouve la société Russko-Baltiysky Vagonyy Zavod (R-BVZ), fondée une quarantaine d’années plus tôt avec des capitaux allemands pour produire des wagons de chemin de fer. Un ancien conseiller d’État de l’Empire russe, Mikhail Vladimirovitch
Shidlovsky, en devient le président du conseil d’administration au début du XXe siècle et impulse une politique visant à en diversifier la production. Il engage en 1908 un ingénieur suisse, Julien Potterat (1869-1927), qui ouvre dans l’usine de Riga un atelier de construction automobile sortant l’année suivante son premier modèle, la russo-baltique C24-30. Le tsar Nicolas II, ravi de disposer de son premier constructeur aautomobile national,nal, autoautorise l’entreprise à utiliseutiliser l’aigle impérial comcomme logo sur les bobouchons de radiateteurs. À l’aube de la guerre, la R-BVZ reste sous-industrtrialisée. Elle se didiversifie encore sousous l’impulsion de ShidShidlovsky et ouvre en 1911912 une branche aéronautiqronautique dont il confie la direction au jejeune pionnier Igor Sikorsky, alors âgé de 22 ans, qui s’est fait remarquer en réalisant plusieurs appareils artisanaux. Un nouvel atelier s’ouvre à Saint-Pétersbourg et commence à produire en petite série les nouveaux appareils Sikorsky, quelques monoplans expérimentaux qui aboutissent au S-12 réalisé en une douzaine d’exemplaires vendus à l’aéronautique militaire russe, puis un biplan, le S-10, dont 16 exemplaires sont réalisés et montés en hydravions. La plus remarquable des réalisations de la R-BVZ reste sans conteste l’avion de transport Sikorsky “Bol’shoi Bal’tisky”,
équipé de deux puis de quatre moteurs. Il réalise son premier vol le 2 mars 1913 mais termine sa carrière dans un accident six mois plus tard. Lui succède un autre quadrimoteur, le “Ilya Muromets” (du nom d’un héros légendaire russe) qui fait son premier vol le 11 décembre 1913 et que la presse internationale salue comme le plus grand aéroplane du monde, parvenant à transporter 16 passagers.
La vie de Marcel Plat en Russie
Le prototype, équipé de flotteurs, entre en service dans la marine russe. Il connaît une très courte carrière militaire au tout début de la guerre : devant se poser en mer suite à un problème mécanique, il est sabordé par erreur par son équipage qui pensait être capturé par un navire allemand qui s’avéra être russe. Huit autres appareils sont commandés par les autorités russes et livrés avant la fin de l’année 1914. Ils subissent tant de déboires lors de l’entraînement de leurs équipages que le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, chef de l’aviation russe, pense ne pas les engager en opérations. Mikhail Vladimirovitch Shidlovsky ne l’entend pas de cette oreille et parvient à convaincre le tsar que ses appareils ont un potentiel militaire certain. Il obtient d’être nommé général et de commander personnellement l’“aviation lourde” sans être subordonné au grand-duc. Ses “Ilya Muromets” sont regroupés pour former l’Eskadra Vozdushnykh Korabley (EVK, escadre des vaisseaux volants) et utilisés contre les troupes allemandes au tout début de l’année 1915 à partir du terrain de Yablonna, en Pologne russe, au nord de Varsovie. Ils connaissent un certain succès en réalisant des reconnaissances à longue distance et en bombardant des objectifs d’opportunité.
Quand les troupes allemandes lancent une vaste offensive vers l’est au mois d’avril 1915, l’EVK doit évacuer vers le terrain de Pskov, en Russie, qui servira jusqu’à la fin de la guerre de nouvelle base arrière, l’unité envoyant de là des détachements d’appareils sur des terrains opérationnels avancés. On évalue la production des “Ilya Muromets” à près de 80 exemplaires dont les derniers seront utilisés par l’Armée rouge. Durant tout le conflit, l’EVK n’aura été en mesure de mettre en ligne qu’un maximum de sept appareils opérationnels.
La vie de Marcel Plat en Russie semble intimement liée à celle de la société R-BVZ. En 1911, il est photographié à Riga au volant d’une Russo-Balte 24-30 en compagnie du directeur Julien Potterat. Le consulat français de Saint-Pétersbourg le note comme étant domicilié à Riga et exerçant le métier de “chauffeur”, tandis que sa mère est retournée à Paris où elle est domiciliée au 28, boulevard Barbès. Il est très probablement employé à la R-BVZ ; au début de la guerre, au mois d’août 1914, il est signalé par le consulat comme étant “mécanicien auto-aviation”, ayant probablement emménagé à SaintPétersbourg pour travailler à l’usine de la société. Initialement exempté du service militaire, il est finalement reconnu apte au service armé par le consulat le 4 octobre 1914, mais il lui est impossible de rejoindre la France en raison de la guerre. Une circulaire ministérielle parue le 3 juin 1915 autorisant les ressortissants français bloqués dans les pays alliés à effectuer leur service dans l’armée de ce pays, Marcel Plat s’engage le 21 juin 1915 pour la durée de la guerre dans une section automobile de l’armée russe.
Mécanicien volant sur l’IM-10
De la section automobile, il passe très rapidement à l’escadre des bombardiers lourds sur “Ilya Muromets”. Il gagne le terrain de Pskov où stationne l’escadre le 24 septembre
1915 et se retrouve affecté à l’atelier automobile de l’unité. Quelque temps plus tard, promu au grade de feldwebel (sergent-major), il devient mécanicien volant sur un des bombardiers, l’“Ilya Muromets” n° 10 (IM-10) que commande le poruchik (lieutenant) A. M. Konstenchik. Cet appareil part pour un terrain de campagne à Zegevold au mois de mars 1916, dans le 2e détachement de l’escadre, et n’effectuera que trois vols de guerre, les 8 avril, 23 avril et 26 avril 1916 (26 mars, 10 et 13 avril selon le calendrier russe de l’époque). Une courte carrière… Mais qui va donner l’occasion à Marcel Plat de se distinguer à deux reprises.
Dès le premier vol, l’“Ilya Muromets” n° 10 est pris pour cible par la DCA ennemie dont le tir troue le tuyau d’arrivée d’eau du radiateur d’un des moteurs qui menace de griller en vol. Marcel Plat, en plein vol, marche sur l’aile inférieure et y restera près d’une heure durant le vol du retour en colmatant avec ses mains la fuite, permettant au quadrimoteur de revenir à son terrain. Le courageux mécanicien est alors récompensé de la croix de SaintGeorges de 4e classe (n° 527648) par ordre de la 12e armée n° 349 en date du 24 avril 1916.
Son heure de gloire arrive lors du troisième vol, le 26 avril 1916, quand son appareil reçoit l’ordre d’attaquer la gare de Dauzevas en Lettonie, un important noeud de communication et de ravitaillement de l’armée allemande sur lequel il est déjà venu une fois ; la DCA allemande est sur les dents et a été particulièrement renforcée. Elle tire de toutes ses pièces sur le gros appareil ; Konstenchik fait un premier passage de bombardement à 2 400 m d’altitude. Comme toutes les bombes n’ont pu être larguées, il en fait un second. La DCA se déchaîne et fait mouche : Konstenchik est blessé par plusieurs éclats d’obus. Il tombe de son siège et ce faisant tire sur le manche : le bombardier lève son nez, s’immobilise et part en piqué. Fort heureusement, le copilote, le praporshik (sous-lieutenant) Yankovius, peut reprendre les commandes et le contrôle de l’appareil dont trois des quatre moteurs ont été touchés.
Il tombe dans le vide, accroché à une corde…
Durant l’opération, les autres membres d’équipages sont passablement secoués et tout particulièrement Marcel qui se trouve dans le poste de tir supérieur, entre les deux réservoirs d’essence fixés au milieu de l’aile supérieure. Il tombe dans le vide mais doit sa vie au bon réflexe de s’être accroché à son siège avec une corde. Il se blesse un bras dans la chute mais parvient à revenir à son poste et descend dans l’habitacle pour dire avec humour aux pilotes qu’il aurait préféré éviter de subir une telle manoeuvre. L’IM-10 criblé de plombs (on comptera 70 impacts sur la cellule) a un autre blessé à bord, G. N. Shneur, bombardier, dont l’appareil photo a éclaté dans ses mains quand il a été touché par un éclat de shrapnel [obus à balles, NDLR], lui occasionnant plusieurs coupures.
Les blessures de Konstenchik sont sérieuses et des premiers soins lui sont prodigués par le feldwebel Kasatkin, mécanicien, tandis que Yankovius pilote l’appareil vers les lignes russes qu’il traverse à 1 000 m d’altitude. Marcel, de son côté, sort sur l’aile inférieure pour tenter de réparer du mieux qu’il peut les moteurs endommagés… Le gros IM-10 parvient à revenir sur le terrain de Zegevol’d où il fait un atterrissage d’urgence. Une fois immobilisé, son aile droite endommagée par les tirs ennemis s’affaisse. Les membres de l’équipage sont quittes pour un petit séjour à l’hôpital où des décorations leur sont décernées, Marcel recevant la croix du soldat de SaintGeorges de 3e classe (n° 10432) par ordre du chef d’état-major du commandement suprême n° 542 en date du 8 mai 1916.
Rétabli, il repart pour d’autres missions et obtient d’intégrer l’équipage du poruchik Lavrov qui vole sur un nouveau modèle G. 3 doté d’un poste de tir arrière installé dans le bout de la queue. Grâce à sa réputation de bon tireur il y est accepté sans difficulté et va avoir l’occasion d’y exercer ses talents ; à une date indéterminée, probablement en novembre 1916, son appareil est attaqué par trois chasseurs allemands. Le premier d’entre eux pique sur le bombardier en ouvrant le feu : Marcel riposte avec sa mitrailleuse Vickers et indiquera dans son rapport voir “des langues de feu sur le chasseur allemand qui disparaît en piquant, laissant derrière lui une colonne de fumée noire”. Le second chasseur attaque à son tour mais le tir de Marcel l’empêche de bien viser en le touchant au moteur ; il passe sous le bombardier sans ouvrir le feu et est observé par l’équipage descendant doucement vers le sol en décrivant des cercles, puis se posant dans la nature. Le troisième chasseur n’insiste pas et quitte le combat sans attaquer.
C’est à ce moment qu’un journaliste russe du magazine Ogonek visite l’escadre des bombardiers et croise le chemin de Marcel. Il lui consacre quelques lignes dans un article qui paraît le 5 novembre 1916 : “Santé, Marcel ! – Santé à vous !
– Dites- moi comment allezvous ?
– On fait aller, on vit au jour le jour.
(…) Un visage de couleur ici, en Russie, comment est- ce possible ? Il porte une casquette de soldat russe, un pantalon de toile, et affiche une grande décontraction. Tout le monde lui pose la même question :
– Comment es-tu arrivé là ? Marcel parle volontiers. Il parle parfaitement russe, bien qu’il avale
“Un visage de couleur ici, en Russie, comment est-ce possible ?”
ses fins de phrases. Il adore s’exprimer dans le langage épicé des soldats. Il est le fils des lointaines îles magiques de l’océan Pacifique, où le soleil se marie à la mer et où les enfants sont baignés du murmure des vagues. Le soleil et les chants des flots bleus coulent dans son sang. Marcel Plat est de nationalité française. Il y a neuf ans, sa mère est venue en Russie en tant que nounou de ses riches employeurs. Elle avait avec elle un adolescent vif aux cheveux bouclés. La froide Russie est devenue la deuxième patrie du jeune Plat. Il est maintenant marié à une Russe et a un enfant.”
Marcel décide de fuir la guerre civile russe
Le journaliste russe a incontestablement brodé sur les origines polynésiennes de Marcel Plat démenties par son état civil et celui de sa mère originaire de la Vienne, voire sur le fait qu’il ait épousé une Russe, car aucun document d’archive ne
peut confirmer un mariage ou une descendance.
L’escadre des bombardiers lourds vit alors ses derniers mois : après que le tsar a été chassé du pouvoir le 2 mars 1917, l’armée russe, déjà très mal en point, achève de se déliter sous le gouvernement provisoire de Kerensky. La prise du pouvoir par les bolcheviques au mois de novembre 1917 conduit à la fin des hostilités avec l’Allemagne et le début de la guerre civile russe. Marcel n’a aucune envie d’en connaître le dénouement et décide de fuir le pays avec des ressortissants français qui sont évacués via le port de Mourmansk. Il débarque au Havre le 31 mars 1918 et se rend à Paris où il est affecté le 6 avril au 150e régiment d’aviation comme simple soldat sans qu’il ne soit tenu compte de son grade obtenu dans l’armée russe. En tant que mécanicien, il le quitte rapidement le 1er juin 1918 pour une nouvelle affectation qui sera la mission tchécoslovaque le 13 octobre 1918. Il a visiblement une dent contre les bolcheviques puisque pilotes et mécaniciens qui y sont affectés s’y sont portés volontaires… Sous les ordres du capitaine Georges Lachmann, un vétéran de la mission militaire de Russie que Plat a peut-être croisé à Mourmansk lors de son évacuation de Russie, il entretient les appareils français livrés à la jeune Tchécoslovaquie qui combat les troupes du gouvernement communiste hongrois de Béla Kun en mai-juin 1919. Marcel Plat quitte le pays le 20 septembre 1919 pour être démobilisé avec un certificat de bonne conduite.
Il revient à Paris pour s’installer à Montry, à l’est de la capitale, en 19201921, puis vit une dizaine d’années dans le village de Rozoy-sur-Serre dans l’Aisne, jusqu’en 1932, lorsqu’il se fixe dans la région parisienne à Montrouge, au sud de Paris. De nouveau mobilisé en 1939 pour travailler en affectation spéciale dans une usine d’aviation à Paris, il est décédé dans le 19 août 1951 à hôpital de Broussais, dans le 14e arrondissement. ■