Des records et un requiem, 1958
Le “Mirage” III triomphe, alors que pour l’équipe du “Trident” c’est l’amertume. L’avion est pourtant performant et aligne les records.
“Mirage” l’a emporté. Mais le “Trident” brille par une série de records du monde dans un grand chant du cygne.
Le 17 janvier 1958, le “Trident” remporta un record non homologué. Roger Carpentier poussa le SO.9050 05 à 72 900 pieds (22 220 m) et Mach 1,8. Les Britanniques d’English Electric, dont le “Camberra” détenait officiellement le record d’altitude avec 20 083 m le 29 août 1955, adressèrent sportivement un télégramme de félicitation. Le 30 janvier, le SO.9050 06, dernier “Trident”, vola. La réduction des crédits militaires entamés en 1957 se confirma, s’amplifia même début 1958. La fin de multiples programmes aéronautiques français était inéluctable. Beaucoup ne voulurent pas le comprendre, et pas seulement chez Sud Aviation. Le coup de faux coupa ainsi les ailes aux Leduc. Christiaens, secrétaire d’État aux forces armées Air, expliqua parfaitement pourquoi le “Mirage” III fut retenu lors des débats à l’Assemblée nationale le 28 février : “Il répondait le mieux aux besoins de l’armée de l’Air par l’étendue de ses possibilités d’utilisation, notamment pour les missions d’interception et d’appui tactique ; ses aléas de mise au point étaient les plus réduits alors que l’urgence de la fourniture d’avions nouveaux à l’armée de l’Air venait de s’accroître en raison de la réduction du nombre de “Super Mystère” B2.”
“Une terrible injustice”
Le 26 avril 1958, Christiaens annonça officiellement l’abandon du “Trident” dans un courrier empreint de regrets : “La grave décision qui est ainsi prise n’empêche pas de mesurer l’importance du travail que vous avez accompli depuis 10 ans dans le domaine de la propulsion des avions par fusée et d’apprécier les brillants résultats que vous avez obtenus ; je regrette vivement d’être obligé d’arrêter un avion dont les performances en vitesse et en altitude sont actuellement les meilleures de tous les avions français”.
L’abandon du “Trident” provoqua beaucoup d’amertume chez Sud Aviation. Voici ce qu’en pense Paul Gauge, ingénieur (lire par ailleurs l’encadré page 47) : “L’arrêt des essais en ce mois d’avril 1958 nous parut d’une terrible injustice. En attendant les uns les autres de nouvelles affectations, nous remâchions cette amertume. Malgré un baroud d’honneur (lettres aux journaux, aux députés, question écrite à l’Assemblée nationale), nous savions que c’était bel et bien fi ni. Surtout nous ne comprenions pas que le 07 équipé de réacteurs à postcombustion n’ait pas été autorisé à monter au terrain. Nous étions sans occupation, sans goût, à nous réjouir de l’éclatement d’un pneu à l’atterrissage d’un “Mirage” III – je crois que c’était à Villaroche avec un pilote
allemand à bord [le 4 juin, NDLR].” Le choix du “Mirage” III fut mal accepté. : “Au moment de l’arrêt des “Trident”, poursuit Paul Gauge, nous accusions Dassault d’avoir fait en sorte de faire accepter un nouveau concept pour l’interception et tout l’intérêt de la polyvalence : l’appareil unique… à condition que ce soit lui qui le fabrique. Bien sûr, tout cela était basé sur l’évolution telle que vue aux États-Unis avec le F-104, mais surtout telle que lui la pensait et la voulait et ça n’est pas cette affirmation de Bonte à Girard [respectivement directeur du CEV et directeur des essais en vol de Sud Aviation, NDLR] qui pouvait nous détromper. En s’emportant, à bout d’arguments, Bonte finit par lâcher : “Mais combien vous faudra-t-il de temps pour comprendre que les avions militaires c’est Dassault (sic).” Paul Gauge explique la lenteur qui fut parfois reprochée, notamment par le Centre d’essais en vol : “Par culture, on ne faisait rien sans en avoir l’autorisation des services officiels. Ceux-ci voulaient tout vérifier et tout comprendre, voire modifier, avant que nous puissions entreprendre une action et cela n’était pas le cas chez Dassault par exemple.”
Une différence de rythme avec Dassault
Le 9 décembre 1954, Fernand Vinsonneau, directeur technique de la Sncaso, avait abordé la différence de rythme avec Dassault dans un courrier interne à son PDG Georges Glasser : “On dira que la perfection au départ n’est pas courante à part la création de Minerve à partir du cerveau de Jupiter ; le travail aéronautique démarre en général plus laborieusement.” Il expliqua les raisons fondamentales des différences avec son grand concurrent : “Nous sommes souvent comparés à un autre constructeur, Dassault, pour éviter les périphrases inutiles, chez qui l’ampleur et le rythme des modifi cations sont impressionnants. Moyennant quoi nous pouvons lire dans les journaux que nous ne sommes pas dynamiques, ce qui est là aussi est assez pénible pour une équipe de gens dont vous connaissez bien les conditions de travail (…) Nous avons des méthodes qui comportent une part importante d’expérimentation en soufflerie, de très nombreuses mesures en vol, des dépouillements et calculs longs. Si nous n’en changeons pas malgré les critiques et les exhortations, c’est que nous constatons la sûreté des prévisions que nous en tirons, et que si on juge l’arbre à ses fruits, l’excellence de l’autre méthode ne nous paraît pas prouvée.”
Le pilote Jean-Pierre Rozier eut un jugement lucide sur la situation : “Le “Trident” avait été conçu pour répondre à un programme d’intercepteur léger complémentaire d’un programme d’appui tactique léger.
“L’équipe d’essai Sud était composée de charmants garçons mais totalement dépassés ”
A priori la formule “Trident” était séduisante et pouvait parfaitement convenir à condition de l’associer à un engin efficace. Mais à cette époque, et en tant d’autres, d’ailleurs, on oubliait qu’un avion de chasse était avant tout l’affût d’une arme. On cherchait à perfectionner l’affût pour que des ingénieurs s’occupent et que des pilotes ensuite s’amusent en l’air ; mais en rêvant à Guynemer, on oubliait de rechercher avant tout l’optimisation de l’arme. De toute façon, le “Trident” n’avait aucune chance car il était conçu et mis en oeuvre par Sud Aviation. Cette société était incapable de mettre au point (à l’époque) un appareil. À moins qu’il ne soit totalement réussi dès le départ, comme ce fut le cas de “Caravelle”. Il semble d’ailleurs qu’un partage plus ou moins tacite existait alors avec Dassault. Avions civils à l’un, avions militaires à l’autre. Et le succès prévisible de la “Caravelle” n’incitait pas Sud Aviation au moindre effort sur le “Trident”, le “Baroudeur” ou “Durandal”, dont j’étais également le premier pilote pour le CEV. Par ailleurs, l’équipe d’essais Sud était
composée de charmants garçons mais totalement dépassés ou peu enclins à secouer leur direction technique. Je pourrais vous parler très longtemps du “Trident” qui a été vraiment l’avion de ma vie et dont l’arrêt des vols records m’a empli de nostalgie et m’a conduit certainement à modifier le cours de ma carrière.”
ferrailleurs vinrent chercher à Courbevoie les SO.9050 07, 08 et 09 en phase d’assemblage final. Ils étaient connus comme les “Trident” III. Leurs réacteurs “Gabizo” avec postcombustion offraient théoriquement à pleine puissance autant de poussée que le moteur-fusée. La mutation du “Trident” d’intercepteur à moteurfusée à celui beaucoup plus classique de chasseur avec réacteur s’achevait. Mais c’était trop tard.
du “Trident” provoqua de vives réactions dans la presse avec des titres chocs : “Sabotage de notre défense nationale”, “Le scandale de la disparition du “Trident”.” Le 27 juin 1958 le député poujadiste de la Seine Albert Privat interpella le gouvernement sur les raisons de l’abandon du “Trident”. Le ministre
des Armées lui répondit : “L’arrêt de la fabrication des avions “Trident” de présérie a été dicté par la réduction des crédits budgétaires. Compte tenu du montant de ces crédits, il n’a pas été possible d’envisager, pour l’équipement futur des formations d’intercepteurs de l’armée de l’Air, deux types d’appareils spécialisés, l’un pour les hautes et très hautes altitudes, l’autre pour les faibles et moyennes altitudes. Dans ces conditions, malgré sa supériorité aux très hautes altitudes, il a fallu éliminer le “Trident”, peu apte aux missions à faible ou moyenne altitude”.
Le “Trident” défie les Américains
ce temps les équipes d’essais s’activaient toujours à Istres. Le SO.9050 06 alluma sa fusée le 20 février, et atteignit Mach 1,92 lors de son troisième vol avec fusée quelques jours plus tard. L’avion donnait enfin sa pleine mesure.
4 avril, Jacques Guignard établit sur le SO.9050 04 le record du monde de montée à 15 000 m d’altitude en 2 minutes et 37 secondes. Il battit largement à cette occasion la performance du “Gerfaut” II – 3 minutes et 56 secondes en février 1957.
une sorte de consécration pour l’équipe du “Trident”, une petite équipe américaine vint à Istres mi-avril pour découvrir l’avion. Deux pointures étaient du voyage : Iven Kincheloe et Joseph “Joe” Walker. Ils pilotaient ce qui se faisait de mieux et de plus performants. Kincheloe avait atteint 126 200 pieds (38 465 m) et 3 200 km/h à bord du Bell X-2, altitude qui ne fut pas homologuée par la FAA (Fédération aéronautique internationale), l’avion ne décollant pas par ses propres moyens. “Joe” Walker avait piloté tous les avions expérimentaux de la série X. L’un de leur objectif était de se familiariser un peu au pilotage avec empennage monobloc, particularité du North American X-15, avion-fusée qui visait Mach 5 et plus (premier vol le 8 juin 1959). Kincheloe réalisa cinq vols sur les SO.9050 05 et 06 ; Walker pilota à quatre reprises le SO.9050 05 (1).
le 30 avril, les SO.9050 003 et 04 volaient pour la dernière fois, le “Trident” n’avait pas dit son dernier mot. Le 2 mai, Roger Carpentier ravit le record du monde d’altitude aux Américains avec 24 217 m sur le SO.9050 06. Le 18 avril, George C. Watkins avait atteint 23 042 m avec le Grumman F11F-1F “Super Tiger”.
(1) Kincheloe et Walker se tuèrent en F-104, respectivement le 26 juillet 1958 et le 8 juin 1966.
(2) “Scrappy” Johnson est décédé à 100 ans le 9 décembre 2020.
épuisé toutes ses possibilités, il faut cependant savoir qu’il ne lui sera plus possible de les démontrer puisqu’il vient d’être notifié à la société SudAviation d’avoir à cesser toute activité sur cet appareil en raison des restrictions de crédit frappant le budget de l’aéronautique. Le dernier vol du “Trident” a donc été celui au cours duquel il a battu le record du monde de 24 300 m”. Sud Aviation se retira dès lors des essais du “Trident”. Ce ne fut pourtant pas la fin des vols.
Toujours plus vite, plus haut
alors une période un peu étrange, vue avec le recul. Les pilotes du CEV menèrent une série de vols contre la volonté des dirigeants de Sud Aviation, et non sans une méfiance de la direction du centre d’essais. Elle acceptait de laisser ses pilotes explorer les vols à grande vitesse et haute altitude, mais sans faire de tapage autour des performances. Sous la houlette de Jean-Pierre Rozier, les pilotes eurent à coeur de pousser les SO.9050 05 et 06 dans leurs retranchements.
“Titi” Inguimberti, pilote du CEAM, raconta son vol en “Trident” en juillet 1958 : “Le vol fusée était toute une préparation très minutieuse. Le propulseur liquide fonctionnait grâce à un mélange d’acide nitrique et de kérosène (comburant + carburant) (3). Les pleins
son train d’atterrissage, se dandinait comme un canard avant la mise en vitesse. Après 400 à 500 m de roulement, les véhicules incendie basés au pied de la tour de contrôle démarraient de manière à être à notre hauteur en fin de rouage. Les deux véhicules précédents étaient déjà loin derrière. Dès que le décollage était effectué, je coupais la fusée. Le cir
Le “Trident” a- t- il été le premier avion à atteindre Mach 2 en France, avant le “Mirage” III en octobre 1958 ? Dominique Ferrigno l’affi rma dans le magazine
n° 92 de janvier 1999 en relatant son vol du 23 juillet 1958 :
en 2008 à Paul Gauge : cuit était le suivant : monter jusqu’à 20 000 pieds [6 096 m] sur les réacteurs de manière à se retrouver parallèle à la piste, à l’inverse du décollage. À 20 000 pieds, rallumage de la fusée et montée jusqu’à son extinction. Pourquoi ce circuit imposé ? Simplement pour vérifier du sol que la fusée s’allumait bien et qu’il n’y avait pas de fuite. Dès le rallumage
Inguimberti raconta
Faute de documents fi ables, impossible aujourd’hui de confi rmer ou d’infi rmer les affi rmations des pilotes. La performance eût été magistrale, sans toutefois être de nature à changer le choix du “Mirage” III.
de la fusée, c’était un bon coup de pied au derrière que l’on recevait ; suivant une expression de l’époque “on était assis à cheval sur les omoplates”. Il fallait aussitôt prendre un angle de cabré important. La montée était impressionnante ainsi que la lecture du machmètre qui passait en quelques secondes de Mach 0,75 à Mach 1, 1,2, 1,3. C’était fou de voir l’aiguille ainsi accélérer. À 52 000 pieds [15 849 m], dernier coup d’oeil aux instruments avant l’arrêt de la fusée à Mach 1,8 avec un angle de cabré d’au moins 20°. J’étais dans les normes à ne pas dépasser. Si je n’avais pas arrêté ma trajectoire de montée, Mach 2 aurait été facilement dépassé. Rozier, qui était chef pilote à cette époque, avait atteint ce Mach, mais les problèmes de sécurité voulaient que l’on n’aille pas au-delà de Mach 1,80. Je l’annonçai, comme tous mes paramètres durant le vol, et commençai ma descente autour du terrain. 40 minutes plus tard, j’étais au parking après un atterrissage de chef. Noblesse oblige, j’étais heureux et très fier de ma performance (…). Mach 1,8 en 1958, ce n’était pas courant. À cette époque, peu de pilotes avaient atteint ces grands Mach,
8 juillet au matin, le chef de l’annexe d’Istres du CEV télégraphie à sa direction : “Au cours d’un vol sur “Trident”, le capitaine Rozier est monté ce matin à 15 000 m en 2 min 15 s. Cette performance contrôlée officieusement par Cotal [radar de mesure altimétrique, NDLR] bat largement le record international qui correspond à 2 min 35 s [un F4D-1 “Skyray” de l’US Navy avait réalisé 2 min 36 s le 22 mai, NDLR]. Jugez-vous opportun d’ébruiter ces faits, et de faire éventuellement un vol analogue sous contrôle officiel ?” Réponse cinglante : “Avec les félicitations du directeur et les miennes pour la performance acquise par Rozier. Cependant inopportun dans le climat ayant entouré [la] poursuite des essais “Trident” de lancer à nouveau [une] affaire de record et de diffuser extérieur CEV. Brillante performance”.
Une dernière fois sur le toit du monde
expliqua plus tard : “Avec un allègement maximum et un décollage par fort vent tous les records de 3 000 à 18 000 m auraient pu être battus. Après le vol, M. Bonte a interdit toute nouvelle initiative sous le prétexte particulièrement stupide que cela pourrait nuire aux discussions sur la vente du “Mirage” aux Allemands.”
6 octobre, dans une sorte de “baroud d’honneur”, Rozier décolla sur le SO.9050 06 : “J’ai décidé d’aller le plus haut possible. Décollage 5 secondes de fusée. Montée sec jusqu’à 35 000 pieds [10 668 m]. Allumage première chambre. Montée à Mach 0,8 Assiette 20°. À 45 000 pieds [13 716 m] allumage chambre 2. Mach 1 à 50 000 pieds [15 240 m]. D’après mes calculs, il
plaisance et prit la direction de la société Dufour. Paul Gauge intégra la SEPR et resta dans les moteurs-fusées. Servanty se pencha sur l’étude d’un avion commercial supersonique qui allait devenir “Concorde”. Guignard poursuivit sa carrière de pilote d’essais et la termina le 2 mars 1969 en réalisant le premier vol de “Concorde” comme copilote au côté d’André Turcat. Jean Franchi intégra aussi “Concorde” comme pilote d’essais. Max Fischl poursuivit sa carrière de pilote d’essais et effectua le premier vol de l’A300B d’Airbus le 28 octobre 1972. Roger Carpentier se tua sur le prototype du SE.116 “Voltigeur” le 9 janvier 1959. Jacques Pinier trouva la mort sur “Balzac” le 10 janvier 1964. JeanPierre Rozier partit en Algérie et ne devait plus s’occuper d’essais en vol. Lucien Inguimberti poursuivit sa carrière dans l’armée de l’Air en
à ses ingénieurs et pilotes, mais il ne faut pas oublier les records qui prouvaient que les industriels français pouvaient rivaliser avec leurs compétiteurs mondiaux. Avec la “Caravelle” et le “Mirage” III, l’industrie aéronautique française attaquait la décennie des années 1960 avec de solides atouts.
Pour aller plus loin : par Charles Goujon ( 1957), par Jean Lacroze, ( n° 149 en 1993 et n° 160 en 1995),
par Paul Gauge ( 2008), par Jean- Christophe Carbonel ( 2017). Remerciements à l’association Airitage, Sylvain Champonnois, Jean Delmas, Paul Gauge et Pierre Gaillard.