Tergiversations et querelles
Dans notre hors-série n° 66 “classique” consacré à Marcel Doret et les avions Dewoitine, ne furent pas abordés pour des raisons de place les bombardiers bimoteurs de la fin des années 1930. Que pensa-t-il des D.337, D.770, D.720 et 750 ?
Marcel Doret parle des bimoteurs de combat Dewoitine, fruits des programmes lancés peu avant 1939.
Marcel Doret a laissé assez peu de traces de ses essais d’avions de combat pour, à notre avis, plusieurs raisons : une obligation de réserve évidente, et parce que ces essais de constructeur, rarement passionnants, souvent fastidieux, n’avaient pas pour but d’évaluer les qualités opérationnelles des machines, ce rôle étant réservé à des pilotes de combat qui les mèneraient au-delà des limites définies par le constructeur ; il s’agissait principalement de mettre l’avion au point et vérifier qu’il était dépourvu de vices. Enfin, dans le cas de Doret, il n’était pas le seul pilote d’essai chez Dewoitine où pas mal d’avions ne sont pas passés entre ses mains, sinon pour de courts vols de contrôle qui n’étaient certainement pas l’occasion d’exprimer une passion.
Ces avions de combat répondaient toujours, au moins au départ, à des spécifications établies par les services de l’État. Nous n’allons pas réécrire l’histoire mais rappeler que, pendant l’entre-deux-guerres mondiales, ces services furent généralement déficients. Les états-majors et nombre de hauts fonctionnaires français eurent beaucoup de mal à comprendre la rapide évolution technique de l’époque. Par ailleurs, l’industrie aéronautique ellemême, trop morcelée et, par ce seul fait incapable de dégager assez de capacité d’évolution, était de peu de poids face à cette administration défaillante. On comprend que, dans ces conditions, certains ingénieurs et pilotes d’essai pouvaient ne pas
avoir beaucoup d’attrait pour ce qu’ils étaient amenés à faire. Ainsi, les avions de reconnaissance ou de bombardement multimoteurs de Dewoitine occupent très peu de place dans les archives de Marcel Doret pour la raison qu’ils furent tous des échecs et que, dans ces mémoires, une dizaine d’années plus tard, sa colère n’était pas retombée.
Le D.337, un gouffre financier
Le premier, D. 337, bimoteur dérivé de l’avion de raid D. 33, figure deux fois pour 30 minutes de vol au total dans les carnets de vol de Doret en 1935 ( premier vol le 15 juillet 1935, et un essai). L’avion fut piloté par Jean Doumenc en août 1935 ; les commentaires de ce dernier sur une feuille de carnet, seule trace de l’avion conservée par Doret, sont calamiteux : “Décollage très pénible parce que l’avion met un temps infini à lever la queue (insuffi sance d’empennages horizontaux)… Monte difficilement… ondule constamment… manque caractéristique de stabilité… ailerons très peu efficaces… manque de dérive…” En fait cet avion, objet constant d’exigences variables des services officiels, n’intéressait ni Dewoitine ni la Société aéronautique française (SAF), pour laquelle il fut un gouffre financier.
Le D.770 bimoteur triplace fut lui aussi victime en 1938 et 1939 des tergiversations des services officiels et des querelles de ces derniers avec un état-major militaire désireux de pouvoir tout faire avec un avion : attaque, bombardement, chasse, renseignement. Les illusions du programme BCR (bombardementcombat-reconnaissance) n’étaient donc pas dissipées à la veille de la guerre. Commandé en mai 1938 pour être livré un an plus tard (!), le D.770 fut décevant avec des qualités de vol et des performances médiocres – instabilité à basse vitesse et pas plus de 431 km/ h à 1 700 m malgré ses 1 860 ch. Son envergure de 14 m était inférieure à celle des Messerschmitt 110 et De Havilland “Mosquito”, et sa masse en charge notablement plus faible, même avec 800 kg de bombes, ce qui était probablement à mettre au crédit du bureau d’études Dewoitine. Fin 1938, les spécifications furent changées, puis la Direction générale technique les corrigea pour mettre un terme aux querelles opposant état-major de l’armée de Terre et service techniques de l’armée de l’Air et fit ajouter des blindages. Doret fit décoller l’avion pour la première fois le 26 juin 1939 à un poids total de plusieurs quintaux supérieur aux espérances. Après des modifications aux radiateurs et à l’empennage, l’avion reprit ses essais en février 1940 et fut abandonné en avril.
Le D.720, avec deux moteurs Renault de 420 à 450 ch pour une masse maximale de presque 4 500 kg et environ 15 m d’enver
gure, fut construit selon le tristement fameux programme T3 de triplaces de “travail” destinés à tout un tas de choses, lequel se solda par un immense gâchis d’énergie et de matériel. Construit à partir d’une cellule inachevée de D.700, victime là encore d’atermoiements des donneurs d’ordre, le D.720 vola pour la première fois le 10 juillet 1939, ce qui apparaît ce jour-là dans le carnet de vol de Doret comme un essai de 10 minutes. L’armée était alors extrêmement impatiente de disposer de cette machine qui domina ses concurrents, et envisagea même d’en faire construire plus de 1 224. En novembre, l’armée de l’Air jugea ses performances insuffisantes bien que conformes à la fiche technique, puis abandonna le programme et fit immédiatement cesser tout travail sur le prototype.
“Cette chose affreuse qui ressemblait à un bâtard”
Le D.750, cousin destiné à la Marine du 720, n’est, dans les archives de Doret qu’une mention dans un carnet de vol, et rien d’autre : “6 mai 1940, 1er vol, 40 mn.” Est-ce cet avion que Doret évoque avec dégoût dans ses souvenirs ? : “...prototype dû aux conceptions discordantes d’experts militaires… Cette chose affreuse qui ressemblait à un bâtard dans la famille racée des productions de la société… Cet avion mort-né ne rimait à rien… Cet avion vola une fois, mais pas deux.” Le commentaire qui semble inexact quant au nombre des vols, pouvait s’appliquer au 337, au 750 aussi bien qu’au 720 qui vola un peu plus souvent et n’avait pas vraiment de sex-appeal, sinon au 770.
Avec les mêmes moteurs Renault, le D.750 était une autre bonne à tout faire destinée au porteavions Béarn, un triplace dont on exigeait au moins 400 km/h (il en fit moins de 360), deux postes de pilotage superposés, un nez vitré, et deux postes de tir arrière, sur le dos et sous le ventre. L’armistice mit un terme à sa brève existence. Doret l’avait piloté trois fois.