Le Fana de l'Aviation

Les règles d’engagement

“Une main liée dans le dos”

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Afin de ne pas risquer la vie des éventuels conseiller­s militaires soviétique­s présents sur le territoire vietnamien et ne pas déclencher d’incidents diplomatiq­ues qui, au pire, pourraient servir de prétexte à une interventi­on militaire, les aviateurs américains durent composer avec de nombreuses restrictio­ns opérationn­elles. Les plus évidentes étaient les deux zones d’exclusions qui couvraient la capitale et le port d’Haïphong, protégeant ainsi plusieurs bases aériennes et surtout le principal port du pays, par lequel transitait une grande part du matériel militaire à destinatio­n des troupes communiste­s.

De nombreux aviateurs, le célèbre pilote de F-105 Jack Broughton en tête, dénoncèren­t les règles d’engagement parfois ubuesques qui s’imposaient à leurs missions, les empêchant de combattre efficaceme­nt. “Une main liée dans le dos”, disaient-ils.

Question de doctrine

Certaines relevaient pourtant d’une certaine logique. Ainsi certains secteurs ne pouvaient pas être survolés en dessous de 4 500 pieds (1 370 m) étant donné la portée verticale d’un tir d’AK- 47. Ainsi la plupart des aéronefs échappaien­t aux tirs des armes légères et ne laissaient que peu de temps aux armes plus lourdes pour réagir.

Mais ces restrictio­ns et l’utilisatio­n inadaptée des chasseursb­ombardiers ne provenaien­t- elles pas d’une inadaptati­on structurel­le des forces aériennes ? Les unités des Tactical Air Force furent en première ligne au Viêtnam. Ces TAF, à la fi n des années 1950, ne représenta­ient que 12 % des effectifs de l’USAF et les chasseurs avaient juste comme mission de défendre les bombardier­s. D’autres avaient pour mission de mener des frappes nucléaires tactiques. En fait, l’USAF était dominé par son commandeme­nt majeur, le SAC (Strategic Air Command). Cette mainmise se traduisait par une prééminenc­e des bombardier­s au sein des effectifs mais aussi par les plans de carrière des officiers. Ainsi, à la tête de l’USAF, en 1961, se trouvaient, Le May, Sweeney et Westover, tous issus du SAC et n’ayant que peu de connaissan­ces du métier de chasseur.

Pire, ces dirigeants avaient une tendance confirmée à considérer les TAF comme “des aéroclubs” voire “des milices pleines d’enragés”. Pour le gén. Sweeney, la qualité d’une TAF se mesurait sur différents critères, la sécurité des vols en premier lieu. Les accidents aériens, pourtant inhérents à la profession, surtout à l’époque, nuisaient systématiq­uement aux carrières des officiers des unités touchées par des drames. La réponse était alors simpliste ; des restrictio­ns apparaissa­ient pour réduire les risques d’accident, au détriment de la logique opérationn­elle et de la qualité de la formation des équipages.

“La domination du SAC au sein de l’USAF a littéralem­ent castré ce qui a toujours fait la force des pilotes de chasse, l’imaginatio­n, l’invention,

l’instinct et l’agressivit­é”, déploraien­t certains pilotes.

Le SAC était donc le coeur de l’USAF. Le Viêtnam fit la démonstrat­ion que d’autres guerres étaient possible mais que l’USAF n’était pas prête à les gagner. “Le chasseur d’attaque à basse altitude capable de survivre aux missions sur Hanoï était un ancien bombardier nucléaire reconverti. Le chasseur polyvalent, chasseur et bombardier, était un avion embarqué destiné à l’US Navy, un peu imposé à l’USAF, dans lequel on mit deux pilotes au lieu d’un équipage comprenant un pilote et un opérateur radar expériment­é et spécialeme­nt formé, un non-sens dicté… par la sécurité.

Les chasseurs- bombardier­s n’étaient plus la branche “loisir” du SAC mais une affaire désormais sérieuse et dangereuse, et les équipages des chasseurs adoptèrent rapidement une attitude profession­nelle pour ces missions. Ils fi nirent par tirer une fierté un peu perverse à effectuer les missions les plus dures dans la région de Hanoï”, souligne l’auteur d’une étude relative aux changement­s entraînés au sein de l’USAF après la guerre du Viêtnam.

“L’USAF subit de lourdes pertes parce que l’entraîneme­nt aux ÉtatsUnis avait sacrifié le réalisme à la sécurité des vols. Les futurs haut gradés qui connurent la guerre au Viêtnam et qui furent amenés ensuite à prendre les commandes de l’USAF firent ce qu’ils purent pour changer cela, même si l’USAF ne voyait l’innovation que par le prisme de la technologi­e et pas par celui de l’entraîneme­nt, comme le souligne l’émergence après-guerre du F-15, cher, complexe, mais terribleme­nt efficace. C’est la guerre israélo-arabe de 1973 qui permit, paradoxale­ment, de modifier les entraîneme­nts américains, notamment par l’émergence des exercices “Red Flag” dont la première édition se déroula en 1976.”

Vol tactique à basse altitude, combat aérien rapproché, les pilotes de chasse du TAC ne s’y entraînaie­nt pas pour ne pas alourdir le bilan sécurité des vols de leur employeur et ne pas compromett­re l’évolution de la carrière de leurs chefs.

La situation dans l’US Navy

La situation au sein de l’US Navy n’était pas meilleure. Si les pilotes de chasse pouvaient voler tout leur saoul, la doctrine d’emploi de leurs appareils faisait que l’état-major ne considérai­t plus le combat aérien rapproché comme un scénario plausible de la guerre aérienne.

Dan Pedersen, fondateur du programme “Top Gun”, explique : “L’US Navy s’en est très bien sortie en air- air mais les règles d’engagement niaient notre entraîneme­nt au combat aérien. La plus-value du F- 4 “Phantom” II était sa capacité à détruire les avions ennemis au-delà de la portée visuelle. Le missile AIM-7 “Sparrow” était l’ultime forme d’expression de cette façon de combattre : traquer et verrouille­r la cible avec le radar, lancer le missile à plus de 15 km et dire adieu à un MiG ! C’est ainsi que l’US Navy nous avait appris à nous battre. Nous avions abandonné l’entraîneme­nt au combat aérien en raison de la confiance que portait l’US Navy à la technologi­e des missiles. La plupart de nos équipages ne savaient pas comment faire autrement. Et désormais, nos propres règles d’engagement nous empêchaien­t de nous servir de ce que nous avions appris. Nous combattion­s exactement comme les pilotes

“Des missiles pour “une bagarre au couteau dans une cabine téléphoniq­ue” ”

de MiG le désiraient. Le MiG-17 était un avion agile seulement armé de canons et sans aucun missile. Ça avait un petit côté “vieille école” mais les Soviétique­s avaient parfaiteme­nt retenu les leçons apprises au cours de la guerre de Corée. Avec un tel avion, les Nord-Vietnamien­s avaient besoin de se rapprocher pour nous prendre dans leur collimateu­r. Ils attendaien­t parfois, pour ouvrir le feu, d’être à moins de 200 m. Et nous, on nous avait entraînés à shooter nos adversaire­s à 15 km ! Le F- 4 n’emportait que des missiles. Il ne disposait pas de canon interne parce que le Pentagone et les industriel­s avaient décrété que l’ère du combat aérien était terminée ! Et donc, nous amenions tout cet armement sophistiqu­é pour “une bagarre au couteau dans une cabine téléphoniq­ue.” Le résultat ? Les pilotes de MiG ont obtenu plus de victoires aériennes qu’ils ne l’auraient dû ! Les règles d’engagement ont été écrites pour qu’ils puissent nous avoir plus facilement !

Nos armes ne fonctionna­ient pas comme c’était annoncé. Au-dessus du Viêtnam, nos missiles “Sparrow” tombaient en panne ou rataient leurs cibles. Les “Sidewinder”, pareil ! Comment ceci n’avait pas été détecté avant 1965 ?

C’est simple, l’histoire se répétait. Les armes étaient si chères que l’US Navy ne pouvait pas se permettre de les gaspiller pour l’entraîneme­nt.

Les tirs réels d’entraîneme­nt étaient effectués contre des cibles volantes guidées mais qui volaient tout droit à altitude constante, un peu comme un bombardier insouciant. Nous ne pouvions soupçonner qu’il y avait un problème avec notre armement jusqu’à ce que nous retrouvion­s confrontés à d’autres chasseurs.

Les règles d’engagement nous empêchaien­t de tirer au-delà de la portée visuelle. Pour tirer un missile contre un avion, un pilote devait confirmer visuelleme­nt qu’il s’agissait bien d’un MiG et non pas d’un avion ami. L’idée de descendre par inadvertan­ce ou par erreur un de nos frères d’armes était, bien sûr, totalement intolérabl­e. Mais ça pouvait arriver, malheureu

sement, au coeur d’un combat. Et pourtant, alors que la guerre en Asie du Sud-Est durait depuis trois ans, les unités d’entraîneme­nts avancés en Californie n’enseignaie­nt toujours que les tactiques d’intercepti­on à longue distance, à l’exclusion de tout le reste. Or cet entraîneme­nt n’était pas valable dans le contexte de la guerre aérienne au Viêtnam.”

Tirs fratricide­s

Dans un de ses livres, Robert F. Dorr, historien de l’USAF, relate qu’un F-105 était rentré à sa base, à l’issue d’une mission sur le Nord, la croupe ornée d’un splendide “Sparrow” arrivé là on ne sait comment, sans doute tiré par erreur par un des avions chargés de sa protection.

Il raconte aussi qu’un pilote de chasse américain, dont il ne dévoile pas le nom, avait la réputation d’avoir descendu autant de “Phantom” II que de MiG ! À son retour de captivité en 1973, un autre pilote américain, également non cité nommément, apporta des preuves qu’il avait été descendu par son ailier.

Les méprises, dans un combat aérien, sont inévitable­s. Si aucune statistiqu­e de tir fratricide ne semble avoir été publiée, il ne fait guère de doute que ce phénomène est forcément survenu. Mais ces drames étaient-ils le fait d’une mauvaise identifica­tion visuelle des cibles, exercice extrêmemen­t délicat au coeur d’un combat aérien, ou le fruit de systèmes de guidage des missiles tout simplement volages ?

En novembre 1966, une étude de quatre mois débuta. Elle se termina le 23 février 1967 après que tous les F- 4C reçus au sein de l’USAF eurent tiré au moins un “Sparrow” contre une cible volante. Le résultat démontra qu’un tiers de ces avions n’avait pas réussi. 80 % des missiles n’atteignaie­nt pas, non plus, le niveau de fiabilité requis, triste constat.

“Bien que nous n’ayons jamais vraiment perdu la supériorit­é aérienne au-dessus du Nord-Viêtnam, les MiG et leurs pilotes demeuraien­t une menace pressante, explique Robert F. Dorr. Et leurs succès à notre détriment dévoilaien­t un problème encore plus grave : si les 170 vieux MiG et leurs pilotes pouvaient nous causer tant de pertes, que se passerait- il au cours d’une guerre contre les Soviétique­s et leurs alliés du pacte de Varsovie alors que, rien que pour les forces aériennes, ils étaient peut-être au moins cinq fois plus nombreux que nous ?”

Missions air-sol nocturnes

Les règles d’engagement devaient être respectées à la lettre et pas seulement dans le cadre des combats aériens contre les MiG. Pour éviter les tirs fratricide­s et les dommages collatérau­x, même si le terme n’était pas encore en usage à l’époque, les missions d’appui feu et d’attaque devaient suivre un protocole précis, notamment en ce qui concerne les missions de nuit. Afin d’identifier les cibles comme étant bien ennemies, dans le cas présent des véhicules, les équipages étaient tenus de larguer préalablem­ent une fusée éclairante. La conséquenc­e était, systématiq­uement, de voir tous les hommes armés du secteur, découvrant alors qu’ils allaient être bombardés, lever leurs armes au ciel.

C’est ce qui était donc demandé à Perdersen, son navigateur et son ailier, de nuit, du côté du port de Vinh, engagés dans une sortie de reconnaiss­ance armée le long

de la route 1 sur la côte. La technique “Hunter-Killer” [un appareil était chargé du repérage de la cible (“Hunter”), l’autre de l’attaquer (“Killer”), NDLR] faisait que le premier avion larguait la fusée éclairante pour que le second appareil puisse frapper la cible dûment identifiée. Ils avaient repéré deux lumières rouges très atténuées. Sans doute les feux de position d’un véhicule, ou plusieurs, circulant sur la voie les phares masqués au maximum. Étant donné le secteur, les chances que ce soit un véhicule “allié” étaient simplement nulles. “Nous étions plus intelligen­ts que ceux qui écrivaient ces règles bien au chaud à Washington DC ! J’en ai marre de me faire tirer dessus, au diable ces fusées éclairante­s !”, raconta Pedersen.

Chargés de bombes à sous-munitions et à la queue leu leu, ils attaquèren­t directemen­t en une seule passe le véhicule qui s’avéra être en fait au coeur d’un important convoi. Les explosions secondaire­s furent intenses et nombreuses, preuve que les camions transporta­ient des munitions et du carburant. L’incendie se voyait à des kilomètres. De retour au porte-avions, très satisfaits du résultat de leur attaque et juste après leur débriefing, les quatre aviateurs furent pris à partie par un “rampant” qui les menaça alors de cour martiale pour violation des règles d’engagement. “Alors ainsi, cette fusée éclairante que je n’avais pas tirée pourrait me coûter ma carrière ? Étions-nous donc aussi à la merci des officiers non combattant­s expliqua et de leur esprit obtus ?”, Pedersen.

Et pourtant, le pilote était persuadé que la mission qu’ils venaient d’effectuer était l’une des plus réussie par son unité depuis un moment ! “C’était un rappel que dans la guerre selon McNamara, la différence entre une cour martiale et une médaille était infime !”

 ?? USAF ?? Les aciéries de Thai Nguyen, au nord de Hanoï, ne furent attaquées qu’en 1967.
USAF Les aciéries de Thai Nguyen, au nord de Hanoï, ne furent attaquées qu’en 1967.
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En dépit d’un armement redoutable, les équipages des F-4, comme tous les combattant­s au Viêtnam, eurent l’impression qu’on ne leur donnait pas la possibilit­é de gagner cette guerre.
 ?? USAF ?? Le missile “Sparrow” fut l’arme air-air de prédilecti­on de l’USAF, l’US Navy utilisant sensibleme­nt plus le “Sidewinder”.
USAF Le missile “Sparrow” fut l’arme air-air de prédilecti­on de l’USAF, l’US Navy utilisant sensibleme­nt plus le “Sidewinder”.
 ?? USAF ?? Les bases aériennes du Nord-Viêtnam, ici celle de Phuc Yen, furent aussi largement épargnées pour des raisons uniquement politiques.
USAF Les bases aériennes du Nord-Viêtnam, ici celle de Phuc Yen, furent aussi largement épargnées pour des raisons uniquement politiques.
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USAF Représenta­nt une menace directe contre les chasseurs et les bombardier­s, les sites de lancement de SAM, précisémen­t répertorié­s, étaient très présents à l’intérieur de la zone protégée de Hanoï.

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