Les parents du bébé
Les Nieuport de la Première Guerre mondiale
Première partie. Le souffl e épique des débuts de l’aviation avec le destin d’un constructeur qui se fait un nom avant 1914 : Nieuport.
La lignée des célèbres chasseurs Nieuport fut créée par un passionné de sport, Édouard Deniéport, né en Algérie en 1875 dans la famille aisée d’un officier supérieur. Il se fit connaître une bonne vingtaine d’années plus tard sous le pseudonyme d’Édouard de Nieuport puis Édouard Nieuport dans des compétitions cyclistes où il apprit à compenser son manque de puissance (il avait le coeur malade) par une position qui améliorait sa pénétration dans l’air. Il transforma cette pratique en règle de vie. Diplômé de l’École supérieure d’électricité, il fonda en 1902 avec son frère Charles une société produisant accumulateurs, magnétos et bougies sous la marque Nieuport-Duplex, tous de sa conception. Il se rapprocha ainsi d’Alexandre Darracq sur les voitures duquel il participa à quelques courses en 1906.
En 1908, son entreprise dont les ateliers étaient à Suresnes devint Société générale d’aéro-locomotion (SGAL). L’année suivante, Édouard Nieuport apprit à piloter un biplan Voisin dont il analysa les défauts (et qui prit feu en avril), puis conçut un petit monoplan de 6 m de long et 7 d’envergure, à moteur bicylindre à plat Darracq de 20/25 ch, surnommé l’“Araignée”, peut-être à cause de la large poutre supportant l’empennage. Ses principales originalités étaient un habitacle d’où n’émergeaient que la tête du pilote et les commandes : roulis par palonnier, tangage et lacet par levier vertical ; il surprit parce qu’il s’envola dès son premier essai, le 3 janvier 1910, mais
il fut peu après détruit par la crue de la Seine.
Lui succéda en septembre, un très différent Nieuport II, monoplan au fuselage ventru entièrement entoilé, enfermant le pilote jusqu’aux épaules, et muni d’un empennage compliqué comportant un plan fixe horizontal en demi-lune au calage réglable et une gouverne à double action (profondeur et direction). Le moins que l’on puisse noter est qu’il fit sensation à la Grande Semaine de Reims en 1910 : “De l’avis unanime, jamais aéroplane plus rapide et plus simple n’a jamais encore été conçu”, publia auparavant La Vie au grand air en juin 1910 dans un article dithyrambique.
Réduire la traînée et simplifier la construction
Ce “monoplan-bolide” avait de quoi étonner tant ses essais furent rapides, ses 85 km/h et son aspect qui le distinguait nettement de ses contemporains, car il avait été conçu non plus selon des critères purement mécaniques, mais avec le souci principal de réduire la traînée et de simplifier la construction. Ainsi, la voilure trapézoïdale était assez rigide pour ne devoir être renforcée que par un minimum de câbles ; en outre, elle avait à l’emplanture un profi l à légère double courbure favorisant la stabilité, montrant combien son concepteur était mieux informé que ses homologues, en dehors d’Esnault-Pelterie, en matière d’aérodynamique.
À l’automne de 1910, fut construit le biplace en tandem Nieuport III à moteur REP de 50 ch et ailes rectangulaires, qui eut une destinée malheureuse. Il s’écrasa le 30 décembre à Buc après la rupture de son empennage, blessant mortellement son pilote, le lt Jacques Nompar de Caumont-laForce. L’accident eut pour conséquence l’adoption d’un empennage simplifié, comportant un plan fixe en demi-lune porteur de deux gouvernes de profondeur, avec entre elles un unique gouvernail articulé sur l’étambot, et, en mars 1911, l’apparition du biplace, le type IV. C’était presque homothétiquement un type II agrandi avec la même voilure trapézoïdale : 10,9 m d’envergure, 21,6 m2 de surface portante, 8,40 m de long et 340, kg à vide, équipé d’un Gnome de 50, 70 ou 100 ch.
Nieuport surgissait comme l’outsider qui bouscule soudain les hiérarchies en place en confirmant de manière spectaculaire ce que les commentateurs les plus avisés avaient pressenti. Avec son type II tiré par un moteur de 28/30 ch à 2 cylindres à plats qu’il avait dérivé du Darracq, il dépassa 100 km/h en mars 1911. Cependant cette réussite dépassait ses espérances, appelant, pour soutenir le développement plus rapide que prévu sans doute de son entreprise, des ressources qu’il n’avait pas. Aussi, en mai, vendit-il sa société à un investisseur qui avait les moyens d’en financer l’avenir, Henry Deutsch de la Meurthe, déjà propriétaire d’Astra et mécène de l’industrie aéronautique. La SGAL fut par conséquent dissoute après l’été, devenant société anonyme des Établissements Nieuport, intégrée au groupe Astra-Nieuport. Édouard Nieuport, heureux de disposer désormais de moyens suffisants, continuait à battre des records les uns après les autres. En mai, ayant modifié le type II de 30 ch avec le nouvel empennage qui en réduisait la traînée, il atteignit 119 km/h, ce qui resta longtemps exceptionnel. Puis, avec les 50 ch d’un Gnome rotatif, son type II pulvérisa à 133 km/ h le record du monde de vitesse. Le Nieuport II fut dès lors décliné en II N (moteur Nieuport), II A (Anzani) ou II G (Gnome de 50, 70 ou 100 ch), mais il pouvait recevoir d’autres moteurs ; il fut fabriqué jusqu’en 1914, au coup par coup, avec une envergure de 8,4 m, une longueur de 7,5 m et une surface portante de 14 m2, pesant environ 250 kg “en ordre de marche”
Le type IV avait pour caractéristiques une envergure de 10,93 m, une longueur de 8,40, une surface alaire de 18,60 m2, une masse à vide de 340 kg environ. Avec une distance franchissable maximale supérieure à 250 km, il fut proposé avec des moteurs Gnome (d’où la désignation de IV G) de 50, 70 ou 100 ch à des prix catalogue variant selon la motorisation de 26 000 à 37 000 francs. Nieuport dépassa 137 km/h avec un IV G de 50 ch en mars 1911. En juin, il battit à plus de 100 km/h tous les records de vitesse sur grande distance (150 à 250 km sur un circuit de 5 km) avec un puis deux passagers entassés contre son dos. Autant de performances inouïes à cette époque, grâce auxquelles Édouard Nieuport, homme discret, timide, peu bavard, fut surnommé “roi de l’aérodynamique”. Le 1er juillet 1911, le pilote maison Charles Weymann décrocha en Grande-Bretagne la Coupe Gordon
Bennett, tiré par un 100 ch Gnome, bouclant un circuit de 150 km à la moyenne de 125 km/ h ; Édouard Nieuport se classa troisième avec 70 ch. Enfi n, le 8 septembre 1911, Emmanuel Helen remporta à Étampes la Coupe Michelin en parcourant en circuit fermé 1 252,8 km en 14 heures et 7 minutes, haltes de ravitaillement comprises. La marque Nieuport était devenue une référence. Passons sur une longue suite de succès.
L’armée principale débouché de l’aviation
Quelques aviateurs militaires s’étaient formés au pilotage des Nieuport dont les lieutenants Philippe Féquant et Joseph Maillols, ainsi que l’enseigne de vaisseau Gustave Delage qui en acheta un en mai. Puisque l’armée s’affirmait désormais comme le principal débouché de l’aviation, cinq Nieuport furent engagés aux manoeuvres de Picardie, pilotés par les trois officiers cités, Emmanuel Helen, pilote d’usine, et Édouard Nieuport. Afin de servir lors de ces exercices, ce dernier, réformé n° 2 pour son problème cardiaque, demanda sa réintégration, accordée par la commission de réforme de la Seine le 2 septembre. Convoqué au camp de Châlons-enChampagne le 11, il décolla le 15 d’Issy-les-Moulineaux sur un IV G en direction de Charny-sur-Meuse, au nord de Verdun, malgré un vent fort. Dans ces conditions apparemment défavorables, il surgit et se posa au grand étonnement des militaires présents, dont le capitaine Étévé qui ne manqua pas de le féliciter. La nouvelle de cette arrivée attira notamment le général Perruchon, chef du 6e corps d’armée, et le gén. Roques, chef de l’aviation militaire.
Le colonel Estienne, chef de l’établissement de Vincennes où on expérimentait les applications militaires des aéroplanes, lui ayant demandé une démonstration en vol, Édouard Nieuport décolla, monta à 800 m, et réduisit son moteur pour descendre en plané. Mais une forte rafale le déséquilibra près du sol que son aile gauche accrocha. À cette époque, les pilotes n’étaient pas harnachés, et, précipité vers l’avant par le choc, Édouard heurta violemment la tablette retenant ses cartes. Elle lui brisa les côtes. Sur un brancard, il reprit connaissance et déclara : “A 10 m du sol, l’appareil fut violemment secoué par une rafale. J’ai voulu faire reprendre le moteur, mais l’essence noyant le carburateur, il se produisit une panne subite. Alors, j’ai cherché à atterrir de mon mieux… Ensuite, je ne me souviens plus de rien.” Transporté à l’hôpital de Verdun, il sembla se remettre le soir même, si bien que les journalistes envoyèrent des dépêches optimistes. Mais le célèbre Dr Eugène Doyen, médecin dépêché en hâte depuis Paris, arriva la nuit tombée et diagnostiqua une hémorragie interne. Édouard Nieuport expira le lendemain à 9 heures du matin, entouré des siens : son épouse enceinte d’une fille, et son fils, peu avant que le ministre de la Guerre, le gén. Messimy, n’arrive pour lui remettre la croix de la Légion d’honneur décernée par le président de la République. En signe de deuil, la revue des troupes prévue à l’issue des manoeuvres fut annulée. Il fut aussi décidé d’élever un monument à la gloire d’un avionneur devenu plus vite qu’aucun autre un acteur prépondérant de son industrie. Mais cette mort brutale coupait net l’élan de son entreprise qui, dans un premier temps, vécut sur ses acquis. Charles, frère d’Édouard, lui succéda après avoir appris à piloter, avant que les circonstances n’amènent Gustave Delage à sa place.
En moins de deux ans, Nieuport allait sortir huit types différents et leurs variantes, ce qui pouvait aussi résulter d’une certaine fébrilité. Car les monoplans Nieuport avaient montré une voie que ses concurrents suivirent pour faire aussi bien – sinon mieux –, dès la fin de 1911, en particulier Louis Béchereau
(Deperdussin) et Raymond Saulnier (Morane-Saulnier).
Pour le concours militaire, premier du genre, organisé à la fin de 1911, l’armée exigeait des aéroplanes triplaces, assez robustes pour atterrir et décoller d’un champ labouré, entre autres. Nieuport avait donc dérivé du IV G une version triplace militaire IV M en agrandissant la voilure portée à 12,25 m d’envergure et 22,5 m2 de surface, 450 kg de masse à vide et autant de charge utile avec un Gnome de 100 ch, ce qui, là encore, n’avait rien de banal. Son prix : 40 000 francs au prix catalogue, somme équivalant à presque 100 t de pain blanc qui coûteraient environ 300 000 euros de nos jours.
Les clauses du concours furent mal établies, de sorte que les épreuves se résumèrent à des examens techniques conclus par une course à travers la campagne. Les Nieuport l’emportèrent malgré un défaut que les militaires considéraient comme grave : le sol était peu ou pas visible depuis l’habitacle placé entre leurs ailes. Cependant, leur supériorité était écrasante ; le parcours final de 300 km fut accompli par Charles Weymann, pilote d’usine, à 116 km/h de moyenne, à comparer aux 94 km/h du deuxième, un monoplan Deperdussin ; “...en ce qui concerne le rendement et la vitesse (…), le résultat obtenu par Nieuport est l’exception qui doit être généralisée”, conclut L’Aérophile, bulletin de l’Aéro-Club de France. Contrat rempli, le Nieuport IV M fut commandé en dix exemplaires au prix fort (n° de série 8 à 10 et 21 à 27) et, primes comprises, rapporta à l’issue du concours 780 000 francs à son constructeur. Puis l’entreprise quitta Suresnes (où la rue de Seine avait été rebaptisée rue Nieuport) pour Issy-les-Moulineaux, avec une école à Villacoublay et une base d’hydravions à Fréjus…
Les Nieuport en figuration dans les compétitions
Il devient dès lors très difficile de suivre sa production car s’il est facile d’identifier diverses machines, nous savons avec certitude seulement ce qu’étaient les VI, VII, X, 11 et 13, et qu’il y eut pour la plupart d’entre eux deux longueurs de fuselage, la plus courte, 7,8 m, n’ayant pas été réservée aux monoplaces. L’hydraviation devint ensuite la grande affaire du constructeur à commencer par un dérivé de type IV sur deux flotteurs, essayé en avril 1912. Nous y reviendrons dans la deuxième partie.
Les pages tournaient vite. En juin 1912, les monoplans terrestres de Nieuport firent de la figuration dans les compétitions de vitesse. Lors du Grand Prix de l’Aéro-Club de France, Roland Garros, jusquelà presque inconnu, fut l’incontestable vedette du circuit d’Anjou. Le docteur Gabriel Espanet, nouveau chef-pilote de Nieuport, se contenta, avec un passager, d’un lot de consolation, un prix spécial dans un type IV à moteur Gnome de 80 ch profilé sous un capot en ogive. Un an plus tard, lors de la Coupe Gordon-Bennett qui assura la postérité du monocoque Deperdussin à plus de 200 km/ h, le Nieuport d’Espanet, au moteur de 100 ch caché sous une ogive métallique percée de quelques petites ouvertures, allégé de manières diverses, ne fut qu’un faire-valoir des Deperdussin. À Monaco, lors des compétitions d’hydravions de 1913, un Nieuport de 160 ch fit moins bien sur 250 km que le Morane-Saulnier de Garros à moteur Le Rhône de 80 ch, deuxième derrière un Deperdussin de 160 ch. Seul Emmanuel Helen avait sauvé la mise avec un II G, gagnant le Prix Michelin après avoir totalisé 20 980 km en 45 jours.
Pendant ce temps, de retour de la guerre des Balkans, le commandant Édouard Barès avait réclamé le blindage des avions, ce qui procura à diverses créatures des qualités de vol de casemates, soit, pour Nieuport, un IV M dangereux à piloter, avec une armure cylindrique ouverte à l’avant par des persiennes. Puis l’état-major réclama un chasseur de Zeppelin, c’est-à-dire un biplace armé d’une mitrailleuse. Nieuport développa le “Destroyer”. L’arme était placée sur un pivot, du côté droit d’un habitacle élargi. Le moteur, plus gracieusement caréné, portait à l’avant, tournant avec l’hélice, un bouclier au pourtour percé d’ouïes qu’il fallut très vite enlever pour laisser le 100 ch respirer. Deux exemplaires furent employés au début de la guerre quand il fallut se contenter de ce que l’on trouvait. Il est fort probable que c’est sur un avion de ce type que Charles Nieuport, frère d’Édouard,
se tua en janvier 1913 au décollage avec son mécanicien René Guillot. À la suite de cet accident, le journaliste nationaliste Jacques Mortane publia dans La Vie au grand air un article accusant les militaires d’avoir exigé un élargissement de 15 cm du fuselage, un alourdissement de 80 kg (20 % !) de la cellule et une multiplication des haubans, augmentant la traînée du IV M comme sa vitesse de décrochage.
Alléger les structures de plusieurs dizaines de kilos
Gustave Delage, lieutenant de vaisseau, ingénieur naval qui avait appris à piloter sur Sommer au sein du laboratoire d’aéronautique militaire formé à Vincennes sous les ordres du colonel Jean Estienne, s’était lié à Édouard Nieuport. En 1912, il avait transformé le monoplan de ce dernier en hydravion à flotteurs et avait été remarqué par Deutsch de la Meurthe qui le nomma directeur technique de Nieuport en 1913, puis directeur général en 1914. Il prit les décisions nécessaires pour alléger les structures de plusieurs dizaines de kilos. Le sapin, plus cassant mais plus léger, remplaça le frêne des arrière-fuselages ; tous les longerons et montants furent toupillés avec des sections en T couché ou en I ; des tubes cylindriques remplacèrent les tubes ovales partout où c’était possible. Le premier bénéficiaire de ces modifications semble avoir été, en 1913, le remplaçant du type IV et de son développement type VI, le biplace type X aux deux habitacles, celui de devant pour le passager observateur, avec gauchissement au pied ou “à la main” comme l’armée le préférait. Les caractéristiques étaient très proches, sinon 10 cm de plus en envergure et 50 kg de moins en masse à vide.
Sur un monoplan de nouvelle génération, le type 11.000, dit aussi “Léger” ou de “Cavalerie” (reconnaissance), monoplace ou biplace, les dimensions furent réduites, les ailes rendues rectangulaires avec moins de surface, mais un profil plus efficace. Ce type de voilure avait été montré à l’Exposition de la locomotion aérienne de 1912 sur un éphémère monoplace de 50 ch “type militaire” au nez soigneusement caréné en ogive. Au train d’atterrissage à patin était substitué le plus léger train inventé par Raymond Saulnier pour les petits monoplans qu’il avait conçus en s’inspirant des Nieuport ! Le 11.000 (9 m d’envergure, 6,49 de long, 14,5 m2 de surface portante, 270 kg avec 50 ch) fut proposé avec des moteurs (indéfinis) de 50 à 80 ch, “gauchissement au pied ou à la main, à volonté [du client]”, pour voler jusqu’à 125 km/h et offrir des performances en montée considérées comme bonnes. Avec un 80 ch et une envergure allongée, George Legagneux battit le 27 décembre 1913 un record du monde d’altitude à 6 120 m.
À la même époque sortit le 13.000, dérivé du 11, biplace dit blindé, mais autour du moteur et du côté gauche uniquement ; le blindage étant trop lourd, Édouard Barès
avait cru que, puisque les pilotes viraient plus volontiers à gauche, présentant le côté gauche de leur machine au sol, il suffirait de les “protéger” de ce seul côté… Avec une voilure de 25 m2 et un fuselage plus long (8,26 m) et un Gnome double delta de 160 ch, le 13.000 pouvait être armé d’une mitrailleuse fixée sur un pivot au côté droit, servie par un mécanicien dans le dos du pilote. L’Aérophile affirma en juin 1914 : “On se souvient des résultats magnifiques obtenus par cet appareil, qui avec sa charge complète, pilote, passager, combustible, armement, vola à 145 k/m à l’heure, monta à 500 m en 3 min 45 s, partit et atterrit dans un enclos de 150 m bordé par une haie de 2 m de hauteur.”
Le premier contrat du siècle à l’exportation
La production des monoplans Nieuport ne peut être qu’évaluée en quantités très variables selon les avis. Mais il est certain que les exportations de monoplans assurèrent à Astra-Nieuport des gains substantiels, même si ceux-ci furent fort éloignés de ceux que Blériot et Henry Farman purent récolter grâce à leur renommée mondiale, plus qu’à la qualité de leurs machines.
Ici encore, les informations sont fragmentaires, mais il y eut avec certitude des Nieuport un peu partout en Europe et ailleurs. Ces monoplans furent d’abord vendus et copiés avec diverses modifications en Autriche (“Nieuport autrichiens”), en Alsace (Jeannin), en Allemagne (LVG Eindecker, dû à l’ingénieur suisse Jacques Schneider qui avait travaillé chez le constructeur français). Cinq Nieuport IV furent acquis par la Grande-Bretagne, trois par la Suède, quatre par le Siam ; un IV G fut ramené au Japon et fut exploité en 1914 dans des opérations de guerre contre le comptoir allemand de Tsing-Tao en Chine. Un mécène argentin acheta en 1912 un Nieuport IV pour l’école d’aviation militaire locale. Un pilote grec, Emmanuel Agyropoulous, élève de l’école Nieuport, revint chez lui avec son propre IV G après avoir été breveté le 8 septembre 1911 (brevet n° 614). Il fut ainsi à Athènes, le 13 février 1912, le premier pilote grec au pays d’Icare ; il mit son avion à la disposition de l’armée grecque lors de la première guerre balkanique d’octobre 1912 avant de se tuer à Salonique le 18 avril 1913 en essayant un Blériot pris aux Turcs. L’Italie, en conflit contre l’empire Ottoman pour la conquête de la Libye depuis le 29 septembre 1911, fut la première nation européenne à utiliser l’aviation en opérations de guerre.
La 1a Squadriglia Aeroplani débarqua à Tripoli le 15 octobre 1911, comptant trois Nieuport IV parmi ses neuf avions qui réalisèrent plusieurs reconnaissances et expérimentèrent le bombardement – des grenades –, le largage de tracts et le réglage d’artillerie jusqu’à la fin des combats en août 1912. Les Nieuport ayant été jugés les plus performants, l’armée italienne en importa six autres en 1912, motorisés avec des Gnome de 70 ch. Puis, l’armée italienne s’apprêtant à mettre les constructeurs en concours pour son équipement, le pilote Carlo Buzio incita le carrossier Macchi à fabriquer des Nieuport dès novembre 1912 à Varese, près du lac Majeur. Le 1er mai 1913 fut donc fondée la société NieuportMacchi dont 20 avions étaient alignés en mai 1915 (avec 10 autres en réserve). L’Espagne, qui avait acquis six type II en 1912, acheta l’année suivante cinq IV dont trois furent utilisés par une escadrille expéditionnaire à Tétouan contre les Marocains ; ils restèrent en service jusqu’en 1917.
C’est cependant en Russie que les Établissements Nieuport frappèrent leur grand coup. En 1910, Le grand- duc Alexandre Mikhaïlovitch, cousin du tsar, voulut former sous ses ordres une aviation militaire : il visita les aérodromes français en février 1910 et
commanda plusieurs aéroplanes, dont des Nieuport II destinés aux premières écoles de pilotage russes. Il revint le 17 mai 1911 à Mourmelon où, en compagnie du gén. Roques, chef de l’Aéronautique militaire, il visita l’école Nieuport. En décembre, la presse française fit état de la livraison à la Russie par Nieuport d’un “appareil de 50 ch, biplace” (IV G). En juin 1912, la presse britannique annonça la commande par la Russie de 150 Nieuport monoplans dont elle en construirait 140 sous licence. Ce contrat fut plus que rempli car les archives russes indiquent pour avril 1914 que l’usine Pervoe Rossiiskoe Tovarishchestvo Vozdukhoplavaniya ( PRTV) de Saint- Petersbourg produisit 57 Nieuport IV, Dux Zavod à Moscou 55, et la Russko-Baltiyskiy Vagonnyi Zavod (RBVZ), à Riga, probablement une vingtaine (“38 monoplans Blériot et Nieuport”). Une note datée du 17 novembre 1914 en inventorie 32 en construction et une autre, du 31 mars 1915, 18 en commande. La production totale de Nieuport monoplans en Russie – avec des versions et développements locaux – est évaluée à environ 300 exemplaires par les historiens russes. Ces fabricants conçurent également des Nieuport selon leur envie : on peut citer les trains d’atterrissage munis de ski ; un biplace dont le passager, assis dos à dos contre le pilote, pouvait manoeuvrer une mitrailleuse en défense ; un développement très surprenant d’un Nieuport avec le moteur (et l’hélice) déplacés au centre du fuselage pour permettre le tir de mitrailleuse en chasse.
Les exploits des aviateurs russes
Les aviateurs russes furent très vite auteurs de plusieurs exploits sportifs en Nieuport : un raid de 3 094 km entre Sébastopol et Saint-Petersbourg le 24 juillet 1912 par le shtabs kapitan D. G. Andreadi ; le 24 août 1913, un circuit de 320 km bouclé autour de Kiev en 3 h 45 min par une formation de trois avions pilotés par Petr Nikolaevitch Nesterov, Vyacheslav Matveevic Tkachev (futur chef de
l’aviation russe en 1917 et de l’aviation blanche durant la guerre civile) et Mikhail Gennadievich Peredkov. Nesterov se distingua une nouvelle fois quelques jours plus tard, toujours à Kiev, en effectuant le 9 septembre 1913 sur son Nieuport IV le premier looping de l’histoire de l’aviation ; ceci lui valut une sanction immédiate pour avoir mis en danger du matériel de l’Empire… Il fut ultérieurement décoré après que les journaux français relatèrent l’exploit de Pégoud qui “tourna la boucle” en France le 21 septembre ! Nesterov, réalisa un autre raid notable de 1 000 km en Nieuport de Kiev à Gatchina le 24 mai 1914.
Déplacer les ailes au-dessus de l’équipage
Auparavant, au début de l’été de 1913, en Crimée, la première escadrille de 10 Nieuport russe réalisa, sous les ordres de son commandant, le lt Tournoschensky, un vol de groupe de Sébastopol à Eupatorie et retour (120 km) en naviguant entre 1 500 et 3 200 m (pilotes Yaguello, Strelnikov, Troitsky, Karitsky, Piatossine, Olennikov, Richter). Une performance aussi remarquable qu’inédite à l’époque.
Les types 11 et 13 arrivèrent trop tard ; ils eurent pourtant une impressionnante descendance. Si les pilotes militaires de reconnaissance privilégiaient la rapidité, donc les monoplans, ils insistaient comme leur hiérarchie pour mieux voir vers le bas, ce que les constructeurs de monoplans tentèrent d’obtenir par des expédients avant que Raymond Saulnier ne trouve la bonne solution à l’été de 1913 en déplaçant les ailes du Morane-Saulnier type G n° 18 au-dessus de l’équipage, créant ainsi le MS “Parasol”. Il fut aussitôt imité par quelques fabricants de monoplans avec assez peu de
succès (Esnault-Pelterie, Blériot modifié par le cne Gouin). En Italie, Nieuport-Macchi construisit pour l’armée 45 exemplaires de Macchi “Parasol”, version à ailes surélevées du Nieuport X. La modification avait été très simple : les deux ailes avaient été déplacées un peu au-dessus de la tête du pilote, de part et d’autre d’un support constitué par deux mâts. Cette voilure en deux parties (les longerons étaient reliés entre eux sans entoilage) n’était donc tenue que par un ensemble de câbles, ce qui était contraire aux principes d’Édouard Nieuport, et pas très robuste.
porte à penser que Gustave Delage avait très bien compris que tels qu’ils étaient, ses monoplans n’avaient plus d’avenir. Une seule escadrille avait été formée en France en décembre 1912 avec six biplaces type VI sous les ordres du cne Jules Aubry, sans espoir qu’il y en eût d’autres. La voie indiquée par Morane-Saulnier ou Macchi lui sembla la bonne pour sauver les Établissements Nieuport, mais à condition de faire mieux pour donner à cette voilure un peu plus de rigidité. Pouvait-il espérer qu’ainsi il allait faire entrer la marque Nieuport dans la postérité ?