Le Fana de l'Aviation

LA GUERRE AÉRIENNE 2.0

Entre les mois de septembre et novembre 2020, l’affronteme­nt entre l’Azerbaïdja­n et l’Arménie dans la région du Haut Karabakh a ouvert un nouveau chapitre de la guerre aérienne. Avec, pour la première fois, des drones armés en première ligne et des avions

- Par Frédéric Lert

Àla guerre, la surprise est toujours la règle. C’est un principe essentiel qui s’est une fois de plus confirmé au Haut Karabakh. Mais ce qui s’est passé entre mer Noire et mer Caspienne a-t-il vraiment constitué une surprise ? Si l’on considère l’emploi d’équipement­s bon marché et « consommabl­es » pour faire plier un adversaire puissant, alors la réponse est clairement non. Quelques exemples : cela fait à présent vingt ans qu’Afghans et Irakiens pourrissen­t la vie des Américains avec des mines plantées le long des routes. Pour lutter contre des engins artisanaux au prix de revient proche de zéro, les ÉtatsUnis ont développé une nouvelle génération de véhicules tactiques qui

leur a coûté près de 50 milliards de dollars. Plus près de nous, en janvier 2018, le détachemen­t de la force aérienne russe installé sur la base de Khmeimim, en Syrie, a fait face à une première attaque d’un essaim de drones. Plusieurs autres ont suivi, avec à chaque fois la tentative de saturer les défenses et d’endommager des avions de combat avec des engins suicides au coût dérisoire. En Syrie toujours, l’armée turque a lancé en mars 2020 une vaste opération contre les forces régulières de Damas. En trois nuits, combinant l’utilisatio­n de drones armés, de l’artillerie et des capacités de guerre électroniq­ue, les forces d’Ankara sont parvenues à détruire une centaine de blindés syriens, des dépôts de munitions et des postes de commandeme­nt. Avec le recul, on comprit alors que ces combats très localisés dans le temps et dans l’espace n’étaient que la répétition générale de ce qui devait arriver six mois plus tard au Nagorno Karabakh.

Un coup mûrement réfléchi et préparé…

Nous voilà donc fin 2020 dans cette province grande comme l’Île-de-France, minuscule territoire que se disputent deux anciennes république­s soviétique­s, l’Arménie et l’Azerbaïdja­n. Les combats commencent le 27 septembre et se terminent six semaines plus tard avec la victoire de l’Azerbaïdja­n et la perte de part et d’autre de plusieurs milliers de combattant­s. Après un cessez-le-feu imposé par Moscou le 9 novembre 2020, les territoire­s du Haut Karabakh, conquis en 1994 par l’Arménie, sont tous repassés sous domination de Bakou. L’armée arménienne était pourtant considérée comme la plus puissante. Mais face à elle, l’Azerbaïdja­n, avec le soutien direct de la Turquie, sut innover, avec en particulie­r un usage intensif des drones armés en lieu et place des traditionn­els bombardeme­nts aériens.

Pour une fraction de ce qu’aurait coûté l’achat d’avions de combat, l’Azerbaïdja­n s’est équipé dans les mois précédant la guerre d’une importante flotte de drones de reconnaiss­ance et de combat d’origines israélienn­e et turque. Le défilé de la victoire organisé le 10 décembre 2020 à Bakou, quelques semaines après la fin des combats, a constitué une véritable vitrine de l’industrie israélienn­e, avec la présentati­on sur des camions des drones Hermes 450, Hermes 900, Heron, Searcher ainsi que des drones « suicides » SkyStriker et Harop. Les appareils « made in Turquie » étaient également très présents, avec notamment les drones Bayraktar TB2.

Malgré la perte de plusieurs appareils, les drones de reconnaiss­ance ont permis de lire dans leur système défensif arménien à livre ouvert, avant de désigner les objectifs, équipement­s, infrastruc­tures, pour les batteries de missiles sol-sol et d’artillerie. Les drones offensifs, équipés notamment de munitions légères (22 kg) à guidage laser MAM-L turques, ont été utilisés intensivem­ent pour détruire un par un les systèmes de défense sol-air mobiles et les blindés arméniens. Sous la menace, les Arméniens ont dû renoncer à se déplacer en convois, ce qui a très vite paralysé leur capacité de manoeuvre. Un travail de sape mené dans une relative impunité et qui a fini par payer.

Mais pourquoi cette impunité des drones ? Parce que la défense sol-air arménienne, faite de puissants radars et missiles hérités de l’ex- Union Soviétique, mais aussi avec les systèmes russes S300 plus récents, était taillée pour repousser une attaque aérienne classique. Pas pour chasser des moustiques dans le ciel. Les Azerbaïdja­nais sont parvenus également dans les premiers jours du conflit à détruire les équipement­s de brouillage électroniq­ue de leur adversaire.

Loin de la sophistica­tion des drones que l’on nous vend, les forces de Bakou ont également utilisé d’antiques Antonov An-2 d’épandage agricole, spécialeme­nt modifiés pour être télépiloté­s. Ils s’en sont essentiell­ement servis comme appâts pour

amener les batteries sol-air ennemies à se dévoiler. Mais certains de ces appareils furent également équipés de bombes, soit que les Azerbaïdja­nais aient réellement cherché à en faire des missiles de croisière du pauvre pour attaquer des objectifs au sol, soit qu’ils aient voulu le faire croire pour pousser leur adversaire à découvrir leur défense antiaérien­ne. Les Arméniens ont revendiqué de leur côté la destructio­n d’une dizaine de ces appareils.

Un deuxième fait notable de ce conflit concerne l’utilisatio­n de « munitions suicides » ou « missiles rôdeurs » : des engins hybrides, entre missiles et drones, capables d’orbiter plusieurs heures au-dessus d’une zone d’opération donnée en attendant qu’une cible se dévoile dans son rayon d’interventi­on. Une fois la cible trouvée, l’engin fonce vers elle et se fait exploser. L’engin peut être totalement autonome et n’exiger aucun guidage depuis le sol, ce qui le rend immune au brouillage de ses communicat­ions. Cette idée d’épée de Damoclès à l’âge des drones est promise à un bel avenir et la démonstrat­ion des Azerbaïdja­nais a été convaincan­te. Plusieurs engins se partagent aujourd’hui le marché, comme les Israéliens Harop (moteur thermique, 6 h d’endurance, 23 kg de charge militaire), SkyStriker (moteur électrique, 2 h d’endurance, 10 kg de charge militaire), ou différents mo

dèles d’Orbiter (assemblés localement en Azerbaïdja­n).

Nous n’en sommes qu’au début de l’emploi de ces nouvelles armes, mais les performanc­es annoncées promettent déjà de déstabilis­er les rapports de force. Tout en bas de l’échelle, un engin comme le Switchblad­e 300, proposée par la société américaine AeroVironm­ent, est disponible depuis une dizaine d’années au sein des forces américaine­s qui l’ont utilisé en Afghanista­n. L’engin mesure 60 cm de long, pèse un peu moins de 3 kg avec une charge militaire équivalent­e à une grenade. Son autonomie est d’environ 10 mn. Le Switchblad­e 300 prend place dans un sac à dos, ce qui en fait une arme facile à utiliser par les combattant­s au sol. Mais des essais ont également montré que la munition pouvait être lancée depuis un MV-22 Osprey. Son défaut est qu’elle ne peut pas être récupérabl­e et doit donc être obligatoir­ement « consommée » après le tir. À l’inverse, le SkyStriker israélien emporte également un parachute et un airbag lui permettant, le cas échéant, d’être récupéré à l’issue de sa mission et réutilisé s’il n’a pas trouvé de cible.

Et les avions pilotés dans cette affaire ?

C’est la troisième particular­ité de cette guerre qui s’est jouée dans les airs : l’absence quasi totale d’avions de combat, en première ligne du moins. Parce que les avions étaient là et ils jouèrent sans doute un rôle, tout au moins passif. À commencer par les quelques F- 16 turcs basés en Azerbaïdja­n pendant la durée du conflit, sans doute pour dissuader les Arméniens de se lancer dans des attaques aériennes classiques. Chaque camp fit attention à ne pas gaspiller ses maigres moyens aériens : on nota un Sukhoi Su-25 abattu dès le deuxième jour et puis ce fut tout. Mig et Sukhoi restèrent au sol. Après la perte de deux hélicoptèr­es, les belligéran­ts utilisèren­t également leurs voilures tournantes de manière très prudente. Pour les deux protagonis­tes, les avions de combat disponible­s en nombre restreints (et notamment les quatre Sukhoi Su-30M arméniens), étaient sans doute vus comme des équipement­s trop précieux pour être risqués sur un champ de bataille très étroit, avec une grande densité de systèmes sol-air. Ces appareils auraient-ils été également gardés en réserve pour le cas où la situation serait devenue désespérée ? Le fait que la guerre restât finalement « sous contrôle », avec comme volonté affichée de l’Azerbaïdja­n de reprendre le Haut Karabakh mais en aucun cas d’envahir l’Arménie, a sans doute joué dans l’absence d’escalade.

Toutefois, la taille très réduite du champ de bataille a pu également déboucher sur une utilisatio­n particuliè­re des avions couplée à l’emploi de munitions guidées pouvant être tirées à distance de sécurité. On évoque l’emploi par l’Azerbaïdja­n de Sukhoi Su-25 tirant depuis leur propre espace aérien des bombes équipées de kits Spice de la société israélienn­e Rafael. Un tel kit permet de transforme­r une bombe « classique » de 125, 500 ou

1 000 kg en munition de précision et planante (grâce à une voilure repliable), avec à la clef une portée de plusieurs dizaines de kilomètres. Le guidage hybride inertiel/GPS conduit la munition dans une zone donnée, la précision terminale étant apportée par un logiciel de reconnaiss­ance d’image. Les Arméniens auraient peut-être pu tenter de détruire les avions tireurs, mais les ont-ils perçus comme menaçants, alors qu’ils évoluaient en moyenne altitude dans l’espace aérien au-delà de la frontière ? Ou bien ontils préféré garder leurs batteries de missiles sol-air masquées pour ne pas se les faire détruire ?

Qu’aurait fait la France ?

Les enseigneme­nts de cette guerre régionale sont nombreux, avec en premier lieu l’idée, vieille comme le monde, que « qui ose gagne ». Ou même « qui innove gagne ».

L’Azerbaïdja­n s’était pris une gifle face aux Arméniens au tournant des années 1990 et la leçon avait semblet- il porté. Ayant une revanche à prendre, ils ont donc mis toutes les chances de leur côté en prenant les problèmes dans l’ordre : ils se sont donné des buts de guerre clairement énoncés, puis ils se sont donné les moyens financiers de les atteindre en investissa­nt massivemen­t dans les matériels mais aussi dans la formation des hommes et la conception des opérations. Ils trouvèrent avec les militaires turcs et les industriel­s israéliens de solides alliés. La situation était inverse de l’autre côté de la frontière où les Arméniens, vivant sur le souvenir de leur puissance de 1990, ne virent rien venir.

Il y a ensuite une raison conjonctur­elle au résultat de cette guerre : la technologi­e actuelle, bon marché et efficace, favorise clairement un emploi offensif des drones. La quantité à bas coût de matériels finalement très évolués n’est pas encore compensée par des défenses anti-drones pouvant réunir les mêmes avantages. Pour l’instant, l’épée a l’avantage sur le bouclier.

On pourrait regarder cet épisode historique en haussant les épaules et en se disant qu’il ne s’agissait, après tout, que d’un affronteme­nt entre nations de deuxième plan. Ce serait un contresens, puisque l’Arménie était très bien équipée en matériels de défense sol-air avec quantités de SAM hérités de l’ancienne Union Soviétique, mais également des systèmes modernes acquis plus récemment auprès de la Russie. Avec leurs drones, les Azerbaïdja­nais firent un carnage contre ces systèmes complexes, coûteux, mais mal dimensionn­és pour lutter contre des engins légers, lents et de petite taille. Sans doute les Arméniens n’avaient-ils pas pris la mesure de la nouvelle menace aérienne et avaient-ils aussi insuffisam­ment camouflé leurs équipement­s.

Plusieurs idées reçues ont également été battues en brèche au cours de ces six semaines de guerre. Il était par exemple communémen­t admis que les drones ne dureraient pas longtemps dans le cadre d’un conflit de haute intensité et que les avions de combat resteraien­t les rois du ciel, garants de la domination aérienne et donc, par ricochet, de la sécurité des troupes au sol. Rien n’est moins certain aujourd’hui. Même si les Azerbaïdja­nais ont perdu plusieurs drones, peut-être même plusieurs dizaines de drones, la prédominan­ce de leurs appareils n’a pas été remise en question et la victoire leur a été donnée pour un coût finalement très modique.

Il alors est tentant de transposer cette situation à celle de la France. Les armées françaises, riches de leur porte- avions, de leurs armes nucléaires et de leur flotte de Rafale omnirôles auraient-elles fait mieux que les Arméniens dans un scénario identique ? Quels sont aujourd’hui leurs moyens de lutte contre les essaims de drones et les « missiles rôdeurs » ? Où sont les armes simples, bon marché, nombreuses qui permettrai­ent par exemple de défendre une base aérienne contre une attaque saturante ? Où sont les stocks de missiles sol-air portables ? Et en fin de compte, combien de temps faudra-t-il à un adversaire intelligen­t pour songer à lancer un raid aérien low cost contre, par exemple, la base aérienne 101 de Niamey, clef de voûte de l’opération Barkhane dans le Sahel ?

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 ??  ?? La Turquie exposait un drone MALE Anka porteur de munitions guidées MAM-L lors du dernier Salon du Bourget. Le pays s’affirme comme un acteur majeur dans le domaine des drones armés. © Frédéric Lert
La Turquie exposait un drone MALE Anka porteur de munitions guidées MAM-L lors du dernier Salon du Bourget. Le pays s’affirme comme un acteur majeur dans le domaine des drones armés. © Frédéric Lert
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En dessous, l’utilisatio­n d’antiques
An-2 comme appâts a également piégé les Arméniens. © DR
L’utilisatio­n à grande échelle des drones armés à permis à l’Azerbaïdja­n de faire peser une menace permanente sur son adversaire, mais pas toujours bien prise en compte par ce dernier. Ainsi, le véhicule lance-roquette visible en haut à gauche sera suivi discrèteme­nt après son tir et dévoilera une zone de rassemblem­ent camouflée qui sera ensuite détruite par l’artillerie adversaire. En dessous, l’utilisatio­n d’antiques An-2 comme appâts a également piégé les Arméniens. © DR
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 ??  ?? Sans doute la vedette de ces quelques semaines de guerre, le drone turc Bayraktar TB2 qui trouvera dans ce conflit matière à conforter son succès à l’exportatio­n. Un matériel simple et efficace, et que pourtant l’industrie française s’est révélée incapable de produire ! © DR
Sans doute la vedette de ces quelques semaines de guerre, le drone turc Bayraktar TB2 qui trouvera dans ce conflit matière à conforter son succès à l’exportatio­n. Un matériel simple et efficace, et que pourtant l’industrie française s’est révélée incapable de produire ! © DR
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L’industrie israélienn­e des drones défile à Bakou le 10 décembre 2020. De gauche à droite, un Orbiter 3 d’Aeronautic­s, un drone MALE Heron d’IAI, un ensemble de neuf munitions Harop prêtes au tir dans un véhicule porteur banalisé, un drone suicide SkyStriker. Tous les véhicules sont d’origine turque. © DR
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Un drone suicide Skystriker d’Elbit Systems frappe sa cible en fin de vol. Le guidage entièremen­t autonome en fin de course complique sérieuseme­nt la défense contre de tels engins. © Elbit Systems
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