Des ailes contre le mur du son
Première partie. Le vol à très haute vitesse, envisagé dès 1935, nécessitait des avions munis d’ailes très particulières. Ne restait plus qu’à en trouver la forme… Dans les souffleries aéronautiques, la guerre accéléra les recherches.
Au milieu des années 1930, des savants proposent des solutions pour passer le mur du son.
Pourquoi l’avion supersonique est-il différent des avions qui ne le sont pas ? Parce qu’à une vitesse inférieure à celle du son, l’air s’écoule comme l’eau d’une rivière, il contourne les obstacles comme de l’eau, or l’eau est incompressible et l’air se comporte comme s’il l’était. Mais, à la vitesse du son, l’air paraît redevenir compressible et ne se comporte plus de la même façon : devant et sur l’obstacle, il se comprime avant de se détendre bruyamment dans une onde de choc ; les propriétés aérodynamiques de “l’obstacle” sont perturbées. C’est ce que l’on appelle le passage du mur du son. L’expression fait sourire les spécialistes qui ajouteraient avec condescendance qu’elle ne veut rien dire parce que ce mur n’existe pas, ce qui est exact quoiqu’il ait une origine parfaitement datée. Voici cette histoire.
Relation entre vitesse du son et onde de choc
Le vol à très haute vitesse fit, en 1935, pour la première fois, l’objet d’une conférence internationale réunissant les plus brillants aérodynamiciens du monde occidental. C’était prématuré ; il n’en sortit pas grand-chose, même si cet aréopage longeait un domaine supersonique qui lui était déjà familier. Car le sujet n’avait en soi rien de neuf.
Les physiciens se sont intéressés à la vitesse du son au XVIIe siècle. En 1738, l’Académie royale des sciences à Paris lui trouva une valeur assez juste, mais c’est en juin 1822, dans le sud de Paris, qu’avec des chronomètres plus précis, le Bureau des longitudes mesura à 341 m/s la vitesse du son dans une atmosphère à 15 °C – étant par ailleurs établi que cette vitesse varie non selon l’intensité du son, mais selon la densité du milieu où il se propage (pression et température pour l’air), comme une onde dans l’eau.
Vers 1850, de nouvelles armes à feu dont la vitesse initiale dépassait 340 m/s produisirent des blessures inhabituelles imputées à une onde de choc dont l’existence fut ainsi confirmée ; sa nature (transformation brutale des états de l’air à travers une onde conique formée devant le projectile) avait été annoncée puis précisée de manière théorique par des mathématiciens et physiciens depuis 1827.
La relation entre vitesse du son et onde de choc fut formellement établie en 1887 par le physicien et philosophe austro-hongrois Ernst Mach qui, associé à Peter Salcher, photographia en strioscopie (1) l’onde de choc formée sur le nez
(1) Cette invention de 1864 permet de mettre en évidence la compression de l’air ou d’autres fluides en temps réel.
d’une balle projetée par une arme à feu plus vite que le son.
En 1893, l’ingénieur suédois Carl Gustav de Laval présenta à Chicago une tuyère à convergentdivergent qui augmentait sensiblement la puissance délivrée par les turbines à vapeur. Convenablement dimensionnée, elle pouvait accélérer un gaz sous pression au- delà de la vitesse du son, et fut perfectionnée par un universitaire suisse d’origine hongroise, Aurel Stodola, considéré alors comme un des plus grands spécialistes de la turbine à vapeur. Car, au début du XXe siècle, les premiers intéressés par les travaux sur l’écoulement supersonique furent, après les balisticiens, les fabricants de turbines à vapeur, lesquelles, paradoxalement, perdaient du rendement quand leur vitesse de rotation augmentait.
C’est ainsi qu’en 1905, pour étudier les aubes de ces turbines et obtenir autour d’elles des écoulements à 1,5 fois la vitesse du son, l’AVA (Aerodynamische Versuchsanstalt, établissement de recherches aérodynamiques) de l’université de Göttingen fut équipé avec une tuyère de Laval dont le flux était dirigé vers les aubes d’une turbine. Tel fut l’ancêtre de la soufflerie supersonique. Les recherches effectuées à l’AVA par son directeur, Ludwig Prandtl, avec l’un de ses thésards, Theodor Meyer, notamment sur l’apparition des ondes de choc obliques photographiées dans la tuyère de Laval, firent l’objet d’une publication en 1908. À partir de 1918, aux États-Unis, Frank Walker Caldwell et Elisha N. Fales, utilisant une soufflerie du type Eiffel construite par l’US Army Air Service à McCook Field, furent les premiers à évoquer la “compressibilité” apparaissant sur les pales à une “vitesse critique” propre à chaque hélice selon l’épaisseur du profil des pales et leur angle d’attaque.
De la compressibilité au nombre de Mach
Lorsque l’Américain Sylvanus Albert Reed procéda en 1921 chez Curtiss aux essais de ses nouvelles hélices en tôle, il eut l’intuition que si elles tournaient plus vite que les hélices en bois sur un même moteur, ce devait être parce que leurs pales étaient plus fines. Les premières données chiffrées furent enregistrées en 1922 au Royal Aircraft Establishment britannique où, en 1925, Hermann Glauert élabora l’équation du calcul de l’évolution des pressions sur un profil en fonction de la vitesse exprimée en pourcentage de la vitesse du son. Mais comme, selon ses élèves, Prandtl était parvenu à ce résultat – sans rien en publier – en 1922, la formule est restée comme la relation de PrandlGlauert. Après 1905, l’AVA s’était doté de deux souffleries permettant d’obtenir pendant quelques secondes des écoulements à vitesse subsonique dans un flux d’air aspiré par une chambre à vide. Le Suisse Jakob Ackeret, élève de Stodola et de Prandtl, en prit la direction et modifia les souffleries pour les utiliser en écoulement supersonique ; il nomma le rapport entre la vitesse d’un mobile et celle du son, nombre de Mach. Car la vitesse du son exprimée en unités par heure varie constamment dans l’atmosphère en fonction de la pression atmosphérique et de la température, aussi doit- elle être exprimée par une constante : Mach 1. Plus l’altitude est élevée, plus la densité de l’air diminue, plus il est facile d’atteindre Mach 1. Mais, comme il n’existait à l’époque aucun moyen de propulser un aéronef assez vite pour que de tels concepts trouvassent une application aéronautique, le nombre de Mach resta l’outil des physiciens.
En 1925, au sein de l’arsenal d’Edgewood, dans le Maryland, Hugh Latimer Dryden – qui a laissé son nom à un centre de recherches en vol de la Nasa – et Lyman James
Briggs, bricolèrent une tuyère pour étudier les pressions autour d’un profi l d’hélice dans une veine de 5 cm de diamètre à des écoulements de Mach 0,5 à Mach 1,08. Leurs observations étaient capitales : le coefficient de portance augmentait avec la vitesse de l’écoulement avant de s’effondrer, tandis que la traînée croissait fortement et que le centre de poussée ( point de portance maximale) reculait vers le bord de fuite ; ceci se produisait d’autant plus rapidement que le profil était épais et l’angle d’attaque prononcé. La courbe, caractéristique, montre une brutale augmentation du coefficient de traînée avant un lent retour vers le niveau initial.
Des hélices qui perdent leur rendement
En 1931, avec la Coupe Schneider, le sujet devint sérieux, car, aux vitesses atteintes par les hydravions de record – Mach 0,53 pour le Supermarine S6B vainqueur de la compétition –, les hélices à pas fixe rencontraient la compressibilité en perdant leur rendement puisque, à la vitesse de rotation d’une hélice, il faut ajouter la vitesse de déplacement de l’avion, de sorte que l’extrémité des pales est beaucoup plus rapide que tout le reste. Celui qui se pencha sur le sujet fut John Stack, au Naca, agence fédérale américaine de recherches aéronautiques. En modifiant une soufflerie pour générer des écoulements très véloces, Stack souffla au début de 1934 entre Mach 0,35 et une vitesse supérieure à celle de la compressibilité les profils Naca 0012 et surtout 4412 de 12 % d’épaisseur relative – le rapport entre l’épaisseur maximale et la corde ou longueur d’un profil. Si ces mots ne vous sont pas familiers, retenez les maintenant.
Grâce à 54 prises percées sur le 4412, Stack releva les pressions en fonction des vitesses et photographia par strioscopie l’onde de choc. Certes, ces images n’étaient pas d’une clarté limpide, mais ce n’était pas une raison pour les qualifier “d’illusions d’optique” comme le fit dédaigneusement – avant de s’en
mordre les doigts – l’un des pontes du Naca, Theodor Theodorsen. Car, après une présentation en mai 1934, Stack rédigea en octobre 1935 sous le titre The Compressibility Burble (le bourdonnement de la compressibilité), un rapport de 10 pages qui consolida sa bonne réputation. Il écrivait dans son préambule que, jusqu’alors “très peu d’informations avaient été obtenues concernant le caractère de l’écoulement de l’air, particulièrement au moment du bourdonnement de compressibilité”, et concluait : “… en passant sur la surface du profil, l’air est accéléré à des vitesses dépassant la vitesse du son locale ; quand cela se produit, une onde de choc se forme qui induit un ralentissement de l’écoulement plus ou moins soudain plutôt que graduel, avec une perte d’énergie. La cause de l’augmentation de traînée observée au moment du bourdonnement de compressibilité est l’onde de choc ; l’excès de traînée est dû à la transformation en chaleur dans l’onde de choc d’une considérable quantité de l’énergie cinétique de l’écoulement.
Bien que l’expérience révèle la nature générale du bourdonnement de compressibilité, certains aspects quantitatifs du phénomène nécessitent de plus amples investigations et analyses expérimentales.” L’origine du bourdonnement produit par les hélices à certaines vitesses était donc clairement dévoilée. L’étude du vol supersonique commençait.
Une soufflerie allemande rapatriée en France
Les souffleries supersoniques furent construites, en particulier en Italie, à Guidonia, et en Allemagne sur les conseils de Stodola. Très vite, mais dans le secret de leur réarmement, les Allemands se placèrent à pointe de ce progrès avec plusieurs souffleries transsoniques et supersoniques fonctionnant selon le principe d’un flux d’air aspiré dans une chambre à vide, obtenant des écoulements de Mach 1,2 à Mach 3 pendant une dizaine de secondes au mieux dans des veines de quelques décimètres de côté. Ils y étudièrent tout particulièrement les fusées balistiques. Puis, à partir du moment où la propulsion à réaction apparut, en 1939, ils voulurent se doter d’une soufflerie supersonique de grand diamètre (Mach 1,2 dans une veine de 8 m de largeur) pour travailler sur des maquettes, voire des aéronefs plus ou moins complets ; ils lancèrent sa construction à Ötztal, en Autriche où, en 1945, les Français la découvrirent inachevée, la démontèrent pour la compléter et la mettre en service à Modane, en Savoie, en 1951.
En 1942 le Royal Aircraft Establishment britannique inaugura une soufflerie transsonique avec une veine de 3 x 2 m, poussée quelques mois plus tard au supersonique (Mach 1,1).
Pour autant, jusqu’en 1945, l’étude des voilures d’avion par les Allemands et les Italiens, en avance sur le reste du monde, n’alla pas audelà de Mach 0,92. Néanmoins, ce fut suffisant pour conforter les premières lois fondamentales de l’aérodynamique supersonique, dans le sérail d’un très petit nombre de physiciens et sous le sceau du secret. L’air s’écoulant autour d’un mobile à des nombres de Mach de 0,2 à 0,4 (20 à 40 % de la vitesse du son) se comporte comme un courant d’eau incompressible, puis, entre Mach 0,5 et Mach 0,8, il se montre compres
sible, et, s’il accélère pour atteindre et dépasser Mach 1, se comprime, s’échauffe avant de se détendre bruyamment (bang supersonique) à travers une onde de choc de quelques microns d’épaisseur. Ce processus est accompagné par une très forte augmentation de traînée et par un recul du centre de poussée provoquant des tremblements puis un moment à piquer. Cet accroissement de traînée présentait alors une difficulté insurmontable avec les puissances motrices disponibles, trop faibles pour le combattre. Le phénomène était donc bien identifié, quoiqu’il dépassât l’entendement de la plupart des ingénieurs de l’aéronautique qui s’efforçaient avec bien des difficultés à porter au-delà de 600 km/ h la vitesse de pointe des avions les plus rapides. Le phénomène était difficile à expliquer, car l’idée même que le vol à la vitesse du son fût possible et présentât des caractéristiques très particulières était difficile à imaginer.
En 1935, en essayant de donner une explication facilement compréhensible du phénomène d’onde de choc à un journaliste, William F. Hilton, aérodynamicien au National Physical Laboratory britannique, compara la soudaine augmentation de traînée à une barrier (barrière), ce que la presse traduisit aussitôt en sound barrier, en français mur du son, ce qui sonne tout aussi bien. Cependant, ledit mur une fois dressé donnait de la réalité une image faussée.
On entre dans le domaine qualifié de transsonique où règne la compressibilité dès lors que l’écoulement autour d’un objet devient localement supersonique. Or, répétons-le, la compressibilité se produit sur un profi l d’autant plus tôt que son épaisseur relative est forte. En d’autres termes, chaque profil possède en propre un “nombre de Mach critique” (Mcrit) à partir duquel se produit la compressibilité. Plus l’épaisseur relative est fine, plus le nombre de Mach critique est élevé, fait confirmant l’intuition de Reed et les observations de Caldwell et Fales. En conséquence, pour voler à des vitesses proches et supérieures à celle du son, il faut des profils de voilure extrêmement minces, ce qui, à l’époque, posait des difficultés techniques très importantes, car si les profils de voilure minces étaient fréquents pour réduire les traînées en particulier en France et au Royaume-Uni, il fallait des épaisseurs relatives non seulement plus petites, mais aussi capables de soutenir des efforts bien plus puissants. Au milieu des années 1930, les pales d’hélice métalliques montraient que le mur n’était sans doute pas infranchissable, et là où les hélices allaient, on finirait bien par mener l’avion entier.
L’aile qui laissait indifférent
Le sujet du vol supersonique était si peu important au milieu des années 1930 que, lors du cinquième congrès Volta consacré aux très hautes vitesses en aviation, personne n’y prêta attention. Le thème de cette réunion avait été suggéré par le général d’aviation Gaetano Crocco, ingénieur spécialiste de la propulsion anaérobie (fusées), qui s’efforçait en vain de sensibiliser sa hiérarchie aux propulseurs nouveaux. Un Allemand de grand talent, Adolf Busemann, collaborateur d’Ackeret, fit une communication intitu
lée Aerodynamischer Auftrieb bei Überschallgeschwindigkeit (forces aérodynamiques à vitesse supersonique). Selon lui, pour diminuer l’épaisseur relative d’une aile et augmenter son Mach critique, il suffisait, sans toucher au profil, de lui donner de la flèche, le cosinus de l’angle de flèche étant le facteur réduction de l’épaisseur relative. Plus l’angle était important et plus l’épaisseur relative diminuait. Le schéma présenté par Busemann était à peu près celui présenté en haut page 47.
Un très secret centre de recherche allemand
Traiter du comportement des voilures à des vitesses supersoniques était à cette époque éloigné des préoccupations de l’industrie aéronautique. “L’idée fut généralement considérée comme abstraite et fut négligée par l’assistance”, écrit Joseph R. Chambers dans Cave of the Winds (sur le site de la Nasa). On retint essentiellement de cette conférence le long discours de Mussolini annonçant l’invasion de l’Éthiopie, et que, au dîner, sur le papier de la nappe, Luigi Crocco, fils du général et aérodynamicien éminent, croqua un avion avec hélice, ailes et empennage en flèche en le désignant “le Busemann de l’avenir” ; puis l’on rentra chez soi.
En Allemagne, quelques mois plus tard, Busemann fut nommé directeur du laboratoire de mécanique des fluides du Deutsche Versuchanstalt für Luftfahrt (DFL), énorme et très secret centre de recherches aéronautiques allemand, dispersé sur 485 hectares au sud de Völkenrode, près de Braunschweick (Brunswick). Le DFL devint LFA (Luftfahrtforschungsanstalt) auquel, en 1938, le ministre de l’Air et de bien d’autres choses Hermann Göring donna son nom en toute modestie ; 1 500 personnes dont 150 scientifiques allaient y travailler ; il s’y trouvait un aérodrome et une dizaine de souffleries dont l’une avec une veine de 8 m, et trois autres supersoniques (les nos 6, 7 et 9). De ces recherches furent issues d’une part fin 1944 et début 1945 la fusée A4b, variante de la V2 avec une voilure en flèche (deux exemplaires testés sans succès), d’autre part le banc d’essai volant de flèches de voilure Messerschmitt P-1011 récupéré par les Américains en cours d’achèvement.
Dans les souffleries aéronautiques, la guerre accéléra les recherches sur les sources de traînée. Nous reviendrons petit à petit sur ce qui fut découvert.
L’avion et la compressibilité
En 1941, pour la première fois, l’avion se heurta concrètement à la compressibilité avec le nouveau chasseur américain Lockheed P-38 “Lightning”. Particulièrement rapide, ce bimoteur était équipé avec deux turbocompresseurs pour voler plus haut que n’importe lequel de ses congénères ; lorsqu’il atteignait Mach 0,6 (720 km/h) en piquant à haute altitude, il commençait par vibrer avant d’accentuer son piqué et de se lancer dans des mouvements brutaux incontrôlables jusqu’aux couches plus denses de l’atmosphère où le pilote pouvait en reprendre le contrôle. Mais, en novembre, le pilote d’essai Ralph Virden y laissa la vie. Les ingénieurs demeurèrent perplexes pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que, au Naca, Stack explique en 1942 la cause du mal : la compressibilité. Le remède fut apporté l’année suivante avec des volets sortant automatiquement sous l’aile en arrière du bord d’attaque pour freiner et redresser l’avion. Un pis-aller.
Pendant ce temps, l’avènement des moteurs à réaction en Grande
Bretagne annonçait des vitesses bien plus élevées, ce qui amena Ezra Kotcher, directeur des recherches aéronautiques de l’Air Service Materiel Command des US Army Air Forces, à interroger en 1941 les avionneurs sur la possibilité de voler longuement au-delà de Mach 1 ; mais, si un avant-projet soumis aux USAAF par Douglas en janvier 1945 fit l’objet d’un contrat en juin suivant, l’avion proposé, le futur Douglas X-3 “Stiletto”, ne devait pas voler avant septembre 1952. Outre l’absence de moteurs adéquats, un enchevêtrement d’événements se succédant de mois en mois, sans lien les uns avec les autres, allaient perturber ce programme.
En 1945, toujours aux ÉtatsUnis, au sein du laboratoire Langley du Naca, Robert ( Bob) Thomas Jones, cadet de 10 ans de Busemann dont il ignorait les travaux, découvrit à son tour les vertus de l’aile en flèche supersonique en travaillant sur des missiles. S’appuyant sur les théories établies en 1924 par son maître, Max Munk, il mesura alors que, à vitesse supersonique sur une aile mince en forte flèche demeurant à l’intérieur du cône de l’onde de choc où l’écoulement est de nouveau subsonique, le
nombre de Mach effectif était trois à cinq fois inférieur à ce qu’il serait sur une aile droite. La flèche “permettait à un type d’écoulement purement subsonique d’exister sur la surface de l’aile, phénomène par lequel étaient éliminés presque totalement la traînée d’onde et le choc de compressibilité du vol à grande vitesse. Jones avait maintenant une explication concrète de l’absence d’effet de compressibilité révélé par les formules de sa théorie. Ami proche et collègue de Jones, Eastman Jacobs avait assisté à la réunion en Italie, mais ne se souvenait plus du concept de “l’aile en flèche” – une des idées très théoriques de la communication de Busemann – comme quelque chose d’important, pas plus que Théodor von Kàrmàn ni Hugh Dryden, les autres représentants américains à la rencontre Volta”, écrit James R. Hansen dans Engineer in Charge, History of the Langley Aeronautical Laboratory, 1917- 1958 ( Nasa History Series, 1987).
Le problème de Jones était de n’être pas diplômé, à cause de quoi il n’avait pu être embauché par le Naca en 1936 que comme aide-laborantin, au bas de l’échelle ; il avait néanmoins accédé à la tête de la section d’analyse des stabilités, toujours plus ou moins méprisé par les pontes. En février 1945, il parla de la flèche à Kotcher avec qui il travaillait à la copie américaine de la V1 allemande. Il avisa les ingénieurs militaires que l’angle de la flèche, quel que fût le profil, devait être modulé pour que la composante de vitesse perpendiculaire au bord d’attaque reste inférieure au nombre de Mach critique du profil, puis, le 5 mars, il en informa officiellement le directeur de recherche de Langley (voir schéma ci-dessous).
Le rapport secret du Naca contenant cette théorie dès lors peaufinée fut publié en avril 1945 ; il souleva la colère de certains mandarins pour qui l’écoulement supersonique était si différent de l’écoulement subsonique qu’on ne pouvait l’expliquer de manière aussi simple. Pour Theodorsen, patron du laboratoire de recherches en physique, cette idée était un “attrapenigaud et une illusion” ; fin mai, elle fut pourtant confirmée par la chute de maquettes larguées par un bombardier, sur lesquelles une voilure en flèche divisait la traînée par quatre ! Finalement, un rapport toujours secret sur la voilure en flèche fut publié le 21 juin 1945 au Naca avec mention des travaux de Busemann… tels que les Britanniques les avaient rapportés en 1942 dans une note à laquelle personne n’avait prêté attention avant de l’archiver dans la bibliothèque de Langley !
Buseman pris en charge par les Américains
En 1947, Busemann, après un passage en Grande-Bretagne, fut pris en charge par les Américains. Jones, en lui rendant hommage, écrivit : « Dans sa communication au congrès Volta, Busemann fit état du principe dit d’indépendance selon lequel les forces et pressions sur un panneau d’aile suffisamment long et étroit sont indépendantes de la composante de vitesse de vol parallèle à l’axe longitudinal (…) Ce principe d’indépendance avait été exposé par Munk en discutant de l’effet de flèche sur la stabilité latérale, mais personne n’avait pensé l’exploiter pour réduire le nombre de Mach effectif sur une aile.
La théorie de Busemann en 1935 était incomplète en ce sens qu’elle ne prenait en compte que des ailes
supersoniques où la composante de vitesse perpendiculaire au bord d’attaque demeurait supersonique (…) À la fin de la [Deuxième] Guerre mondiale, un groupe de scientifiques américains partit en Allemagne pour apprendre quels progrès y avaient été accomplis en aérodynamique dans les années précédentes. Ce groupe comprenait H. S. Tsien, Hugh Dryden et George Schairer de la société Boeing (2). Schairer rapporta que ma proposition [aile en flèche] fut au coeur des conversations pendant les 26 heures de vol vers l’Europe.
À l’arrivée, le groupe découvrit que l’effet de flèche avait été l’objet de beaucoup de recherches. Quand le groupe finit par rencontrer Busemann, von Karman demanda : “Qu’est-ce que c’est cette aile en flèche ?” Selon Schairer, le visage de Busemann s’éclaira et il dit : “Ah ! Vous vous souvenez. J’ai lu un papier sur le sujet au congrès Volta de 1935.” » En fait, les troupes britanniques avaient découvert avec stupéfaction Volkenrode (3), bien camouflé sous les arbres. Les USAAF y avaient aussitôt expédié von Karman – pour l’occasion revêtu d’un uniforme de général –, à la tête de cette délégation savante.
Voici donc comment l’aile en flèche prit naissance, mais, pour être complet, à Busemann et Jones, il faut ajouter Valdimir Vassiliévitch Struminsky, grand spécialiste soviétique de la couche limite qui identifia les avantages de l’aile en flèche découverte au TsAGI pendant la guerre par le calcul.
Les deux parents de l’aile delta
En Allemagne, les Alliés furent souvent très étonnés par ce qu’ils dénichèrent, en particulier un étrange avion triangulaire, en bois, qu’ils firent achever sur place avant de l’expédier au Naca. Il avait été conçu et sa fabrication avait été lancée par Alexander Lippisch. Aérodynamicien chez Zeppelin avant 1918, ce dernier avait promu l’aile volante ou avion sans queue, architecture en vogue dans l’entredeux- guerres mondiales parce qu’elle promettait d’importants gains de traînée. Lippisch donna aux ailes rectangulaires de planeurs une flèche assez importante afin de les stabiliser, puis ajouta un moteur.
Afi n de réduire les envergures, il imagina fi nalement une voilure triangulaire avec un bord d’attaque en flèche et un bord de fuite droit. Il appela ses nouvelles machines d’un même nom, “Delta”, par référence à la forme de la lettre grecque Δ (delta). Le développement de quelques avions légers (de 85 à 150 ch) ainsi gréés fut mouvementé, financé par Fieseler puis par le DFS (Deutsche Forschungsanstalt für Segelflug, centre de recherche allemand sur le vol à voile). Lippisch, dès lors adoubé spécialiste de l’aile volante en delta, participa à partir de 1937 à la création du DFS 194, appareil sans queue qui serait propulsé par un moteur-fusée et préfigurerait le Messerschmitt 163 “Komet”. Grâce à sa vitesse approchant 1 000 km/h pendant de brefs instants, il ouvrait à de futurs avions supersoniques une voie dans laquelle Lippisch s’engagea après avoir obtenu un doctorat de mécanique du vol associée à la propulsion par réaction.
En 1943, Lippisch obtint la direction d’un institut de recherches aéronautiques à Vienne, quitta Messerschmitt que le 163 n’enthousiasmait pas, et s’attacha à concevoir un intercepteur supersonique poussé par un statoréacteur. En août 1944, avec les étudiants des Akaflieg (Akademische Fliegergruppe) de Darmstadt et de Munich, il lança la construction d’un planeur en bois, démonstrateur désigné DM 1 qu’au début de 1945 les Américains trouvèrent à Prien am Chiemsee, au sud de la Bavière. Presque triangulaire en plan, il était dominé par une énorme dérive également triangulaire dont la large base servait de dossier au pilote.
Le Naca commença son étude en soufflerie à partir de février 1946. Le DM 1 présentait un très médiocre coefficient de portance à cause de bords d’attaque très épais. Ils furent donc amincis par un carénage sur la moitié de l’envergure, tandis qu’étaient adoptées une nouvelle dérive mince et plus petite, ainsi que la verrière d’un avion de chasse P-80. Le coefficient de portance fut doublé par ces transformations, mais
encore, à des angles d’attaque d’une importance inhabituelle – impensables avec les voilures normales ou en flèche – ce bord d’attaque très fin générait sur chaque demi-voilure un important tourbillon qui, ralentissant le glissement et le décollement de la couche limite, plaie de l’aile en flèche (prochain article), améliorait le contrôle en lacet et la portance sans accroître la traînée. L’existence et les bienfaits de ces vortex furent étudiés parallèlement au Royal Aircraft Establishment par Dietrich Küchemann et Johanna Weber (Allemands immigrés au RoyaumeUni), et en France à l’Onera (Office national d’étude et de recherches aérodynamiques), sous la direction de Lucien Malavard et Pierre Poisson-Quinton.
Lippisch avait aussi complété la voilure de quelques-uns de ces “Delta” avec de petites surfaces fixées au fuselage près du bord d’attaque ; les Américains soulignèrent une influence bénéfique de ces accessoires sur la portance, tout ceci restant encore du domaine de la recherche. Comme Lippisch l’avait compris, la voilure en delta était plus simple à construire et plus robuste que la voilure en flèche. Elle associait, grâce à une longue corde moyenne, épaisseur relative réduite et volume utile important, sa flèche accentuée et charge alaire assez faible garantissant une bonne maniabilité. Certes, la mise au point fut difficile, mais la paternité de l’aile delta est incontestablement partagée entre Alexander Lippisch et le Naca.
(À suivre)