Le retour du Phoenix
Les retrouvailles entre un pilote et son “Spitfi re” PR XIX restauré.
Dans notre n° 602 de janvier 2020, Christophe Jacquard avait raconté la résurrection de son “Spitfire” PR XIX après un accident au décollage en juillet 2017.
Il a depuis pris livraison de son chasseur restauré, et nous raconte cette fois les retrouvailles.
Je me suis rendu à Duxford en “Bonanza” au début de 2020 me rendre compte par moi-même de l’avancée des travaux. Le chantier progressait à bon train, une dizaine de mécaniciens et techniciens y travaillaient tous les jours. Le calendrier était respecté. Et la Covid-19 est arrivée… La France a été confinée le 17 mars, la Grande-Bretagne une semaine plus tard. Plus possible de se rendre sur place. À partir de ce moment, tout s’est fait par téléphone et e-mail. Chez Historic Flying, au lieu de dix mécaniciens et techniciens à travailler sur mon PS890 au quotidien, ils n’étaient plus que deux : le chef d’atelier Martin Overall et celui que nous avons surnommé “Suze Cassis”, qui était déjà venu à Dijon. Les choses avançaient plus qu’au ralenti… La galère complète. J’ai alors commencé à m’inquiéter. D’autant plus que l’hélice n’était pas terminée, Skycraft ayant pris du retard.
L’hélice à cinq pales Dowty Rotol est un monument. Les pales sont fabriquées quasiment à l’unité et il faut les commander plusieurs mois à l’avance. Elles sont assemblées sur un moyeu qu’il a fallu faire ouvrager de neuf. Une véritable aventure industrielle, qui a consisté à le faire usiner dans la masse à partir d’un bloc d’un acier très spécial. En effet, Dowty Rotol impose des conditions très strictes pour pouvoir continuer à utiliser un moyeu d’origine.
Premier moyeu d’hélice de “Spifire” a cinq pales neuf
Le moyeu original est constitué de deux demi-coquilles, des pièces de fonderies, accouplées et soudées entre elles. Il y a bien des années déjà, on a découvert lors des visites d’entretien périodiques que les moyeux d’époques des hélices tripales de “Spitfire” étaient victimes du vieillissement sous forme de micro-criques. À l’époque, Michael Barnett, le fondateur de la société Skycraft, a du coup engagé des discussions avec l’hélicier Dowty Rotol, qui ont abouti à la surveillance annuelle de ces moyeux avec un contrôle par courants de Foucault pour les “Spitfire” à hélice tripale volant moins de 30 heures par an. Donc il y a 15 ans, Michael Barnett s’est mis en devoir de fabriquer de nouveaux moyeux, en collaboration avec le collectionneur britannique Maurice Hammond, également industriel spécialisé dans la métallurgie et l’usinage. Puis on s’est aperçu que les moyeux des quadripales étaient aussi atteints de la même maladie. Là, Dowty Rotol a dit “stop ! Tous les opérateurs de “Spitfire” doivent monter un moyeu d’hélice neuf – c’était le début de la mode des baptêmes de l’air en “Spitfire” biplaces qui font 200 à 300 heures vol par an –, ou on interdit nos hélices de “Spitfire” de vol”.
Dowty Rotol, suite au choc considérable subie par mon hélice lors de l’accident, a déclaré mon moyeu d’hélice hors-service. Skycraft a donc lancé la fabrication du premier moyeu d’hélice de “Spifire” à cinq pales neuf. Cela a pris… trois ans pour fabriquer ce moyeu n° de série SS5001. Pourquoi trois ans ? Parce qu’il a fallu tracer de nouveaux plans de fabrication à partir des originaux, et les faire valider par l’Autorité de l’aviation civile britannique. Cela a déjà pris quelques mois. Mais surtout, il a fallu attendre de nombreux et longs autres mois pour que la fonderie mandatée pour couler l’acier très spécial dans lequel il est fabriqué atteigne son seuil
minimal de 70 t commandées pour lancer cette production pas du tout habituelle. La commande de Michael Barnett ne représentait que 7 t pour fabriquer trois moyeux ; il fallait donc que d’autres industriels s’engagent également. Ensuite il a fallu faire valider la nouvelle liasse de dessins techniques par Dowty Rotol ; fabriquer un premier moyeu “à blanc”, dans un bloc d’alu, pour valider le processus – ce qui a pris encore plusieurs mois, et enfin fabriquer le véritable moyeu. Puis attendre des mois pour que British Aerospace fasse l’indispensable traitement de surface… Un moyeu d’hélice de “Spitfire” n’étant pas une priorité chez BAe… Bref, j’ai dû emprunter à Stephen Grey le moyeu qu’il avait dans le stock de pièces de The Fighter Collection pour permettre à mon avion de faire ses premiers vols, le temps que mon moyeu revienne chez Skycraft.
Pendant ce temps-là, l’ambiance en France ne faisait pas voir les choses en rose… Le patron d’Historic Flying, John Romain, a obtenu des autorités britanniques de pouvoir faire travailler quatre techniciens en même temps dans son atelier. Les travaux ont continué à avancer, à petit train, mais ils avançaient. Un technicien – le fameux “Suze Cassis” ! – s’est attelé à ce cauchemar qu’est la verrière, très délicate et complexe à assembler ; des dizaines et des dizaines d’heures de travail. Au mois de juillet 2020, voyant le bout du tunnel, j’ai appelé mon courtier en assurances… qui m’a fait une offre inacceptable. J’ai trouvé une assurance auprès d’un autre
courtier spécialisé, recommandé par John Romain. Après plusieurs essais au sol, ce dernier a fait le premier vol de contrôle le 6 août.
Les retrouvailles au Touquet
J’ai alors mis la pression pour que l’avion me soit livré au plus vite, car je pressentais un autre confinement. Il a fallu jongler avec la réglementation anglaise pour permettre à John Romain – britannique – de voler dans un avion de collection français en CNRAC (certificat de navigabilité restreint d’aéronef de collection) audessus du territoire britannique. Je dois ici remercier la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) qui a octroyé un laissez-passer à l’avion, en accord avec la Civil Aviation Authority britannique, afin que John Romain puisse légalement voler dessus, ce qui lui a permis d’effectuer dans la foulée trois heures de vol audessus de Duxford, pour finaliser les essais – largement suffisants pour lui, ultraspécialiste. Et rendez-vous a été pris pour le 12 août, au Touquet.
John Romain est arrivé aux commandes du PS890 en fin de matinée, suivi d’un “Beaver” qui transportait toute la paperasse et quelques équipements. Il faisait déjà une chaleur torride… Déjeuner rapidement avalé. Et je me suis installé à bord… Au passage, je m’écharpe un doigt sur une des vis des montants de la verrière. Ça saigne bien… Un morceau d’adhésif arrange les choses. Je fais le tour du cockpit… Tout me revient rapidement. J’apprends alors que le GPS dernier cri que j’ai fait installer n’est pas tout à fait opérationnel, faute d’avoir eu le temps de le régler… mais surtout je n’ai jamais encore utilisé le Garmin G3X. J’ai pris heureusement la précaution d’amener un petit GPS portable que j’ai l’habitude d’utiliser. Des âmes charitables m’abritent des ardeurs du soleil avec une ombrelle ; elles, cuisent littéralement.
Excité mais un peu inquiet quand même…
Le “Griffon” renâcle à démarrer, il fait tellement chaud… Il n’a pas refroidi et est dans la fourchette de température où le démarrage est délicat en termes de quantité d’essence à injecter. Il fi nit par se mettre à ronronner. Je roule vers le seuil de piste… pas vraiment à l’aise. Beaucoup de facteurs d’inconfort se sont accumulés : la température extérieure, la blessure au doigt, le timing serré de la journée… et surtout il y a trois ans que je n’ai pas piloté le “Spitfire”. J’ai beau en avoir 400 heures sur mon carnet de vol, je suis quand même… fébrile. J’arrive en bout de piste avec les jambes un peu flageolantes… excité mais un peu inquiet quand même. Je pousse la manette de gaz, mes jambes arrêtent instantanément de trembler. Je me sens tout de suite “dedans”. Je décolle face à la mer… Je retrouve “mon” avion.
Je fais une route TouquetCompiègne-Soissons-Troyes, bien au nord de Paris, pour éviter toutes les zones aériennes contrôlées de la capitale. Cela m’évite le souci d’avoir à faire beaucoup de contacts radio. Pas la peine de se rajouter de la charge mentale. Je garde un oeil sur tous les cadrans, toutes les jauges, tout en essayant de garder le cap et de maintenir l’altitude. Je surveille particulièrement le transfert d’essence entre les réservoirs d’ailes et le principal. Puis à droite vers Dijon. Je suis tellement concentré sur mon pilotage que je ne vois qu’au dernier
moment le centre du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) de Valduc, 10 km au nord de Darois… interdit de survol. Je vire aussi serré que je peux… J’apprendrai peu après que j’ai pénétré d’une dizaine de mètres dans la zone interdite, selon le relevé radar militaire. Heureusement que les contrôleurs radars nous connaissent mon “Spitfire” et moi.
Survol de ma base de Darois. Mais à altitude respectable. Pas de passage bas. Je ne vais pas m’y poser. J’ai beau pratiquer sa courte piste depuis 1977 et avoir 700 heures de warbirds sur T-6, T-28, P-51, Yak-11, Yak-3, FW-190, P- 40, “Corsair” et “Sea Fury”, je ne vais pas m’y risquer, même si je la connais comme le creux de ma main… Ce n’est pas le jour. Je mets le cap sur Dijon-Longvic et sa piste bien large et longue.
Passage à 300 pieds [91 m], break, et je me présente en finale. Et là j’entends “boom… pschitt… boom… pschitt… boom… pschitt…”, et à la radio le contrôleur : “Dites donc monsieur Jacquard, vous n’auriez pas un peu perdu la main… ?” J’ai bien fait de ne pas tenter l’atterrissage à Darois. Je me rends alors compte que je n’ai pas sous les fesses l’épaisseur habituelle de coussins qui me permet d’être assis à la bonne hauteur ! Ma compagne Juliette et quelques amis m’accueillent dans le hangar d’Apache Aviation que Jacques Bothelin a mis à ma disposition.
Je descends de l’avion, vidé, rincé… Si je m’allonge, je m’endors immédiatement, comme une masse.
Je ne suis remonté dans mon PS890 que quelques jours plus tard. Un matin, à la fraîche. Sans prévenir quiconque, sans trompettes ni fanfares. 7 heures du matin, ciel magnifique, pas un souffle de vent. Je décolle, je monte à 3 000 pieds et… je suis “dedans”, comme si on ne s’était jamais quittés. Je file vers l’aérodrome de Til-Chatel où je me pose comme une fleur. Je redécolle dans la foulée, et je file vers Darois au lieu de faire un second atterrissage à Til-Châtel pour confirmer le premier. Arrivée discrète, pas de passage bas et je me pose de nouveau comme une fleur… J’ai enfin vraiment retrouvé mon “Spitfire”. Il est exactement le même qu’avant. Moi pas… J’ai vieilli de trois ans.