Un DC-8 à Mach 1
Le premier avion de ligne supersonique fut un Douglas DC-8 en piqué. Mais, quand le pilote voulut le redresser, il ne se passa rien…
Voici le premier avion de ligne supersonique.
En fait, ce passage en supersonique n’était pas accidentel, mais soigneusement préparé. Dès son premier vol le 30 mai 1958, le quadrimoteur Douglas DC- 8 s’était révélé bien né, agréable et facile à piloter, si bien qu’il avait été certifié 15 mois plus tard, quand son concurrent Boeing 707 aux commandes fort lourdes et aux moins bonnes qualités de vol avait obtenu son certificat de navigabilité grâce à d’importantes modifications plus de quatre années après son premier vol.
William Magruder, chef pilote d’essais de Douglas, poussait pendant leurs essais les nouveaux DC-8 au- delà de la vitesse maximale (VNE) figurant dans le manuel de vol, jusqu’à la vitesse limite de calcul, soit Mach 0,95 - 95 % de la vitesse du son. Mais comme, pour faire bonne figure, il laissait aller un peu au-delà et que l’avion, avec sa voilure à profi l plat et sa flèche de 30 ° ne semblait pas rechigner, il en vint à penser, en 1961, que par petites touches il pourrait excursionner jusqu’à Mach 1. Peut- être éprouvait-il lui-même, ainsi que ses supérieurs, le besoin de frapper un grand coup, car, en 1961, le DC- 8, si bien parti, se vendait désormais moins bien que le 707 ; Pan Am qui, au départ, avait préféré le Douglas en en commandant 25, avait considérablement réduit cet ordre en 1960, déçue par la distance franchissable des premiers DC- 8-30, inférieure aux prévisions, et réservait désormais sa faveur à Boeing.
On peut déduire de quelques témoignages retrouvés ici et là que Magruder voulut faire vite, car il était convaincu que Boeing n’accomplirait jamais une telle performance derrière un concurrent. Il réunit donc autour de lui un équipage d’essais particulièrement bien qualifié sur DC- 8 : Paul Patten, copilote, Joseph Tomich, mécanicien navigant, et Richard Edwards, ingénieur navigant d’essai.
Rejoint par un F-100 et un F-104 piloté par Yeager
Le 20 août 1961, à Long Beach, fut préparé le Douglas numéro de série 45623 immatriculé N9604Z, et peint aux titres rouges de la compagnie Canadian Pacific à laquelle il était destiné. C’était un DC- 8- 43 de la série motorisée avec quatre Rolls-Royce “Conway” RCo.12 Mk 509, double-flux de 7,8 t de poussée. Pour accroître sa distance franchissable en emportant plus de carburant, le bord d’attaque avait reçu une extension augmentant la corde moyenne de 5 % ; cette modification diminuait l’épaisseur relative de la voilure, ce qui augmentait son Mach critique (l’épaisseur relative est le rapport entre l’épaisseur du profil et sa longueur ; le nombre de Mach critique est la vitesse à laquelle apparaissent les désagréments aérodynamiques d’un écoulement atteignant la vitesse du son).
En soirée, Edwards souhaita étalonner avec précision la sortie des volets ; avec l’approbation du chef mécano de piste, il les abaissa sans savoir qu’il y avait quelque chose en dessous… Le choc provoqua un dommage suffisant pour rendre les volets inopérants. Cela n’arrêta pas Magruder. Il décida qu’il décollerait et atterrirait sans eux, ce qui, à la vérité, avec un avion peu chargé, ne présentait pas de difficulté, au moins tant que les quatre moteurs fonctionnaient à l’unisson au décollage, ce qu’il ne manqua pas de remarquer sobrement.
Le lendemain, le N9604Z vola de Long Beach jusqu’au-dessus de la base Edwards de l’US Air Force, où il fut rejoint par deux avions accompagnateurs, un North American F-100 et un Lockheed F-104 piloté par Chuck Yeager, premier pilote supersonique en 1948. Il restait dans ses réservoirs assez de kérosène pour
voler encore une demi-heure ; pour Magruder, chemise blanche et cravate sombre, qui voulait un avion léger pour monter haut, c’était parfait. Et l’on prit de l’altitude. Beaucoup.
Supersonique pendant 16 secondes
Il faut ici évoquer un détail utile à connaître pour tirer de l’événement toute sa saveur. En atteignant la vitesse du son, les avions rencontrent le fameux mur, en réalité la formation d’ondes de choc qui se traduit par une augmentation très rapide du coefficient de traînée. Mais la vitesse du son n’est pas constante, elle varie avec l’altitude et la température. De 1 225 km/h au niveau de la mer en atmosphère standard (15 °C), elle devient à peine supérieure à 1 000 km/h par -56 °C au-delà de 10 000 m. Or, en altitude, si le manque d’air réduit la puissance des moteurs, il diminue aussi sensiblement la traînée. Il est donc plus facile de devenir supersonique à haute altitude.
Magruder fit monter son avion à 50 091 pieds (15 267 m) conformément aux abaques préparés par les aérodynamiciens de Douglas pour indiquer tous les 1 000 pieds (305 m) les vitesses devant être atteintes pendant un piqué s’accentuant sous 0,5 g. À l’altitude désignée, Magruder poussa donc sur son volant, fermement, avec une pression de plus de 20 kg, car il maintint le compensateur à cabrer, comme il l’avait réglé pour la montée, estimant qu’il lui suffirait de cesser de peser sur le volant pour que l’avion commence à gentiment redresser de lui-même. Le DC-8 piqua du nez sur une pente croissante parfaitement inusuelle.
Richard Edwards devait indiquer tous les 1 000 pieds au pilote la vitesse à laquelle il devrait se trouver 1 000 pieds plus bas et, comme l’avion dégringolait à 500 pieds par seconde, (152 m/s) il parlait en continu. Vous disposez maintenant d’éléments mathématiques suffisants pour comprendre que l’événement dura une trentaine de secondes, moins de temps qu’il vous en faudra pour lire ce texte jusqu’à la fin.
En quelques secondes donc, vers Mach 0,96, le DC-8 se mit à vibrer très brièvement ; à Mach 0,97, les deux ailerons furent aspirés vers le haut d’environ 5 ° ; à 41 090 pieds (12 524 m), Mach 1 fut légèrement dépassé ( Mach 1,012. Chiffres relevés par Paul Patten et Richard Edwards). Le DC- 8 demeura supersonique pendant 16 secondes. Ralentissant dans une atmosphère de plus en plus dense, il passa de nouveau Mach 0,96, mais dans l’autre sens, saluant cette frontière par quelques vibrations.
Deux records du monde d’altitude et de vitesse
Quand le pilote voulut redresser sa trajectoire en tirant sur le manche, il ne se passa rien… Magruder essaya de manoeuvrer le compensateur, rôle rempli par l’empennage horizontal, une première fois vainement, puis, après avoir relâché sa traction sur le volant, il put enfin en déclencher le moteur électrique. Vers 35 000 pieds (10 670 m), N9604Z commença à retrouver l’horizontale. Il avait battu deux records du monde, d’altitude et de vitesse pour avion de transport, records officieux malheureusement.
Une fois rentré à la maison, l’équipage ne fut pas peu fier d’être invité à déjeuner par le PDG de Douglas, John McGowen, dans la salle à manger des patrons où il n’avait pas encore mis les pieds ; chacun de ses membres fut gratifié d’une prime de 1 000 dollars (assez belle somme à l’époque).
Leur performance, qui n’était pas sans risque, ne servit pas à grand- chose car le Douglas DC- 8 se vendit finalement presque deux fois moins que le Boeing 707 dont le prix était sans doute plus bas parce qu’une partie des coûts avait été amortie par la production du KC-135 ravitailleur dont il était dérivé. Il est possible aussi que chez Douglas, jusqu’alors plus important constructeur d’avions de ligne au monde, direction et commerciaux furent un peu trop sûrs d’eux.
Magruder reçut l’Experimental Test Pilots Award, Trophée Iven C. Kincheloe, mais, en 1977, à 54 ans, après avoir conseillé le gouvernement de Nixon sur le transport aérien supersonique, il mourut d’un infarctus du myocarde.
Moins de trois ans plus tard, le N9604Z, à la fin de 18 années d’exploitation par Canadian Pacific sous l’immatriculation CF-CPG, fut revendu pour être ferraillé en 1981 à Opa-Locka, en Floride. On est vraiment peu de chose.