Des ailes contre le mur du son
Deuxième partie. Aile en flèche, en croissant, à géométrie variable, delta, supercritique : les chercheurs et ingénieurs étudièrent toutes sortes de solutions pour le vol supersonique, que ce soit pour le civil ou le militaire.
Deuxième partie. Les aérodynamiciens peaufi nent les voilures supersoniques.
Aux États- Unis depuis 1942, les phénomènes transsoniques étaient étudiés par la chute libre de maquettes larguées en altitude. John Stack, chef de la division compressibilité au Langley, arracha à sa hiérarchie l’autorisation d’étudier un avion transsonique expérimental bien qu’il n’y eût aucun budget pour cela. Les calculs avaient appris comment la traînée augmentait en transsonique, puis diminuait au-delà de Mach 1. Mais ce qui se passait à Mach 1 demeurait inconnu, si bien qu’il fallait y aller voir. Or, les essais avec les avions disponibles étaient vains et extrêmement dangereux ; les Britanniques avaient lancé fin 1943 une campagne dans ce but avec un “Spitfire” dont l’aile possédait le Mach critique le plus élevé du moment. Le squadron leader J. R. Tobin avait atteint Mach 0,891 (environ 975 km/h) en piqué à 45° avec le “Spitfi re” Mk XI EN409 ; renouvelant l’essai en mai 1944, le sqn ldr Anthony F. Martindale avait rapidement perdu réducteur et hélice et s’était posé après 32 km de plané.
La répartition de l’écoulement transsonique
Aux États-Unis, des avions se brisaient en l’air lors de piqués en survitesse. Robert R. Gilruth, chef des essais en vol au Langley, avait
consterné les aérodynamiciens en découvrant et confirmant, notamment sur un P-51 piquant à sa vitesse limite de Mach 0,81, que la répartition de l’écoulement transsonique sur les voilures était parfois 20 fois plus importante que ce que les souffleries montraient. Ainsi, un officier de marine proche du Naca, Walter Diehl, soutenait avec Kotcher l’idée de l’avion expérimental que la propulsion par fusée rendait possible.
Paradoxalement, les premiers à se lancer furent les Britanniques qui approuvèrent fin 1943 un programme très secret d’avion supersonique expérimental… sans pour autant pouvoir lui accorder de moyens suffisants : le Miles M.52, propulsé par un statoréacteur. Le programme fut abandonné au début de 1946… 15 mois avant que la maquette, poussée par une fusée, atteigne Mach 1,38 en vol horizontal.
Les événements se précipitent
Il faut, dans cette histoire, observer scrupuleusement la chronologie, car les événements furent précipités. Le 15 mars 1944, les USAAF, l’USN et le Naca acceptèrent un programme semblable après deux réunions. Les USAAF imposèrent un avion susceptible de naviguer à Mach 1,2 ; ainsi naquit le projet du MX-524 expérimental, supersonique, plus connu par son abrégé XS-1 ( plus tard X-1), dont la construction serait confiée à Bell Aircraft. Moins versée dans le domaine supersonique, l’USN se conforma en rechignant aux voeux de Starck pour fi nancer un avion classique à turboréacteur, transsonique, le futur D-558 dont la fabrication incomberait à Douglas Aircraft. À cette époque, les Américains en savaient moins sur les projets allemands que les Britanniques.
Plus d’un an après, les Alliés, fascinés par les missiles et les avions à réaction allemands, s’empressèrent de mettre à leur service les meilleurs chercheurs et ingénieurs allemands, eux-mêmes trop heureux d’accepter une offre rémunératrice pour continuer leurs travaux ailleurs que sous le joug d’imprévisibles brutes ; les moins heureux se retrouvèrent travailleurs forcés en URSS pendant plusieurs années. Ainsi, les recherches allemandes enrichirent les laboratoires des Alliés. Les chercheurs allemands ne cachèrent pas qu’ils avaient à peine commencé de valider leurs découvertes et que les nazis aux abois les avaient poussés à brûler les étapes. Par ailleurs, la mission von Kàrmàn avait aussi compris que les tonnes de papier retrouvées à Walkenrode étaient souvent de la poudre jetée aux yeux d’une administration incompétente afin de justifier l’existence de recherches permettant d’échapper à l’incorporation dans des armées en perdition. Photos et films révélaient les échecs d’une grande quantité d’armes trop
en avance sur leur temps ou tout simplement bâclées. Un tri était nécessaire, et ce qui était valable ne fut diffusé dans l’industrie aéronautique américaine qu’en 1946.
Il fallut dès lors une validation en vol. Au début de 1947, les Américains purent établir leur premier diagramme de pressions sur un profil à Mach 1. “Il est très important de noter que notre connaissance du comportement des profils au- delà de la compression jaillit entre 1945 et 1947, plusieurs années avant que toute donnée sur ce problème soit obtenue avec des avions expérimentaux”, témoigne l’aérodynamicien John V. Becker dans High Speed Frontier (NASA History Series Book 445). Cette phrase montre combien les ambitions des USAAF étaient encore prématurées en 1944.
Le X-1 qui serait propulsé par des fusées, aurait une autonomie trop faible pour décoller par ses propres moyens. Il serait largué par un bombardier en altitude et accélérerait très vite. Pour que sa voilure ait une épaisseur relative très faible et une résistance mécanique suffisante, elle fut dessinée trapézoïdale avec un petit allongement. Le Bell X-1 eut donc une silhouette alors peu banale présentant moins d’envergure (8,5 m) que de longueur (9,4 m). Ces courtes ailes, une fois modifiées après les premiers essais par le Naca avec un profil biconvexe de 10 % d’épaisseur relative, permirent d’atteindre Mach 1,45. Muni d’une voilure identique, le Bell X-1A, dérivé du X-1, serait mené à Mach 2,44 et 21 300 m par Chuck Yeager en décembre 1953. En 1958, le second X-1 modifié en X-1E atteindrait Mach 3 avec une voilure trapézoïdale encore plus courte, une corde moyenne plus longue et un allongement ainsi réduit de 6 à 4, et une épaisseur relative ramenée à 4 %. Ce type de voilure imposait des vitesses de décollage et d’atterrissage élevées, ce qui serait compensé par la poussée des moteurs. Il fut adopté également sur le Douglas X-3.
L’avènement de la réaction avait aussi amené Ezra Kotcher, directeur des recherches aéronautiques de l’Air Service Materiel Command des USAAF, à interroger en 1941 les avionneurs sur la possibilité de voler longuement au-delà de Mach 1. Si un avant-projet soumis par Douglas en janvier 1945 fit l’objet d’un contrat en juin suivant, l’avion proposé, le Douglas X-3 “Stiletto”, ne vola pas avant septembre 1952 : outre l’absence de moteurs adéquats, un enchevêtrement d’événements sans lien les uns avec les autres en perturba le développement. Cependant les ingénieurs de Lockheed s’inspirèrent de ce programme pour définir le projet du futur F-104 “Starfighter” en novembre 1952. Entre-temps, en France, le bureau d’études de la SNCASO était arrivé à des conclusions assez proches pour la voilure de son “Trident”…
Le X-3 resta bien loin de son objectif, ce qui ne fut pas le cas du F-104. Pour autant les deux avions souffrirent aux grands-angles d’incidence de couplage inertiel entraînant la machine dans des évolutions vicieuses, une action sur un axe entraînant des effets sur les autres. Ce phénomène extrêmement dangereux imposa un système de contrôle automatique au “Starfighter” pour empêcher son pilote de le mener dans ce domaine délétère, surtout à proximité du sol.
Les premiers avions à ailes en flèche
En août 1945 à Oberamergau, les troupes américaines découvrirent un avion à réaction encore inachevé, sans moteur, le Messerschmitt P 1101, conçu sous la direction de Waldemar Voigt. La flèche de ses ailes était modifiable au sol entre 20 et 50°, car il était destiné à son expérimentation en vol. Amené aux États-Unis, il y fut délaissé puis récupéré en 1948 par Bell qui, avec la collaboration de Voigt, le copia en Bell X-5, plus complexe et plus lourd que son imparfait original, avec une flèche variable de 20 à 60° ; malgré la médiocrité de ses qualités de vol, il servit à une longue campagne d’essais de 1951
à 1955, alors que les avions à aile en flèche étaient déjà multipliés dans les forces aériennes – non sans hâte –, poussés par la “concurrence” soviétique (lire plus bas).
Or, dans la pratique, les avions supersoniques d’usage si l’on peut dire courant, propulsés par des moteurs encore peu puissants, avaient toujours besoin d’ailes de grande surface pour d’une part soulever leurs diverses charges, d’autre part demeurer manoeuvrants grâce à une charge alaire pas trop importante. Pour cela, à la fin des années 1940, la voilure en flèche s’imposa. La première qui vola fut adaptée à des avions de chasse à hélice, deux Bell P-39 “Airacobra” modifiés en L-39 en avril 1946 avec des voilures de P- 63 auxquelles était donnée une flèche de 35°. Cela marquait “la première étape du programme expérimental des recherches de l’US Navy sur le développement des ailes en flèche” (Alain Pelletier dans Bell Aicraft, Putnam, 1992). Le L-39, avec un train d’atterrissage fixe, était seulement destiné à vérifier que l’aile en flèche était bien incompatible avec les faibles vitesses d’approche des avions embarqués du moment. En août, ce programme fut abandonné.
Quelque mois plus tard, constatant que son projet d’avion de chasse P- 86 (plus tard F- 86) ne serait pas plus rapide que ses concurrents, le constructeur américain North American décida de substituer à sa voilure droite une voilure à 35° de flèche. Certains protestèrent contre cette “germanisation” de l’avion, mais durent en convenir : le nouveau F- 86 s’avéra le meilleur dès ses premiers vols en octobre 1947 ; avant la fin de l’année, son pilote d’essais, George Welsh, parvenait à Mach 0,93 en piqué avec son turboréacteur General Electric J35 de 1 800 kg de poussée en survitesse.
La désagréable surprise du petit MiG-15
En novembre 1950, au début de la guerre en Corée, les forces de l’ONU furent désagréablement surprises par l’apparition d’un petit avion à réaction soviétique à voilure en forte flèche, le MiG-15, plus rapide et plus agile que ses équivalents américains ou britanniques, tous à voilure droite. Seul le F- 86 “Sabre”, arrivé en décembre avec un moteur de 2,6 t de poussée et des pilotes mieux formés, put rivaliser avec lui, bien que, dans les mois qui suivirent, les essais du X-2 et les opérations du “Sabre” dévoilèrent les démons de l’aile en flèche.
La couche limite (1) glisse en s’épaississant vers les extrémités où la portance diminue et disparaît, renvoyant vers l’avant le centre de poussée, ce qui induit un moment à cabrer ( pitch-up, autocabrage) qui, s’il n’est immédiatement corrigé, provoque une perte de contrôle. Le “Sabre” en
(1), La couche limite, identifiée à Göttingen vers 1910, est une fi ne couche dans laquelle la vitesse d’un écoulement diminue jusqu’à s’annuler contre le revêtement d’un mobile. Pratiquement inerte, elle n’a pas d’effet aérodynamique et constitue un important facteur de traînée. fut souvent victime au décollage. Sur les premières versions de son successeur supersonique, le F-100 “Super Sabre” de 1953, le problème était tel qu’il fut surnommé “la danse du Sabre”, danse fatale pendant l’atterrissage. Les ingénieurs américains tentèrent de corriger le défaut de diverses manières, avec (ou sans) des becs de bord d’attaque automatiques ou fixes, voire un léger vrillage des ailes, et, enfin, des cloisons.
Or, cause et solution étaient connues depuis plusieurs années dans le monde très secret de l’Union soviétique. Valdimir Vassiliévitch
Struminsky, après avoir non sans mal convaincu les avionneurs des vertus de la flèche, en identifia les défauts et leur apporta un remède avec les aérodynamiciens du TsaGI (Tsentralneï Aéroguidrodinamitseskii Institout, institut central d’hydro-aérodynamique). Ainsi le premier avion à réaction et voilure en flèche de l’histoire fut le Lavotchkine 160, si l’on exclut les deux variantes expérimentales HG (Hoch Geschwindigkeit) du bimoteur à réaction allemand Messerschmitt 262, l’un avec l’empennage horizontal en flèche qui vola en janvier 1945, l’autre avec une voilure en flèche de 35° qu’un accident détruisit au printemps suivant. Le La-160 décolla pour la première fois en juin 1947 et fut présenté en vol lors d’une parade en août.
Struminsky avait constaté le premier le glissement de la couche limite d’une aile en forte flèche. Pour le contenir, les ailes du La-160, de même que celles du MiG-15 peu après, furent munies chacune de ce que les Russes nommèrent “barrières à couche limite”, deux cloisons d’aile, plus proches de l’emplanture que de l’extrémité. Le MiG-17 (fin 1949) en reçu six et, en 1951, le MiG-19 supersonique huit ; le remède n’était donc pas une panacée, ce qui explique les tâtonnements américains dans ce domaine. Au Naca, pendant neuf ans, jusqu’au milieu des années 1950, plus de la moitié des essais dans les souffleries du laboratoire de Langley furent consacrés à ce sujet, rappelle Joseph R. Chambers ; mais, s’ils découvrirent plus tardivement que les Russes l’intérêt des cloisons d’aile, les Occidentaux n’en firent pas un usage aussi intensif car elles diminuent le taux de roulis et génèrent de la traînée. D’autres moyens se révélèrent moins pénalisants : becs de bord d’attaque fixes ou mobiles, ailes vrillées, corde augmentée à mi-envergure avec indentation du bord d’attaque, automatismes empêchant le pilote de dépasser une incidence limite, ou, sur les ailes à angle de flèche réduite des avions de ligne, de petites plaques de métal génératrices de vortex (tourbillons) pour dynamiser la couche limite et empêcher son glissement.
La voilure en croissant
La flèche permet de diminuer l’épaisseur relative ; plus l’aile est épaisse, plus il faut lui donner de flèche. Le cas le plus exemplaire est celui des trois bombardiers stratégiques de classe V développés pour la RAF
à partir de 1947 afin d’évoluer dans le haut subsonique (Mach 0,8 à 0,95) en conservant la capacité de décoller lourdement chargés sur une distance raisonnable. Comme le premier avion de ligne à réaction, le De Havilland “Comet” 1 (1949) britannique qui croisait à Mach 0,63, ils furent pourvus de quatre turboréacteurs placés contre le fuselage, à l’intérieur d’une aile épaisse à cet endroit d’environ 2 m. Sur ces bombardiers, le bord d’attaque à ce même endroit présentait donc une flèche de 50°, puis, l’aile s’amincissant jusqu’aux extrémités, sa flèche diminuait, ce qui était par ailleurs utile pour améliorer l’efficacité des dispositifs hypersustentateurs.
Sur deux des gros avions Vickers “Valiant” et Handley-Page “Victor” mis en service au milieu des années 1950, la flèche diminuait en deux temps selon l’envergure ( jusqu’à 35° pour le “Victor”), donnant plus ou moins aux ailes une forme de croissant où le Mcrit (nombre de Mach critique) était le même partout. Le “Victor”, le plus rapide, pouvait atteindre Mach 0,95. Leurs contemporains américains : le Boeing B- 47 “Stratojet” de dimensions équivalentes mais un peu plus lent (Mach 0,85) qui possédait une aile trapézoïdale à flèche constante de 35°, amincie vers les extrémités pour obtenir une épaisseur relative de plus en plus petite ; le plus gros B-52 qui possédait une voilure semblable mais de plus longue envergure (plus de 56 m contre 35) pour voler au mieux à Mach 0,78.
La géométrie variable
Cependant, ce type de voilure trop complexe pour les “Victor” et “Valiant” ou trop souple pour les Boeing, était inappropriée aux avions supersoniques. Il sembla finalement possible de concilier courtes distances de décollage et d’atterrissage avec des vitesses de croisière dépassant Mach 2, grâce à la flèche variable en vol, minimale à basse vitesse, maximale en supersonique. Les premiers projets furent ceux de la société générale de Mécanique aviation traction (Matra) sous la direction de Roger Robert et du Britannique Barnes Wallis. Le premier, lancé en 1948 et abandonné en 1950, dont seule la maquette grandeur nature fut examinée en soufflerie, était le R 130. La maquette du second vola au début des années 1950 avec une voilure à flèche variable très reculée, d’où son nom de “Wild Goose” (oie sauvage) : la proposition d’en développer un chasseur fut rapidement écartée. L’étude fut poursuivie par la Nasa, et les Américains furent les premiers à exploiter la géométrie variable sur le bombardier General Dynamics F-111 en 1964 ; bien que
très contestée par certains (complexité et lourdeur), elle fut considérée comme prometteuse pendant une dizaine d’années avant que d’autres transformations la ramenèrent au rayon des accommodements transitoires ; elle fut de fait réservée à un petit nombre d’avions de combat : Sukhoï Su-17 et dérivés (1966), MiG-23, Dassault “Mirage” G (1967), Sukhoï Su- 24 (1969), Grumman F-14 “Tomcat” (1970), Rockwell B-1, Panavia “Tornado” (1974), Tupolev Tu-160 (1981) – les dates sont celles des premiers vols, aboutissements de plusieurs années d’étude. Voilure ramenée contre son fuselage, le “Mirage” G fut et reste l’avion européen le plus rapide de l’histoire à Mach 2,34. Cependant, une nouvelle génération de voilures fixes permit de faire aussi bien à moindre coût dès la fin des années 1970, avant la généralisation du pilotage par ordinateur.
Une autre conséquence des phénomènes d’onde de choc fut l’apparition de gouvernes de profondeur monobloc pour éviter d’intempestifs mouvements en tangage au passage en supersonique ; les militaires américains détinrent ce secret pendant quelques décennies.
Aile delta, taille de guêpe et carottes
La voilure en delta a beaucoup d’avantages avec un bord d’attaque mince. Après consultation de Lippisch, désormais immigré aux États-Unis, la société Convair (Consolidated Vultee Aircraft
Corporation jusqu’en 1943), exploita l’étude de son prototype par le Naca pour construire le premier avion à réaction à aile delta, le XF-92 qui, malgré sa désignation de prototype d’avion de chasse, était expérimental. Il vola à partir du 9 juin 1948, et montra que l’aile en delta avait des défauts assez proches de ceux des ailes en flèche dont un violent autocabrage suscitant des accélérations de parfois 8 g ; divers aménagements essayés au fil des ans avec succès corrigèrent ce défaut. Pilote de l’USAF, Chuck Yeager amena le XF-92, malgré le manque de poussée de son turboréacteur, dans des recoins où les pilotes de Convair ne s’étaient pas aventurés. En octobre 1949, il l’engagea sur le dos dans un piqué vertical pour lui faire brièvement atteindre la vitesse du son, puis tira parti – non sans risques – du bon comportement de l’aile delta aux très forts angles d’attaque pour abaisser sa vitesse d’atterrissage jusqu’à 108 km/h, soit 160 km/h en dessous de la vitesse recommandée !
Avec son delta très pur, le XF-92 avait un comportement désagréable en vol. Selon Scott Crossfield, pilote d’essais du Naca : “Personne ne voulait piloter le XF- 92.On ne faisait pas la queue devant cet avion. C’était un misérable bestiau.” Il fut pourtant indispensable à la création du premier avion à voilure en delta construit en série, le Convair F-102 “Delta Dagger” qui fit son premier vol en 1953, année où le XF-92 était mis à la retraite. Le F-102 marquait le début d’une ère nouvelle. Principalement destiné à détruire des bombardiers attaquant à très haute altitude, il devait accélérer rapidement à vitesse supersonique en emportant non plus des canons, mais, dans une soute ou sous les ailes, une panoplie de missiles à longue et moyenne portée, guidés
par radar et calculateurs. Plus grand que le XF-92, le F-102 avait été corrigé de ses défauts avec deux cloisons sur chaque aile et un bec fixe au bord d’attaque. Malheureusement, s’il était bien stable, il se montra tout de suite incapable d’aller aussi vite que le son comme prévu.
L’élaboration de la loi des aires
En quatre mois, Convair lui apporta une modification décisive découverte par le Naca peu auparavant. En 1950, la soufflerie de Langley, d’un diamètre de 2,44 m, avait été modifiée pour produire un écoulement de Mach 0,95 et perfectionner l’étude du régime transsonique. Parmi les chercheurs, Richard Travis Whitcomb, 29 ans, sensibilisé au sujet par une conférence de Busemann, avait observé par strioscopie combien les ondes de choc autour d’une maquette étaient nombreuses, et avait eu l’intuition qu’il ne fallait pas seulement s’attacher à l’aérodynamique des ailes, mais considérer celle de l’avion dans son ensemble. C’est ainsi qu’il élabora la “loi des aires”… que les Allemands Frenzl, Hertel et Hempel avaient énoncée quelques années plus tôt à leur manière (brevet de mars 1944 !) : il convient que la surface frontale de l’avion évolue le plus régulièrement possible et qu’en conséquence, la section du fuselage diminue au droit des ailes et de l’empennage. Convair appliqua la recette avec succès au F-102A en rétrécissant le fuselage au droit des ailes, suscitant quelques désignations humoristiques (“bouteille de Coca- Cola”, “Marylin
Monroe”, “taille de guêpe” chez les Français). Toutefois, certains avions supersoniques échappent à cette loi – Dassault “Mirage” IV, MiG-21 ou Concorde, par exemple – quand l’épaisseur relative de leurs ailes est de l’ordre de 3,5 %, presque trois fois plus fine que celle d’une lame de couteau de cuisine large de 2 cm et épaisse de 2 mm au maximum.
Mais, sur avion de transport ou bombardier lourd, le rétrécissement du fuselage n’est pas souhaitable. S’attachant au problème à Göttingen, Dietrich Küchemann (naturalisé britannique en 1953) avait proposé sur le dessus et l’arrière des ailes des carénages profilés dont l’utilité fut confirmée par Whitcomb. Appelés carottes de Küschemann ou Whitcomb “After- Body” (en arrière du maître- couple), ils furent adoptés, par exemple, en 1962, sur les ailes d’une version plus puissante du bombardier Handley Page “Victor” ou sur le quadrimoteur de transport Convair 990, en 1961... mais ils apparaissaient déjà en 1944 sur certains dessins allemands, ou, en 1955, derrière deux des moteurs du bombardier Tupolev Tu-95 dont ils enferment les atterrisseurs principaux (3). Ils sont présents aujourd’hui au bord de fuite des ailes des avions de ligne où ils contiennent aussi des mécanismes des volets.
(3) Avec quatre turbopropulseurs de 12 000 à presque 15 000 ch au décollage selon les versions, le Tu-95, de même que son dérivé de transport Tu-114, possédait une voilure à 33,5° de flèche avec une épaisseur relative évoluant de 12 à 10 %, et pouvait atteindre 890, voire 910 km/ h (Mach 0,72 à 0,74).
L’aile delta battit dès son avènement un grand nombre de records de vitesse et même d’altitude. Ses inconvénients furent corrigés peu à peu. On peut ici évoquer les modifications apportées à l’immense voilure du troisième V-Bomber britannique, l’Avro “Vulcan”, premier bombardier en delta dont les essais commencèrent en 1954, précédés dès 1949 par ceux de plusieurs modèles au 1/3, les Avro 707. Ses ailes de 2,13 m d’épaisseur à l’emplanture (pour 34 m d’envergure) étaient effilées jusqu’aux extrémités. Le bord d’attaque des premiers présentait une flèche constante de 52°, flèche qui fut réduite à 42° à mi-envergure puis augmentée à l’extrémité où le bord d’attaque était très aminci et cambré. Les “Vulcan” pouvaient atteindre Mach 0,89.
Certaines voilures modernes d’avions supersoniques, dites “en losange”, évolution des ailes trapézoïdales à extrémités en flèche du F-101 “Voodoo” de 1957, peuvent être considérées aujourd’hui comme des delta tronqués et empennés.
L’aile supercritique
Adrian Marx, directeur aircraft performance de la compagnie Swissair, rappelait en 1985 dans une revue technique d’Airbus Industries, FAST, qu’après la Deuxième Guerre mondiale, “la priorité donnée à l’aérodynamique supersonique et hypersonique ralentit considérablement les travaux sur le vol en deçà de la vitesse du son.” Cependant, le turboréacteur poussa dès la seconde moitié des années
1950 les avions de transport au-delà de Mach 0,6. La voilure en flèche s’imposa pour augmenter le Mcrit, mais ses défauts en limitèrent l’angle à environ 30°. Amincir les profi ls n’était pas une solution car “ceci est associé avec les inconvénients suivants : 1) Une structure plus lourde comme corollaire ; 2) une réduction du volume des réservoirs de carburant dans les ailes ; 3) une réduction du glissement laminaire de la couche limite attendu en arrière du nez du profil”, comme le rappelait l’aérodynamicien allemand Otto Wagner dans Luft und Raumfahrt du dernier trimestre de 1980.
Au milieu des années 1950, les aérodynamiciens du National Physics Laboratory commencèrent l’étude de profils de voilure à l’extrados plat sur une grande partie de sa longueur, et sur lesquels le Mcrit était augmenté. Ils étaient caractérisés en arrière du bord d’attaque par une rapide et plus importante augmentation de la dépression – de la portance – , ce qui, sur la courbe des pressions mesurées entre le bord d’attaque et le bord de fuite, formait une pointe, en anglais peak ; d’où le nom anglais de peaky wing profile. Leur comportement était très surprenant, comme l’explique Wagner : “Dans le cas des profils peaky, l’écoulement supersonique local est retardé pour l’essentiel sans pertes et est fi nalement ramené à vitesse subsonique avec une onde de choc faible.” En d’autres termes, leur traînée est plus faible.
Herbert H. Pearcey et l’ingénieure et mathématicienne Johanna Weber, poursuivant l’étude des profils peaky, trouva qu’en leur donnant un bord d’attaque plus épais, leur Mcrit augmentait encore d’environ 0,02 %. Ce nouveau type de profil fut aussitôt adopté par Vickers pour son quadrimoteur à réaction, le VC-10 long-courrier. Conçu selon des spécifications trop particulières pour connaître un succès commercial, il n’en fut pas moins une réussite technique avec un Mach maximal autorisé en opération (MMO) de 0,886 et un Mach à ne pas dépasser de Mach 0,95, de loin les plus élevés au début des années 1960 dans l’aviation commerciale. Un seul autre quadrimoteur était plus rapide, le Convair 990 “Coronado” (MMO 0,92), mais il n’avait pas à cette vitesse la capacité de traverser l’Atlantique nord. Les profils peaky furent exploités jusqu’à l’Airbus A300B.
Entre- temps, les travaux sur les profils butaient sur la complexité des calculs nécessaires, en particulier à la modélisation du régime transsonique, instable en soi. Plusieurs méthodes se succédèrent jusqu’à l’avènement du microprocesseur et l’étude des ailes en trois dimensions où est tenu compte de l’envergure, car la portance doit diminuer progressivement vers les extrémités pour atténuer les tourbillons géné
rateurs de traînée. Dès la fin des années 1960, Whitcomb définissait à son tour empiriquement une famille de profils transsoniques à onde de choc et traînée affaiblies et portance améliorée : un rayon de bord d’attaque relativement important ; un extrados presque plat où l’écoulement n’accélère pas trop de sorte que l’onde de choc soit plus faible ; une importante cambrure du bord de fuite pour accroître la portance. L’étude fut longue, car lorsqu’on croyait tenir la bonne solution, de nouvelles améliorations étaient découvertes ; les profils supercritiques constituent ainsi une famille.
Les essais en vol du profil Whitcomb furent lancés par la Nasa en mars 1971 avec un TF- 8 “Crusader” modifié. Le premier avion civil avec la première génération des profi ls de ce genre fut, en 1977, le Dassault “Falcon” 50, triréacteur d’affaires long- courrier ; l’Airbus A310 fut le premier gros-porteur équipé de ce type de voilure, plus épais que le peaky, mais offrant plus de portance pour moins de surface avec moins de traînée ; Boeing l’adopta à son tour sur son 777 au début des années 1990. Auparavant, depuis la fin des années 1950, Boeing, Douglas et Lockheed avaient développé des profi ls dits “avancés” à extrados presque plats et bord de fuite convexe à l’intrados qui, au milieu des années 1970, permettaient théoriquement de croiser vers Mach 0,9, voire de passer le mur du son. Le 21 août 1961, le DC- 8- 43 immatriculé N9604Z, qui avait reçu une extension de bord d’attaque diminuant son épaisseur relative, fut mené par l’équipage de William M. Magruder, chef pilote d’essai de Douglas, à Mach 1,012 en piqué.
La recherche incessante d’économies d’exploitation pousse les constructeurs à réduire sans cesse les masses et les traînées. Chaque nouvel avion dispose d’une voilure nouvelle.
Le retour du canard
La voilure en delta imposait de trop longues distances de décollage et d’atterrissage à environ 300 km/h, car le bord de fuite de faible envergure, portant les gouvernes de roulis et tangage, ne peut être pourvu de volets. MiG conserva un empennage classique sur le MiG-21 pour lui conférer plus de maniabilité à “basse” vitesse – en dessous d’environ 750 km/h – et lui permettre de décoller et de se poser en moins de 900 m, performance alors exceptionnelle. Ainsi, au milieu des années 1960, pour succéder aux “Mirage” III et 5, Dassault revint aux ailes en flèche avec ses “Mirage” F1 et F2 ; beaucoup plus lourd mais aussi rapide que le “Mirage” IIIC, le F1 se posait 75 km/h plus lentement sur une distance sensiblement plus courte grâce d’une part à des volets à double fente (un tour de force sur des ailes aussi fi nes), d’autre part à des freins au carbone, alors tout nouveaux. Dix ans plus tard, l’introduction des commandes de vol électriques ramènerait ce constructeur au delta avec le “Mirage” 2000, mais avec une voilure plus grande à l’aérodynamique très raffi née, munie de becs de bord d’attaque mobiles.
L’effi cacité de tels becs convenablement calculés est expliquée par Harry J. Hilaker. Il avait été directeur adjoint du programme F-16 chez General Dynamics et faisait partie de la “mafia des chasseurs”, un petit nombre d’ingénieurs et pilotes fermement opposés à la géométrie variable, lourde et compliquée, comme à la notion de chasseurs lourds et coûteux comme le F-15 “Eagle”. Dans un article évoquant l’histoire du General Dynamics F-16 “Fighting Falcon”, publié par la National Academy of Engineering en mars 2004, Hillacker expliquait pourquoi le F-16 possède une voilure delta à grand allongement : “Nous avons incorporé à l’aile des becs de bord d’attaque automatiques qui augmentent la portance jusqu’à 18 % en réduisant la traînée jusqu’à 22 % dans un virage soutenu à Mach 0,9 et 30 000 pieds [9 145 m], et réduisent la traînée de 70 % à la portance maximale. En virage instantané, l’énergie perdue n’est qu’une fraction seulement de ce qu’on perd avec une aile cambrée fixe.” A son apparition, le F-16 fit l’effet d’une révolution – et pas seulement à cause de ses commandes électriques –, incitant Dassault à passer sans délai au “Mirage” 2000.
À la fin des années 1940, des projets nombreux de missiles et d’avions de combat comportaient une voilure delta très reculée et, à l’avant, de plus petites surfaces triangulaires, des “surfaces canards”, vieilles comme l’aviation,
désormais destinées à améliorer maniabilité et stabilité, souvent placées dans le même plan que la voilure principale. Le plus fameux des rares avions respectant cette architecture fut, au milieu des années 1950, le Nord 1500 “Griffon”, avion expérimental français qui, poussé par un combiné turbo-statoréacteur, dépassait Mach 2 en montée.
Des moustaches rétractables
En 1964, le XB-70 “Walkyrie” commença à prendre forme avec une immense voilure en delta associée à un canard. À la fin de 1967, pour réduire les distances de décollage et d’atterrissage et améliorer la maniabilité des “Mirage” IIIS de la Troupe d’aviation suisse, des “moustaches” rétractables de 0,59 m2 possédant bec et volet furent essayées par Dassault sous le nez d’un “Mirage” IIIR, surnommé “Milan”. En 1970, le prototype d’un futur “Milan” de série fut présenté aux Suisses qui, finalement, renoncèrent à un nouvel avion. Les Soviétiques procédaient alors depuis deux ans aux essais du Tupolev Tu-144, avion de transport supersonique dont la voilure en delta était complétée sur le dos du fuselage, derrière le poste de pilotage, par des plans canards également escamotables. À la même époque, les Suédois faisaient voler le Saab 37 “Viggen”, intercepteur supersonique conçu pour atterrir et décoller en moins de 500 m avec une voilure principale en delta couplée à des plans canards fixes munis de gouvernes. En 1976, les Israéliens présentèrent le “Kfir” C2 (développement du “Mirage” 5) avec de petites surfaces triangulaires en arrière de l’habitacle ; il est difficile d’imaginer que Dassault resta en dehors de cette modification importante améliorant sensiblement les performances. Le “Mirage” 2000, qui vola en 1978, possède de petites surfaces rectangulaires fixes en arrière des entrées d’air qui suffisent à améliorer ses performances sous forte incidence, de sorte que, grâce à sa plus faible charge alaire et à ses becs mobiles de bord d’attaque, il ne se pose pas plus vite que le F1 (230 km/h). En 1979, le bimoteur “Mirage” 4000 inaugura des plans canards en forte flèche dont l’angle de calage pouvait être modifié en vol manuellement et par incréments. En 1982, Dassault fit voler son ultime amélioration du “Mirage” III, le Mirage IIING (nouvelle génération), muni de commandes de vol électriques et de plans canards en delta, assez importants (1 m2 au total) mais fixes, en arrière des entrées d’air, et associés à un court apex (prolongement du bord d’attaque des ailes à l’emplanture). Cette configuration était à l’étude sur les avant-projets du futur “Rafale”.
En 1983, les Suisses modernisèrent leur “Mirage” IIIS avec de petits empennages canards copiés en plus petit sur ceux du “Kfir” C2 ; ils suffirent pour réduire la distance de décollage de 300 m, et, surtout, améliorer sensiblement la maniabilité en augmentant l’angle d’incidence limite de l’avion ; le diamètre du virage fut ainsi réduit de 500 m. Enfin, ces plans canards furent progressivement agrandis sur le “Rafale” (1986-1991) ; proches de la voilure principale, ils en augmentent sensiblement la portance sous forte incidence et apportent à ce bimoteur supersonique une manoeuvrabilité d’exception et une vitesse d’atterrissage inférieure à celle du 2000 – 222 km/h, voire beaucoup moins aux essais – ce qui, avec des freins au carbone, ramène la distance d’atterrissage à d’étonnants 450 m. Pour les bureaux d’études de Dassault, le
“Rafale” supersonique doit son agilité à sa formule “delta + canard”.
Au cours des années 1950, lorsque l’idée de l’avion de transport supersonique commença à les occuper, divers constructeurs se penchèrent sur trois principales architectures : géométrie variable, canard-delta, et delta avec apex le long du fuselage. Britanniques et Français écartèrent le canard sur lequel Américains et Soviétiques jetèrent leur dévolu. Finalement, pour Concorde fut choisie la voilure britannique, proche de la française mais plus évoluée, arrondie en plan, vrillée et cambrée, avec 3,5 % d’épaisseur relative et long apex. Les Américains préfèrent eux aussi sur leurs avions de combat les apex aux canards, en commençant par le F-16 qui fut sans doute le premier avion considéré lors de sa conception comme un tout et non comme un assemblage de divers éléments. Successeur de la famille des Sukhoï 27 dont certaines versions présentaient un apex muni de courts plans canard, le Sukhoï 57 (2020) présente de larges apex dont le bord d’attaque est en partie mobile, conjugué aux becs de la voilure en delta tronqué.
Cet article est essentiellement consacré aux voilures parce que l’accent fut d’abord mis sur elles dans l’étude du vol supersonique. La conception de l’avion supersonique ou transsonique n’est pas limitée à ce seul sujet. Comme l’écrivit Harry J. Hilacker : “En parlant par métaphores, le F-16 eut initialement une montagne tortueuse à escalader, un océan vaste et turbulent à traverser, un dragon vicieux à tuer sur le chemin de la réalité…” On pourrait en dire autant de tous les avions supersoniques, y compris des prototypes qui, aujourd’hui, passent Mach 1 dès leur premier vol, comme par routine.