Aux origines du réarmement français
Quatrième partie. En dépit des efforts entrepris pour accroître sa production aéronautique, la France accuse en 1938 un retard d’au moins deux ans sur l’Allemagne. Pour combler une partie de ce déficit l’achat à l’étranger s’impose.
Quatrième partie. L’achat de matériels américains provoque un scandale en 1938.
Le recours à l’aide étrangère n’est pas une idée neuve. On se souvient que le général Denain, alors chef d’état-major de l’armée de l’Air, l’avait suggéré dès 1935. Deux ans plus tard, Pierre Cot voulut la réactualiser en cherchant outre-Atlantique les moteurs puissants que nos motoristes, qui avaient échappé aux nationalisations, se montraient incapables de fournir. L’initiative se heurta à l’intransigeance de Paul-Louis Weiller, patron de Gnome et Rhône, jaloux du quasi-monopole de son entreprise (60 % du marché français) sur les moteurs en étoile de 14 à 18 cylindres. L’implantation en France d’une filiale de l’américain Pratt & Whitney échoua face à la frange la plus conservatrice de notre industrie aéronautique.
En butte à l’orthodoxie budgétaire de Georges Bonnet aux Finances, le ministre de l’Air du Front populaire dut également renoncer à l’achat direct aux États-Unis de 500 moteurs et 200 avions. Le 14 janvier 1938, isolé dans un gouvernement de centre-gauche, Pierre Cot démissionnait. Le radical Guy La Chambre lui succédait dans le quatrième cabinet Chautemps et le général Vuillemin remplaçait l’éphémère général Féquant au poste de chef d’état-major de l’armée de l’Air.
Des crédits enfin débloqués
À la différence de son prédécesseur, La Chambre bénéficie d’un large soutien dans le nouvel exécutif. Proche d’Édouard Daladier, ministre de la Défense nationale et bientôt président du Conseil, il obtient d’emblée ce que Cot s’était vu refuser : la promesse de crédits conséquents pour poursuivre la montée en puissance industrielle et engager un nouveau plan d’équipement. Lui qui dira plus tard au procès de Riom “n’avoir trouvé que 5 MF de crédits de paiement et 152 MF de crédits d’engagement” à son arrivée au ministère, engrange alors la plus grosse part (42 %) du budget des trois armées. C’est une première en France ! Mais à quoi bon lancer un énième plan si notre industrie est encore incapable de l’assumer ? L’équation ne peut se résoudre qu’en faisant appel à l’aide étrangère “afin de compenser les insuffisances temporaires de notre production”. Cet apho-
risme prudent de Pierre Cot – que La Chambre reprend à son compte – cache la conviction que la France ne pourra mener seule la modernisation de ses forces aériennes et rattraper en quelques mois ses deux ans de retard sur sa rivale allemande. Avant même que ne soit approuvé le plan V (lire Le Fana de l’Aviation précédent), le baron Amaury de la Grange, rapporteur de la commission sénatoriale de l’Aéronautique, est chargé en février 1938 de reprendre contact avec les autorités américaines. Fort de ses relations avec le président Roosevelt, il négocie l’envoi d’une nouvelle mission avec, à sa tête, Roger Hoppenot, directeur de cabinet et conseiller technique du ministre, et le colonel Gaspard Champsaur, attaché de l’Air à Washington.
D’abord des chasseurs
prospections entreprises en 1937 avaient permis d’identifier plusieurs appareils susceptibles de répondre aux besoins français et, notamment, le Model H-75A, version export du chasseur Curtiss P-36A commandé à 210 exemplaires par l’US Army Air Corps (USAAC). Examiné en secret par le célèbre pilote d’essais Michel Détroyat, l’avion et ses 1 000 ch ont fait forte impression. Il répond pleinement aux spécifications françaises : une vitesse maximale d’au moins 470 km/ h et un arme- ment de quatre mitrailleuses ou de deux mitrailleuses et un canon. Les négociateurs français espèrent en acquérir 300 exemplaires dans le courant de l’année. Mais il leur faut déchanter. Curtiss n’est pas dimensionné pour fournir en un délai aussi court un si grand nombre d’appareils. L’avionneur américain propose à la France de financer aux États-Unis l’implantation d’une nouvelle chaîne de production. Le comité du Matériel, instance de la Direction technique qui donne avis de fabrication, s’y oppose. Moins d’une semaine après que les troupes allemandes ont envahi l’Autriche (Anschluss), le plan V est adopté le 17 mars 1938 sous le très éphémère second gouvernement Blum. Le 2 mai, un décret-loi du nouveau cabinet Daladier formé en avril attribue au ministère de l’Air un crédit d’engagement de 5 MdF dont 3,5 MdF au titre des séries. Les choses s’accélèrent. Le 13 mai, un protocole d’accord franco-américain est signé à Paris avec les représentants de la société Curtiss pour l’achat de 100 H-75A-1 (plus 100 options) livrables entre le
Les achats à l’étranger ôteront le pain de la bouche des travailleurs français
25 novembre 1938 et le 10 avril 1939. Il est suivi en août par un premier lot de 173 moteurs Pratt & Whitney “Twin Wasp” R-1830-SC3G destinés à les équiper.
L’affaire déclenche un tollé !
À peine connues, les négociations déclenchent un véritable tollé dans l’industrie française. Relayés par la presse – et notamment le très influent hebdomadaire Les Ailes – les arguments des opposants sont de natures très diverses. Les plus imprudents reprochent aux H-75A une vitesse inférieure à celles de nos plus récents chasseurs. Pourtant, les rapports d’essais attribuent à l’avion américain des performances au moins égales à celles des Morane-Saulnier MS 406 du plan V et des Messerschmitt Bf 109B de la Luftwaffe. Feinte ou réelle, l’inquiétude des industriels français est injustifiée. Guy La Chambre poursuit l’effort de modernisation de son prédécesseur. Dès le premier semestre de 1938 il a quadruplé les commandes de machines-outils pour le secteur nationalisé et conclu dans le privé des contrats de démarrage et d’activités garanties incluant des dédommagements financiers pour leurs dépenses d’investissements. Les puissantes organisations syndicales ne sont pas en reste qui fustigent les achats de matériels étrangers – qui plus est américain ! – qui, selon elles, “diminueront les embauches et ôteront le pain de la bouche des travailleurs français”. À vrai dire, ces craintes ne sont pas infondées : depuis plusieurs mois, les retards dans la passation des commandes ont entraîné une baisse des effectifs dans certaines usines sous- employées (Suresnes, Colombes, Le Havre, etc.). L’arrivée d’avions américains ne peut qu’améliorer les choses. Les H-75A-1 livrés en caisses au Havre et remontés à Bourges par la société nationale du Centre (SNCAC) vont créer de nouveaux emplois sans pour autant dégarnir les chaînes des chasseurs “nationaux”. D’autant que 1061 MS 405/406 sont inscrits au titre de la première tranche du plan V et répartis entre les usines nationalisées de Billancourt (SNCAC), de Nantes-Bouguenais (SNCAO), de Toulouse (SNCAM) et l’établissement privé de Morane-Saulnier à Vélizy. Grand perdant, Gnome et Rhône, qui entame un réel effort de productivité, voit poindre sur son marché les moteurs américains honnis quelques mois auparavant !
Des Curtiss à un prix exorbitant
Au- delà des considérations techniques et industrielles, l’enjeu est aussi financier. Curtiss a négocié en position de force, rasséréné par les commandes de l’USAAC et conscient que le temps joue contre les Français. L’achat s’est conclu à un coût exorbitant : les 100 H-75A-1 sont acquis au prix unitaire de 2 365 000 francs (moteur et hélice compris) contre 1 314 000 francs pour un MS 406. Si on inclut les frais de transport et de remontage, le H-75A et son moteur reviennent à plus de 2,4 MF l’unité, payables en devises. Ces chiffres déclenchent une levée de boucliers au sein des commissions parlementaires. L’opposition craint de voir dilapider à l’étranger les crédits consentis à l’industrie française. D’autres critiques sont plus subjectives. “Par une sorte de xénophobie teintée de nationalisme”, note avec justesse l’historien Patrick Facon, les adversaires du ministre de l’Air mettent en doute le savoir-faire de l’industrie aéronautique américaine. André Maroselli, membre influent de la commission sénatoriale de l’Air, pourtant favorable à l’achat, s’interroge : “Encore faut-il savoir si ces avions ont ou n’ont pas des hélices à très mauvais pas variable, si leur équipement est à refaire, s’ils sont armés de mitrailleuses qui cassent les longerons des appareils, ont des commandes électriques trop courtes, ne sont pas au point pour le tir.” Malgré les réticences du comité du Matériel mais avec le soutien de la commission de l’Air du Sénat, le contrat est entériné avec la Curtiss-Wright Corporation le 9 septembre 1938, à la veille des accords de Munich.
La crise de Munich, les errements britanniques et nos difficultés à honorer les premières commandes du plan V ont convaincu les responsables politiques français de l’urgence de trouver rapidement
les avions qui nous font défaut. Avec le plein soutien de Daladier, Guy La Chambre lance en Europe une vaste prospection “dans les pays qui ont quelque chose à offrir”. Aux Pays-Bas, il est acquis (hors plan V) 50 médiocres chasseurs Koolhoven FK-58 destinés aux colonies indochinoises. L’avion atteint à peine 450 km/h mais on le préfère au plus performant Fokker D-XXI jugé trop dépendant d’approvisionnements allemands. Livrés avec retard, les inutiles mais peu onéreux Koolhoven (1,2 MF l’unité) resteront en métropole “affectés en réserve”. Pour des raisons plus politiques que rationnelles, la France se tourne tardivement vers l’Italie fasciste et la société Caproni – réputée francophile – pour l’achat d’une centaine de biplans d’écolage Ca.164 et vers la société Nardi pour 300 monomoteurs d’entraînement FN-305. Ces appareils, dont la nécessité est contestable, seront en partie livrés avant l’entrée en guerre de Mussolini le 10 juin 1940. Plus surprenant encore, suite aux accords de Munich, il sera également envisagé l’achat en Allemagne de moteurs Daimler-Benz ! Fin 1938, le Supermarine “Spitfire” Mk I attire l’attention du ministère de l’Air. Avec le Messerschmitt, c’est le chasseur européen le plus prometteur. Mais les chaînes britanniques sont déjà accaparées par les commandes de la RAF et le prix proposé (2,5 MF) est trop élevé pour qu’une licence puisse être envisagée. Un seul exemplaire est acquis pour évaluation (3 MF) (lire Le Fana de l’Aviation n° 556). À défaut de “Spitfire”, le ministère de l’Air tente d’obtenir une licence pour l’excellent moteur Rolls-Royce “Merlin”. Peine perdue : comme son prédécesseur, La Chambre se heurte aux pressions conjuguées de Gnome et Rhône et d’Hispano-Suiza, hostiles à tout accord pouvant amoindrir leur monopole national. Beaucoup d’autres avionneurs et motoristes européens sont approchés entre 1938 et septembre 1939. Mais les performances des matériels et les délais de livraisons sont incompatibles avec les exigences françaises et les évolutions géopolitiques du continent. L’Amérique s’impose comme fournisseur privilégié…
Roosevelt prend le risque
Contre l’avis de Paul Reynaud qui a succédé à Bonnet aux Finances, une seconde mission, conduite par Roger Hoppenot, se rend aux États-Unis en décembre 1938. Constituée dans le plus grand secret, elle compte des experts de haut rang comme l’ingénieur général Paul Mazer et le futur “père de l’Europe”, Jean Monnet, fin diplomate et bon connaisseur du système bancaire américain. Daladier lui a fixé un objectif : acheter 1 000 avions pour l’été 1939. Il ne s’agit plus d’acquérir uniquement des chasseurs mais également des bombardiers et des avions d’entraînement négligés dans la première tranche du plan V. L’affaire n’est pas simple. D’abord parce que la législation en vigueur aux États-Unis interdit d’exporter du matériel de guerre si celui-ci n’est pas en service dans l’US Air Corps depuis au moins un an. Ensuite, parce qu’une nouvelle loi américaine, le Neutrality Act, impose, en cas de conflit, un embargo à tous les pays belligérants. Conscient des dangers qui menacent les démocraties européennes, le président Roosevelt
assure secrètement la France et le Royaume-Uni de son soutien : son administration contournera les lois en vigueur quitte, en cas de guerre, à faire transiter le matériel par le Canada. Cet obstacle franchi, les prospecteurs français reprennent leur tournée des grandes firmes américaines.
Le succès de la mission Hoppenot
La French Air Commission (FAC) ne part pas à l’aveuglette. L’état-major de l’armée de l’Air a dressé une liste de matériels susceptibles de l’intéresser : Curtiss P-36 (H-75) et XP-37 (futur P- 40), Bell XFM-1 “Airacuda” (bimoteur) et Seversky 2PA-L (évolution du Model P-35) pour la chasse ; Chance-Vought 156 (bombardier en piqué), Douglas DB-7A/B et Glenn-Martin GM-167 (bimoteurs de bombardement) ; North-American BT-7 (école), etc. Une partie des appareils “présélectionnés” ne répond pas aux exigences françaises ( performances insuffisantes, problèmes de motorisation). Par contre, les modernes bombardiers DB-7 et GM-167 impressionnent les membres de la commission. Mais il reste un obstacle à surmonter : l’outil industriel américain n’est pas dimensionné pour honorer à la fois ses commandes nationales et de gros contrats à l’export. Le général Arnold, patron de l’Air Corps, en est conscient qui affiche ouvertement son opposition à la vente de DB-7 tant que ses propres avions ne sont pas livrés. Les choses se compliquent également chez Glenn-Martin dont le prix du bombardier GM-167 s’envole sous pré- texte de devoir édifier à Baltimore une nouvelle usine pour honorer d’éventuelles commandes françaises et britanniques. Comble de malchance, le 23 janvier 1939, le prototype du DB-7 s’écrase en démonstration à El Segundo (Californie) avec à son bord le capitaine Chemidlin de l’armée de l’Air accompagné d’un pilote d’essais de la firme américaine. L’affaire fait grand bruit et les négociations, jusqu’alors tenues secrètes, sont révélées au grand jour mettant l’administration Roosevelt dans une situation délicate. Malgré tout, la mission Hoppenot est un succès. Elle revient en France fi n février avec un solide carnet de commandes : 100 Douglas DB-7 livrables de juin 1939 à janvier 1940 ; 115 Martin GM-167F, livrables de juillet à décembre 1939 ; 20 bombardiers en piqué Chance-Vought