Alexandre del Valle : « Il faut renouer avec une politique de civilisation »
“IL FAUT RENOUER AVEC UNE POLITIQUE DE CIVILISATION”
Avec « Les Vrais Ennemis de l’Occident », Alexandre del Valle montre que, pour résister à l’offensive théocratique et totalitaire dont il fait l’objet, l’Occident doit de toute urgence redéfinir les menaces, et revoir ses alliances et visions stratégiques.
PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENS
Géopolitologue, docteur en histoire contemporaine, consultant et essayiste, Alexandre del Valle est l’auteur d’ouvrages remarqués, notamment un grand classique : Le Complexe occidental (2014), qui a été suivi de Comprendre le chaos syrien (2015).
En évoquant dès 1997 « le totalitarisme islamiste », concept qui, à l’époque, a été récusé par l’ensemble du monde politique, et en annonçant la dérive de la Turquie néo-ottomane, del Valle s’est révélé un précurseur. Aujourd’hui, trente ans après la dissolution de l’URSS, il montre que les pays de l’Otan n’ont toujours pas changé leurs « logiciels » hérités de la guerre froide, désignant la Russie comme l’Ennemi suprême. A cette erreur sur l’Ennemi correspond une erreur sur l’Ami, l’Occident demeurant allié aux « pôles de l’islamisme sunnite » : Arabie saoudite, Qatar, Koweït, Pakistan, Turquie, Organisation de la coopération islamique (OCI), Frères musulmans, qui oeuvrent, selon lui, dans le cadre d’un projet d’expansion planétaire, à saper de l’intérieur les valeurs des sociétés ouvertes sous couvert de défense de la religion. « L’enjeu, explique Alexandre del Valle, n’est autre que de préserver les valeurs des sociétés ouvertes sans renier leurs racines civilisationnelles. La priorité est de les défendre chez nous, avant de donner des leçons de droits de l’homme ou de démocratie au reste du monde. »
Que faut-il penser des rumeurs d’une troisième guerre mondiale qui se développent actuellement ?
Ces rumeurs ont été attribuées à l’avertissement de Vladimir Poutine, qui a signifié à François Hollande que, si les armées occidentales s’interposaient entre l’armée russe et les rebelles islamistes en Syrie (que nous appuyons !), il y aurait un risque de guerre mondiale. Mais elles ont surtout été alimentées par le chef d’étatmajor de l’armée américaine Mark Milley, qui a affirmé qu’une guerre avec la Russie est « quasi certaine »… Il est vrai que les tensions avec la Russie n’ont jamais été aussi fortes : crise ukrainienne ; guerre en Syrie ; extension de l’Otan aux portes de la Russie. En fait, ce retour à la guerre froide est largement imputable à l’Occident qui, depuis 1990, a refusé la main tendue de la Russie, et tout fait pour l’affaiblir et l’encercler. Certains d’avoir « vaincu » l’URSS, les Etats-Unis, soutenus par les pays russophobes membres de l’UE et de l’Otan (Pologne, pays Baltes, Roumanie, etc.), ont étendu de façon irresponsable l’Alliance atlantique à « l’étranger proche russe », violant ainsi le pacte tacite de non-nuisance réciproque pourtant scellé en 1991 avec la Russie postsoviétique, qui voulait se rapprocher de l’Occident et demandait juste que l’on n’empiète pas sur son pré carré. Sans qu’il faille pour autant s’alarmer d’une éventuelle guerre mondiale, il est clair que ce nouveau choc Occident-Russie aboutit à des résultats diamétralement opposés aux intérêts tant occidentaux que russes sur le long terme, puisque la Russie se jette dans les bras de la Chine néonationaliste, laquelle acquiert à bon prix la technologie militaire et l’énergie russes. Les autres grands bénéficiaires sont les puissances islamistes (Turquie et pétromonarchies du Golfe), dès lors que l’UE, sous protection de l’Otan, a décidé de dépendre de plus en plus des énergies fossiles des pays islamiques plutôt que du pétrole et du gaz russes. La priorité devrait être au contraire de se rapprocher de Moscou afin d’acquérir une autonomie énergétique et stratégique paneuropéenne.
Comment en est-on arrivé là ?
Les stratèges anglo-saxons, maîtres du monde par le contrôle des échanges, des mers et des énergies fossiles, redoutent par-dessus tout une alliance Europe-Russie qui sonnerait le glas de leur sea power et ferait du continent européen une zone autonome. Je montre dans mon livre que les pays atlantistes qui diabolisent le plus la Russie poutinienne sont également les plus chauds partisans de l’adhésion de la Turquie néo-islamiste à l’Union européenne et les plus fidèles alliés des pétromonarchies islamistes sunnites du Golfe… A l’erreur sur l’Ennemi (la Russie) correspond donc une erreur sur l’Ami (les puissances sunnites prosélytes). L’hostilité occidentale envers la Russie et notre alliance contre nature avec les pôles de l’islamisme mondial sont consubstantiellement liées. La stratégie anticivilisationnelle des dirigeants occidentaux fondée sur les seules considérations économico-énergétiques et sur les schémas de guerre froide, nous empêche structurellement de lutter contre la menace islamiste, puisque nos sociétés sont ouvertes au prosélytisme conquérant des puissances islamistes, certes économiquement et stratégiquement pro-occidentales, mais identitairement hostiles, car elles oeuvrent à la non-intégration et à l’embrigadement de nos concitoyens musulmans. Le fait d’avoir continué d’utiliser ces puissances pour refouler le heartland russe par le biais d’une muslim belt a perpétué le syndrome afghan : face à la Russie et à ses alliés
nationalistes arabes ou serbes, nous avons pactisé pendant et après la guerre froide avec des puissances islamistes sunnites comme le Pakistan – qui a protégé Ben Laden jusqu’à ses derniers jours, et qui aide les talibans et nombre de groupes terroristes au Cachemire – ou les Etats parrains des Frères musulmans et des salafistes, qui nous menacent ouvertement en finançant le projet de conquête-islamisation de la planète, dont la Vieille Europe constitue le butin de guerre préféré. Face à cette menace géo-civilisationnelle dont Daech n’est que la face noire, je soutiens une alliance avec la Russie qui a, en fait, les mêmes ennemis.
Qui sont nos vrais ennemis ?
L’Ennemi n’est pas celui qui n’a pas les mêmes visions de la démocratie que nous ou qui ne respecte pas nos valeurs. C’est celui qui vient concrètement nuire à nos intérêts dans notre pré carré. C’est celui qui revendique notre territoire, sape nos règles et vient nous attaquer jusque sur les terrasses, les places publiques ou dans les églises. L’ennemi n’est donc pas le terrorisme (les Américains disent global terrorism), qui n’est qu’un mode opératoire, mais l’entité incarnée humainement et située idéologiquement qui est derrière. Les islamistes les plus dangereux, car capables de conquérir des « parts de marché » géopolitiques et religieuses sur notre propre sol, ne sont pas les terroristes djihadistes, qui braquent contre eux les forces « mécréantes », mais les pôles étatiques et institutionnels plus soft de l’islamisme qui ont pignon sur rue dans nos démocraties et qui participent de la guerre culturelle entre l’islamisme radical et l’art de vivre des sociétés occidentales.
Les vieux schémas antirusses de la guerre froide et les compromissions avec les pôles islamistes expliquent l’incohérence de nos dirigeants, qui jugent Vladimir Poutine infréquentable mais s’affichent fièrement avec des monarques islamistes du Golfe ou cèdent au racket du néosultan Erdogan. Dans mon ouvrage, je cite de nombreux textes qui démontrent qu’à l’instar des totalitarismes rouges ou bruns passés, ces pôles du totalitarisme vert ont annoncé leur « but de guerre » visant à soumettre l’Humanité à la charia, de préférence par des moyens propagandistes, financiers ou psychologiques. L’Arabie saoudite a investi à cet effet 75 milliards de dollars depuis 1980 pour la promotion du salafisme dans le monde, c’est-à-dire dix fois plus que l’URSS lorsqu’elle finançait la subversion communiste. Jamais un totalitarisme n’a disposé d’autant de moyens de conquête. Et il le fait avec l’aval de nos Etats, incapables de reconnaître leurs ennemis.
Comment nos sociétés ouvertes, démocratiques et non autoritaires, peuvent-elles se défendre ?
Comme l’a bien montré Karl Popper avec son « paradoxe de la tolérance », nos sociétés ne pourront se défendre face au projet de conquête-islamisation que si elles re- voient leurs alliances stratégiques et leur conception suicidaire de la tolérance, abusivement accordée aux ennemis déclarés de la tolérance. Dans le cas contraire, elles mourront. Tant que l’on inculquera que le totalitarisme islamiste n’a « rien à voir avec l’islam », tant que l’on n’obligera pas les Etats islamiques à cesser de dispenser chez nous leur projet impérial à rebours sous couvert de défense de la religion, et tant que nous ne ferons rien pour tarir la source chariatique légale de la violence islamique enseignée à Al-Azhar, Médine, Istanbul et dans nos mosquées, nous ne gagnerons pas cette guerre essentiellement idéologique. Comment lutter contre la violence djihadiste dans nos « banlieues de l’islam » alors que la Ligue islamique mondiale, qui promeut le salafisme wahhabite saoudien partout dans le monde, a pignon sur rue chez nous (sièges à Mantes-la-Jolie et à Bruxelles) ? Comment déradicaliser un jeune djihadiste européen si le djihad guerrier envers les infidèles, la crucifixion ou l’égorgement des apostats, ou encore le viol des esclaves païennes captives du djihad, sont justifiés dans les traités de droit musulman enseigné dans les mosquées et centres islamiques officiels ? Lorsque le cheikh Youssef al-Qaradawi, mentorpréfacier de Tariq Ramadan, coprésident des Frères musulmans européens et de l’université islamique de Saint-Léger-de-Fourgeret, qui forme les « imams européens », explique dans ses fatwas et best-sellers (en vente dans les Fnac et sur Amazon) que l’on doit tuer les adultères, les blasphémateurs, les homosexuels et les apostats, et que Rome et l’Europe vont être conquises, on se demande comment nos dirigeants peuvent encore autoriser les Frères musulmans en Europe, alors qu’ils fanatisent en toute liberté nombre de jeunes et édifient des écoles « libres ». Cette persistance dans la politique de l’autruche de nos sociétés ouvertes à tous les vents et culpabilisées permet aux islamistes non djihadistes de prospérer, et même de gagner en audience, en se posant en victimes de « l’islamophobie » ou du « racisme », véritable carburant psychologique de la subversion islamiste. Les sociétés ouvertes doivent donc interdire sur leur sol toute idéologie véhiculant des valeurs opposées aux nôtres. La chose est bien plus facile que l’on croit. J’ai proposé, il y a des années, une charte de l’islam de France qui aurait interdit toute organisation islamique refusant de renoncer aux dispositions du droit islamique contraires à l’ordre juridique en vigueur.
Nous ne pourrons jamais empêcher par les leçons de morale ou les guerres « humanitaires » les pays musulmans d’adhérer à la charia. J’appelle juste nos dirigeants à sommer nos étranges alliés musulmans à ne plus financer la charia chez nous et d’embrigader nos populations. Ces pays ne cesseraient pas pour autant de nous fournir du pétrole ou de nous acheter des matériels stratégiques. Ils comprendraient très bien que nous exercions notre souveraineté sur notre
L’Arabie saoudite a investi 75 milliards de dollars dans la promotion du salafisme dans le monde
territoire, comme ils le font chez eux, notamment en interdisant le prosélytisme chrétien. Regardez le sultan Erdogan : il respecte plus Poutine, qui l’a sermonné sévèrement, que l’Union européenne qui a cédé à son chantage financier sur les réfugiés. Ce qui manque à nos dirigeants post-gaullistes est la volonté, le courage de dire non, et une vision de long terme. Il faut renouer avec une « politique de civilisation » et cesser de distiller dans nos manuels scolaires la haine de soi et la culpabilisation, premiers pas vers l’anti-occidentalisme islamiste. Défendons nos valeurs sur notre sol avant de les exporter chez les autres, qui ne nous demandent rien.
Risquons-nous de nouvelles guerres de religion ?
Je ne pense pas que nous risquions de nouvelles guerres de religion car le christianisme occidental – mis à part quelques groupes évangéliques radicaux et intégristes catholiques – n’est pas dans une logique d’affrontement, mais plutôt d’apaisement, comme le montre la position d’ouverture à l’islam, immigrationniste et multiculturaliste, du pape François, et même celle de la Conférence des évêques de France qui consent à l’islamisation partielle des pays chrétiens. Dans les années 1990, j’avais créé l’expression « totalitarisme islamiste » pour souligner la différence de nature entre « nos » intégristes chrétiens ou juifs, inoffensifs, et les islamistes conquérants et violents. L’erreur sémantique de nos élites a consisté, depuis le 11 septembre 2001, à mettre au même niveau tous les intégrismes, et à diluer la spécificité et la responsabilité de l’islamisme dans la catégorie générale des « intégrismes des trois religions ». Cela a permis de culpabiliser les juifs et les chrétiens « intégristes », pourtant non violents, pour les crimes des musulmans djihadistes… Les guerres de religion opposent des religions concurrentes, comme jadis islam et chrétienté, ou encore catholiques et protestants. Il n’y a donc pas de guerre entre religions aujourd’hui, mais une guerre déclarée par une religion conquérante et guerrière, l’islam sunnite non réformé – contaminé par le wahhabisme depuis des décennies –, à toutes les autres religions de l’Humanité (et aux « mauvais musulmans »), puisque le monde de la mécréance est Un, disent les jurisconsultes sunnites. Il suffit de comparer l’extrême tolérance des Occidentaux envers les islamistes avec la persécution des minorités chrétiennes, juives, païennes, chiites, bouddhistes ou hindouistes dans les pays musulmans pour constater que la tolérance, tout comme la guerre de religion, est bien dans un seul sens.