“LE SOUCI NARCISSIQUE DU BONHEUR AU DÉTRIMENT DU SENS EST PATHÉTIQUE”
En cette période électorale, une réflexion sur le bonheur des peuples comme des individus est plus que jamais d’actualité. Avec ses « Sept façons d’être heureux ou les Paradoxes du bonheur », Luc Ferry analyse cette aspiration et s’attache à en élargir l’
PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENS
Philosophe, spécialiste et traducteur de Kant, ancien ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche, Luc Ferry est l’auteur de nombreux essais traduits dans plus d’une quarantaine de langues. Après La Révolution transhumaniste (Plon), il publie Sept façons d’être heureux ou les Paradoxes du bonheur, ouvrage bref, mais pédagogique et dense − la caractéristique de Ferry − où, loin des gourous de la pensée positive et des marchands de bonheur estampillés psychothérapeutes où philosophes de la religion, il ouvre le chemin de la lucidité et de la spiritualité. « J’ai la conviction, écrit-il, que les illusions nous rendent malades. A l’opposé des recettes d’un prétendu “souverain bien” par soi seul, ce que j’ai voulu ici partager avec mon lecteur, c’est une joyeuse déconstruction des illusions en même temps qu’une analyse de ce qui dans nos vies permet de réels moments d’intensité et de sérénité. »
Le bonheur a-t-il une dimension politique ?
Nous vivons dans un monde où les grandes idéologies politiques messianiques et révolutionnaires sont mortes, qui plus est dans une Europe de moins en moins religieuse − je ne parle évidemment pas de l’islam mais de notre histoire interne. Du coup, le souci de soi, de son propre bien-être, devient envahissant, ce dont témoigne le succès de la psychologie positive, des théories du développement personnel comme des retours filandreux aux « sagesses d’Orient » pour proposer de parvenir au bonheur « par soi », grâce à des exercices de sagesse tant psychiques que physiques. Des idéologues promettent à ceux qui veulent y croire que le bonheur ne dépend pas tant du réel que du regard que nous portons sur lui. Dans ces conditions, si on change ce regard plutôt que l’état du monde, on pourra être durablement heureux.
Est-ce vrai ?
Justement, non ! Cette thèse me paraît radicalement fausse, de sorte que la question du bonheur, loin d’être consensuelle, prend à mes yeux la forme d’une belle antinomie, c’est-à-dire d’une contradiction frontale entre deux thèses diamétralement opposées.
Thèse. La quête du bonheur guide toutes nos actions, même celle, masochiste, du désespéré qui va se pendre. Or le bonheur est accessible à tous, pourvu qu’on sache accomplir les exercices de sagesse appropriés car il ne dépend pas, comme le disaient déjà les stoïciens, du monde extérieur mais de notre être intérieur et du regard que nous portons sur le réel ; du reste, chacun d’entre nous possède une nature propre, de sorte que, si l’on parvient à bien l’identifier, à saisir ses vrais besoins, on s’apercevra qu’elle est relativement facile à satisfaire. La sagesse est de s’en contenter en visant l’être plus que l’avoir. Antithèse. Il existe certes dans nos vies des moments de joie et il est clair que nous cherchons tous à éviter la souffrance. Reste qu’il existe des valeurs bien supérieures au bonheur, des valeurs transcendantes qui exigent de nous des sacrifices. Non seulement le bonheur est indéfinissable a priori, mais il est inaccessible par soi seul, par de prétendus exercices de sagesse, sous la forme d’un état stable et durable, et ce pour trois raisons : d’abord parce qu’il dépend souvent bien davantage du sort des autres et de l’état du monde extérieur que de notre petit ego ; ensuite parce qu’il n’existe aucune nature humaine qu’on pourrait satisfaire comme on remplit un vase vide ; enfin parce que, du moins si l’on n’est pas croyant, il faut admettre que la mort vient toujours mettre un terme à nos amours, de sorte que le bonheur ici-bas est une illusion, toute joie étant par nature provisoire, éphémère et fragile.
Autrement dit, les marchands de bonheur qui font florès dans les librairies ne sont que des charlatans qu’il faudrait rouler dans du goudron et des plumes ?
C’est en effet entre fou rire et consternation que je lis les recommandations de certains d’entre eux : « savoir goûter l’instant présent », « s’émerveiller de la vie avec les enfants », « éveiller sa conscience de soi », « s’octroyer du temps libre » et autres mignardises. Un gourou à la mode nous conseille de faire de notre cher moi un « moi-violon dont on doit apprendre à jouer tranquillement pour se découvrir, s’apprécier, se construire ». Il faut, ajoute-t-il, « viser le plaisir plutôt que la perfection », ce qui, avouons-le, met la barre moins haut. Il faut aussi « habiter son corps », « rester connecté à soi-