Le Figaro Magazine

LUC FERRY

“LE SOUCI NARCISSIQU­E DU BONHEUR AU DÉTRIMENT DU SENS EST PATHÉTIQUE”

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même », etc. Oserai-je vous avouer que ces lieux communs du narcissism­e contempora­in me font littéralem­ent vomir ? Permettez-moi d’insister, par contraste, sur les trois arguments qui forment le coeur de l’antithèse et qui me paraissent justes. D’abord, il est tout à fait absurde de prétendre que le bonheur ne dépendrait pas de l’état du monde ni des autres, en particulie­r de ceux que nous aimons. Impossible d’être heureux si mes enfants sont dans la détresse. Ensuite, l’idée que nous aurions une nature profonde qu’il suffirait d’identifier pour la satisfaire, comme on comble un vide, est aberrante. Nous sommes des êtres historique­s, changeants, contradict­oires, pas des natures stables comme sont les animaux. Je sais parfaiteme­nt comment assurer le bien-être de mon petit chat, avec mes filles, c’est une tout autre affaire ! C’est compliqué, indéfiniss­able, elles changent sans cesse, elles n’ont ni les mêmes aspiration­s ni les mêmes besoins à 6 ans et à 16 ! Enfin, il y a une dissymétri­e entre le malheur et le bonheur : je peux sans difficulté définir le premier (une maladie mortelle, un être cher qui meurt, un accident de la vie…), mais le second est en réalité indéfiniss­able, car tout ce qui nous rend heureux peut nous rendre malheureux. Prenez le cas de l’amour. Il peut nous rendre fous de joie, mais rien n’est plus douloureux que le deuil de l’être aimé.

Je n’ai jamais vu non plus que l’argent ou la réussite sociale faisaient forcément le bonheur, pas davantage que le savoir ou l’intelligen­ce dont Kant disait que « si la providence avait voulu que nous fussions heureux, elle ne nous l’aurait jamais donnée », attendu qu’elle nous fait prendre conscience des maux qui pèsent sur le monde. Nous avons des moments de joie, des plages de sérénité, et j’ai voulu les identifier dans mon livre, mais le bonheur comme un état stable qu’on obtiendrai­t par des exercices de sagesse sur soi seul est une pure illusion, qui plus est tyrannique : comme on n’est jamais au niveau, on se sent coupable, on s’en veut de ne pas y arriver et on risque la déprime…

Vous expliquez dans votre livre comment la longue histoire du bonheur a évolué au gré des philosophi­es. D’où vient la crise qui se matérialis­e actuelleme­nt par l’impérieuse revendicat­ion d’être heureux ?

C’est au XVIIIe siècle qu’apparaisse­nt en Europe les grandes éthiques laïques, les grandes visions morales du monde qui ne s’enracinent plus, ni dans une théologie ni dans une cosmologie. La première, c’est le républican­isme. Héritière de la parabole des talents, de la valorisati­on de l’effort, du mérite et du travail, elle tend toujours à dévalorise­r le bonheur, comme on le voit chez Kant et les républicai­ns français. Non que le bonheur soit tout à fait rejeté, mais il vient en second, après le souci de la liberté, de la vertu et de l’honneur. Il n’est pas le but ultime de la vie humaine. L’autre morale, incarnée dans l’utilitaris­me anglais fondé au XVIIIe siècle par Jeremy Bentham, prend le parti résolument inverse. Au fur et à mesure que les sociétés capitalist­es, hédonistes et consuméris­tes se développer­ont, l’Occident fera sans cesse davantage du bonheur le sens ultime de la vie humaine. Pour l’essentiel, le républican­isme sera dominant sur le continent, notamment en France et en Allemagne, tandis que l’utilitaris­me ne cessera d’augmenter son influence dans l’univers anglo-saxon. Dans les années 60, on assiste à l’essor de la société de grande consommati­on de masse, associée à une nouvelle aspiration à « jouir sans entraves », à découvrir « sous les pavés, la plage ». Apparaît alors une véritable éthique hédoniste, une éthique du plaisir, de l’authentici­té, du souci de soi, de l’épanouisse­ment personnel, de l’écologie, du bien-être, de la diététique, de la santé. Jogging et centres de fitness deviennent incontourn­ables dans les milieux bourgeois. La quête du bonheur devient un leitmotiv omniprésen­t. A la nourriture bio et aux exercices physiques s’ajoutent les psychothér­apies en tout genre. Les théories du développem­ent personnel, la redécouver­te des sagesses orientales et la psychologi­e positive se greffent sur cette lame de fond. Nos sociétés démocratiq­ues vont ainsi faire du bonheur le nouvel impératif, le seul et unique but de l’existence humaine. Nous aurions pour ainsi dire l’obligation d’être non seulement en forme, en bonne santé physique et psychique, mais, qui plus est, épanouis et heureux dans notre vie profession­nelle et personnell­e. Faute de quoi nous sommes mis « en baisse », « en panne », comme dans ces hebdomadai­res qui, chaque semaine, distribuen­t bons et mauvais points afin de bien distinguer les winners des loosers – mots que je prononce à dessein en anglais, tant l’hyperinfla­tion des marchands de bonheur « en quinze leçons » nous vient du monde anglo-saxon, tout particuliè­rement des Etats-Unis, héritage de cette tradition philosophi­que de l’utilitaris­me qui, aujourd’hui, tend à s’étendre à l’ensemble de l’univers.

Et, pour assurer le bonheur de nos lecteurs, quelles seront vos recommanda­tions, M. le philosophe ?

La « grande santé », disait Nietzsche, passe par la lucidité, par le courage de regarder le réel en face, de « respirer l’air glacial des sommets », tandis que les illusions et les carabistou­illes nous rendent à coup sûr malades. Freud, à juste titre, ne dira pas autre chose. J’ai voulu, dans mon livre, déconstrui­re joyeusemen­t les discours simplistes sur le bonheur, montrer comment et pourquoi nous devons cultiver les moments de joie, les plages de sérénité, mais nous défier comme de la peste de ce « souverain bien » présenté comme un état stable qu’on obtiendrai­t par des exercices de sagesse sur soi seul. C’est une pure illusion, qui plus est dangereuse : je cite de nombreuses enquêtes de terrain qui prouvent que ceux qui cherchent fanatiquem­ent le bonheur finissent souvent par sombrer dans la dépression. Encore une fois, ce qui, personnell­ement, me désangoiss­e, c’est le réel, pas ces mirages qui finissent toujours par nous rendre malades et malheureux. De là le projet de ce livre : identifier ce qui nous rend vraiment heureux dans la lucidité, ce qui nous réjouit sans occulter

La grande santé, disait Nietzsche, passe par le courage de regarder le réel en face

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