LUC FERRY
le sens de l’éphémère, viser les joies qu’on découvre avec les autres plus qu’un bonheur individuel nécessairement fictif. Sept verbes m’ont servi de fil conducteur : aimer, apprendre et créer, admirer, s’émanciper, élargir l’horizon, agir. Mais il y a plus, une idée à laquelle je tiens plus qu’à toute autre : la question de la définition de la « vie bonne pour les mortels », comme disaient les anciens, ne se confond nullement avec celle du bonheur. Elle rejoint plutôt celle du sens de la vie, qui touche à une autre question, celle du sacré. Comme j’y insiste dans mon livre, le sacré n’est pas simplement l’opposé du profane. C’est aussi, et même surtout, ce qui définit d’un même mouvement le sacrifice et le sacrilège, ce pour quoi nous pourrions risquer nos vies et ce qui nous paraît intolérable. Si l’on devait écrire une histoire du sacré, elle se confondrait avec celle des guerres, des conflits où les humains ont accepté de prendre le risque de la mort pour défendre une cause. Les trois grands visages du sacré qui ont scandé l’histoire sont Dieu, la patrie et la révolution. Depuis la nuit des temps, on est mort pour le divin, pour sa nation ou sa cité, puis, plus récemment, pour l’idée révolutionnaire. Le communisme, dernier visage en date du « sacré sacrificiel », fit cent vingt millions de morts dans le monde, dont soixante millions rien qu’en Chine. Ces figures traditionnelles du sacré vont du moins humain au plus humain, de la transcendance radicale du divin vers l’humanisation du sacrifice : la nation, collection d’individus associés à un territoire, une langue et une histoire, est déjà plus humaine que Dieu ; quant à la révolution, elle n’est plus qu’un projet politique visant l’émancipation des hommes.
Si la définition de la vie bonne touche à celle du sens, le sens, lui, se définit toujours par rapport à ce qui nous semble sacré. Or, de ce point de vue, ce que nous vivons en Europe n’est nullement la fin du sacré, comme on le croit bêtement, seulement celle de ses visages abstraits au profit d’une sacralisation de l’humain, de son incarnation dans des personnes de chair et de sang, à commencer bien sûr par celles qui sont sacralisées par l’amour. Posez-vous la question en vousmêmes, sérieusement : pour qui ou pour quoi seriez-vous prêts à risquer vos vies, voire à les donner ? Réponse : pour des personnes réelles, pas pour des abstractions vides. Dire, comme on l’entend un peu partout, que nous ne sommes plus capables de mettre nos vies en jeu pour quelque cause que ce soit, que c’est cela qui nous affaiblit face aux djihadistes, n’est qu’une absurdité de plus dans l’océan de nostalgie dépressive qui envahit nos pays. Dans ce contexte, le repli sur le souci narcissique du bonheur au détriment de celui du sens est pathétique. Tout mon livre plaide pour revenir de cette préoccupation égocentrique vers celle de l’altérité, c’est-à-dire du sacré à visage humain.