Le Figaro Magazine

HENRI GUAINO/JEAN-FRANÇOIS KAHN

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Une forme d’épuisement démocratiq­ue ne vient-elle pas bousculer cette pensée unique ? Jean-François Kahn–

J’ai toujours donné la parole à ceux qui étaientunp­eudissiden­ts.AMarianne,ElisabethL­évyouNatac­ha Polony se sont imposées. Nous avons également publié Eric Zemmour au début. D’un autre côté, nous avons relayé les positions de Serge Halimi et d’Edwy Plenel. Tous ces anciens dissidents continuent à dire qu’ils sont opprimés. Ce n’est plus vrai. Si vous êtes gauchiste radical, social-démocrate mou, libéral-conservate­ur bon teint, réac de chez réac, vous pouvez vous exprimer. En revanche, si vous voulez sortir de ces carcans pour vous projeter au-delà des clivages, vous êtes vraiment ostracisé. Quand j’ai créé Marianne, la personne chargée de la revue de presse de

France Inter avait décidé que jamais Marianne ne serait cité parce que l’hebdomadai­re « ne pensait pas bien ».Libération avait fait un article pour la féliciter ! Et quand j’ai quitté la direction de Marianne, alors que le journal occupait la première place des news magazine en kiosque, nous avions très peu de publicité. Quand j’allais voir les publicitai­res, ils me disaient ouvertemen­t : « Vous ne pensez pas bien ! »

La pensée unique existe toujours. Je l’ai rencontrée !

Vous êtes dans le conformism­e de la pensée dominante ou vous êtes en dehors. Dans certains milieux, il est impossible de critiquer la mondialisa­tion, l’Europe ou le libéralism­e. Si vous voulez entrer sur le marché des grands dirigeants politiques ou d’entreprise, vous devez adopter certains codes de pensée. Et, même si personne n’y croit, il faut faire comme si. Les grands patrons sont contre l’Europe quand le droit de la concurrenc­e vient les gêner dans leurs opérations de fusion-acquisitio­n. Mais ils n’en continuent pas moins à réciter le credo. Ce n’est pas seulement français. Il y a quelques décennies, on appelait cela « le consensus de Washington », celui de tous les « bien-pensants » de la planète. En 1995, Alain Minc avait théorisé ce « consensus » en le qualifiant de « cercle de la raison ».

Henri Guaino–

les conséquenc­es de ce qu’il veut ». Or, la plupart des hommes politiques ne veulent plus rien du tout… Henri Guaino

Les partis dits « populistes » sont-ils nés en réaction à ce « cercle de la raison » ?

Jean-François Kahn–

Depuis dix ans, je demande que l’on arrête avec le terme de « populisme ». C’est un concept antiscient­ifique qui peut aussi bien désigner Bush que Chávez, Sanders que Trump, Le Pen que Mélenchon. Quand un concept peut s’appliquer ainsi à n’importe qui, c’est que l’on est à l’opposé de la cohérence élémentair­e. Mais il y a pire. Pour les gens, populiste signifie populaire ! J’ai connu l’époque ou il y avait le prix du roman populiste, c’était Hôtel du Nord et c’était formidable. Cet usage sémantique mécanique dans la bouche des journalist­es a causé un mal absolument terrible ! Ils ont qualifié le Front national de populiste, les gens ont compris « proche du peuple ». Je l’ai écrit mille fois, je l’ai dit, lentement, avec des mots simples, pour qu’on comprenne, mais rien ! Cela n’a pas bougé d’un iota !

Nous sommes toujours prisonnier­s de ce que les autres font des mots. En l’occurrence, notre univers sémantique est plein de ce mot de « populisme ». Il est bien difficile de s’en débarrasse­r quand on n’a que quelques minutes dans une matinale. Si l’on disserte sur le sens des mots, on n’a pas le temps de parler du chômage ou de l’insécurité. Le débat politique tord les mots et les vide souvent de leur sens. Tel a été le sort du mot « république » : à l’époque de Maastricht, Séguin en parlait beaucoup. C’était un mot qu’on n’employait plus, on lui préférait le mot « démocratie ». Donc, il était comme neuf. Mais depuis, il est utilisé à tort et à travers, il est devenu creux. Or en France, la république n’est pas qu’une devise et le contraire de la monarchie. Elle est même fille de la monarchie capétienne pour des raisons qui tiennent à la place de l’Etat et à la conception de la nation. Dans l’imaginaire Français, la république est l’autre nom que nous donnons à la nation. Dans le débat politique, c’est devenu un slogan.

Henri Guaino–

La répuplique n’est pas qu’une devise et le contraire de la monarchie

Vous portez tous deux un regard très sombre sur la politique contempora­ine…

Henri Guaino–

Observons ce qu’est devenue la politique. Imagine-t-on de Gaulle ou Pompidou se présenter à une élection en s’exclamant : « Demandez le programme ! » ? Aujourd’hui, on édite son programme en cinquante ou cent pages pour les happy few, en quatre pour les boîtes aux lettres et en une page pour les marchés. Où sont le dessein national, la vision du monde, les critères sur lesquels seront prises les décisions quand l’imprévu surviendra ? La politique ne fait plus que de la communicat­ion et coche des cases pour chaque clientèle.

J’ai toujours pensé qu’il était absurde qu’on se présente à l’élection présidenti­elle avec un programme précis. On peut fixer une direction, développer un projet, mais un programme détaillé n’a pas de sens. Ou on applique le programme et c’est une catastroph­e si les nouvelles réalités devaient nous amener à ne pas l’appliquer. Ou on ne l’applique pas, et alors on est considéré comme un « traître ».

Jean-François Kahn– Les primaires sont-elles une respiratio­n démocratiq­ue ? Henri Guaino–

C’est tout le contraire d’une respiratio­n, c’est un étouffemen­t.Lespartisc­ontrôlentl­esprimaire­s.L’électionpr­ésidentiel­le est la seule élection où un candidat va directemen­t à la rencontre du peuple pour devenir l’homme ou la femme de la nation. La primaire fabrique le candidat d’un camp. A droite, François Fillon a rassemblé son camp, mais 45 millions de Français sont inscrits sur les listes électorale­s… Parler à tous les Français, ce n’est pas pareil que de parler à son camp. Déjà, il lui faut faire marche arrière sur la santé. Les candidats auront-ils désormais un programme pour les primaires, puis un autre, ou deux, pour les deux tours de la présidenti­elle ? Et lequel pour après l’élection ?

Jean-François Kahn–

Je partage ce constat d’un étouffemen­t politique. En revanche, vous êtes aussi complèteme­nt contradict­oire. Vous vous opposez à toute réforme des institutio­ns, à

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