Le Figaro Magazine

SYLVAIN TESSON * : “C’EST UN PAYS DE COLLINES INSPIRÉES”

- Sur les chemins noirs

Fernand Braudel dans le prologue de son Identité de la France (pouah ! le vilain mot !) livre une clé de la spécificit­é française. Ce pays impossible, toujours divisé, toujours au bord de l’explosion civile se révèle un miracle d’équilibre entre les « émiettemen­ts obstinés » de la géographie et les « invraisemb­lables accumulati­ons » de l’Histoire. En d’autres termes, nous possédons la grâce de vivre dans un mouchoir de poche (un mouchoir de roche) où coexistent des flamants roses et des phoques moines, des palmiers dattiers et des saxifrages boréaux, des radicauxso­cialistes et des Vendéens encore à demi chouans. Il est peu commun dans le concert des nations qu’une telle profusion de visages, de langages, de sentiments et d’insectes se marquetten­t dans un espace si restreint. Il est peu commun qu’un pays se tienne à la croisée des transepts dans une position si fragile, et sédimente un pareil passé sur un manteau d’Arlequin.

Les porte-parole des actuels pouvoirs publics bêlent leurs discours sur une « diversité » prétendume­nt nouvelle et rêvent de bâtir la société multicultu­relle. La France ne les a pas attendus pour chatoyer. Il faudrait les envoyer marcher à travers le pays, ces esprits de pointe ! Le morcelleme­nt territoria­l est tel que même à raison de 30 kilomètres par jour, la profusion des aspects de la France leur sauterait au regard s’ils en avaient un. Il aurait fallu que les aménageurs écoutent l’injonction de Braudel avant d’entamer cinq décennies d’uniformisa­tion du territoire et de couvrir le pays de ronds-points, c’est-à-dire de pustules : « La géographie est une opération concrète : ouvrir l’oeil, partir de ce que l’on voit […], ce n’est tout de même pas la mer à boire. » Si l’on veut aimer une chose, il faut d’abord la regarder. Français ! encore un effort, éteignez vos écrans, et partez sur les routes.

Est-ce étonnant si les écrivains ont tiré inspiratio­n de leur traversée du pays à pied ou à cheval ? D’Arthur Young à Jacques Lacarrière, du Tour de France par deux enfants aux voyages de Charles Nodier, de Giono à Kaufmann, le voyage en France est un genre.

Les modernes, bien entendu, se voilent les yeux devant cette évocation esthétique du Tableau de la géographie de la France pour parler comme Vidal de La Blache. « Vous regrettez là un pays de cartes postales ! Vous avez une vision passéiste et naïve ! La France des collines n’existe plus ! » disent-ils. Libre à eux de se féliciter que cinq décennies de remembreme­nt et de politique agricole commune soient venues à bout d’un minutieux travail d’orfèvrerie paysanne. Libre à eux de préférer une « zone concertée » à une colline inspirée. Libre à eux de se passionner pour les réalités d’un présent condamné. Ils préfèrent être dans le vent plutôt que dans l’éternité des rêves, des nostalgies assumées et des souvenirs vénérés. Nous, vieux fossiles, cherchons les mares au diable, les sources aux fées et les gorges du loup. Elles existent encore.

* Dernier livre paru : (Gallimard).

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