IL N’EST PAS FAUTIF DU MONDE QU’IL DÉCRIT ET QUI S’AVÈRE ÊTRE LE NÔTRE
En présence de la longue durée, le roman raccourcit les vitesses. Et ce livre est probablement le plus vif de son auteur, le moins englué dans la matière du monde, le plus aérien – le plus voltairien aussi, ou le plus nietzschéen, disons : le moins schopenhauérien…
Car ce roman ne se réjouit pas de ce qui pourrait advenir,
il dit ce qui semble le plus à même de venir. Spinoziste pour le coup, il se propose ni de rire ni de pleurer, mais de comprendre. C’est d’abord un roman sur la quête de sens dans une époque dépourvue de sens. Dans une conversation, Michel Houellebecq m’a dit qu’il avait commencé ce livre avec en tête le désir de mettre en scène une conversion chrétienne – c’est en fait une conversion à l’islam qui s’impose au voyant. Que le héros du roman soit un spécialiste de Huysmans n’est pas sans raison. Même universitaire, la passion pour cet auteur renvoie à cette phrase bien connue de Barbey d’Aurevilly qui, après avoir lu A rebours, dit que l’auteur symboliste n’avait plus désormais le choix qu’entre « la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix ». Le héros de Soumission estime finalement que s’il lui faut choisir entre le suicide et le catholicisme, il opte pour l’islam !
Le sens de l’Histoire n’est pas en faveur des conversions au catholicisme. Certes, le sens du roman peut bien contredire le sens de l’Histoire, c’est son droit le plus strict, et c’est même parfois ce qui rend possible le grand livre. Mais l’esprit du temps, le fameux Zeitgeist des philosophes allemands, est à l’islam – il n’y a matière ni à en rire ni à en pleurer, mais à comprendre.
On sait que Michel Houellebecq a donné un grand coup de pied dans la fourmilière de Mai 68, et ce dans un monde où les soixante-huitards ont pris le pouvoir et sont devenus les soutiers zélés du nihilisme libéral. La critique de Mai 68 était jadis un domaine réservé de la droite ; hors idéologie, cette même critique est devenue une hygiène de la lucidité. Pour le meilleur et pour le pire, Mai 68 a aboli le sens et ce qui faisait sens. Or, l’islam propose un retour du sens et de ce qui fait sens dans un monde dépourvu de sens. Il se peut que ce soit un sens insensé, mais peu importe : il suffit à combler ceux qui sont en déshérence existentielle ou en errance ontologique. D’autres sens insensés ont fait sens – le marxisme, le fascisme, le léninisme, le maoïsme, le guévarisme, le structuralisme, le lacanisme, etc. Pourquoi pas ce nouvel insensé dans une époque où le besoin de consolation est impossible à rassasier ? Soumission raconte le mol oreiller que constituent toujours l’obéissance, l’assujettissement, la vassalité, la subordination, la sujétion, la servitude volontaire, la fin de la quête angoissante et l’apaisement en vue de la clairière de lumière, fût-elle de lumière noire. Michel Houellebecq n’a nulle part écrit que c’était une bonne chose que de se soumettre à l’islam, ni même une mauvaise, mais que c’était une chose comme une autre et qu’il n’y avait là ni matière à rire ni à pleurer, mais tout juste matière à comprendre et à raconter. Il n’est militant d’aucune cause en la matière. Il regarde, il voit, il dit. Pas plus que le radiologue n’est responsable du cancer qu’il annonce au patient qu’il vient de radiographier, Michel Houellebecq n’est fautif du monde qu’il décrit et qui s’avère scrupuleusement le nôtre – le nôtre qui est, le nôtre qui advient et le nôtre qui sera. Comme Robert Combas en peinture, il est un chamane au corps sismographique. Craignons le prochain roman de Michel Houellebecq, il nous dira à quels gibets nous serons pendus. […]
Un compagnon de route en lecture tragique du monde, en sismographe de l’ennui et de la souffrance, en pitié pour les animaux, en salut par la contemplation esthétique et en sexe triste n’a pas vocation à autre chose qu’à l’absolue singularité – et qui ne dirait que Michel Houellebecq n’est pas en nos temps nihilistes l’absolue singularité ? Un miroir du nihilisme, mais un miroir sans pareil.
Ce texte est extrait d’une longue contribution de Michel Onfray à un
spécialement consacré à Michel Houellebecq (en librairie le 4 janvier, 384 p., 33 €). A paraître également le 4 janvier, un texte inédit de Michel Houellebecq, intitulé (Editions de L’Herne, 96 p., 9 €). A noter, enfin, la sortie en édition de poche le 4 janvier de (J’ai Lu, 320 p., 8,40 €).