JOUR 14, SAN FRANCISCO 122° OUEST, FACE À LA BAIE…
Les passagers voyagent volets fermés, tant les nuages ont fini par lasser. Il survient pourtant quelque chose d’extraordinaire. Arrivés à une longitude de 180°, nous basculons brutalement à 179° 59’Ouest. Nous venons de gagner un jour sur le reste du monde ! Nous avions décollé de Tokyo un dimanche soir, nous touchons San Francisco dans l’après-midi du même jour. Soudain, on ne mange plus avec des baguettes. Les fourchettes réapparaissent, les volants repassent à gauche. Nous revivons le même dimanche qu’hier… ailleurs sur la terre ! Le lendemain, dans le bric-à-brac de son horlogerie, parmi 400 cadrans et mystérieux mécanismes, Dorian Clair explique que le temps qui régit nos vies et nos déplacements n’est qu’une convention. Il le connaît mieux que personne, lui qui, depuis 1954 démonte ou assemble des horloges et règle toutes celles de San Francisco. L’ancien sous-marinier parle à voix basse pour ne pas troubler l’écho de ses coucous, le tic-tac de ses pendules et le ronronnement de son matou. « On ne peut pas connaître précisément l’heure. Si vous avez une montre, vous croyez savoir l’heure. Si vous en avez deux, vous commencez à douter. »
Quand Phileas Fogg traverse le continent,
chaque Américain se cale sur l’horloge de l’église ou celle du bijoutier de sa ville. Il faudra attendre 1883 pour que, tel un big band, toute l’Amérique s’accorde enfin. Pour rendre cohérents les horaires de trains, explique Dorian. Dehors, les trams plongent vers l’océan, vers le Bay Bridge et le Golden Gate, porte d’entrée de l’Amérique. Dans la baie, des porte-conteneurs relient les rives du Pacifique. A Chinatown, un automate nommé Confucius prédit l’avenir pour quelques quarters. San Francisco est-elle la première ville d’Amérique ou bien la dernière ville d’Asie ?
Plus bas, en fin d’après-midi, les Américains courent en vêtements fluo le long de l’Embarcadero. Cependant, dans un hangar désaffecté, une petite organisation résiste au sprint du temps. Au bar du joli café-musée de la Long Now Foundation, Andrew Warner retrace l’origine d’une association unique au monde : « Aujourd’hui, les carrières politiques se calent sur le calendrier des élections, la finance vit au rythme des échanges informatiques. A San Francisco, des programmateurs amassent des fortunes avec des applications qui ont une durée de vie très brève. A un certain âge, ils comprennent que rien de ce qu’ils ont créé n’aura duré plus de cinq ans. Ils aspirent à participer à des travaux durables. C’est ce que nous proposons depuis 1996. » La fondation construit une horloge gigantesque qui tournera pour les dix prochains siècles. Parmi ses autres projets : une pierre de Rosette moderne qui permettra de déchiffrer toutes les langues et une bibliothèque rassemblant les ouvrages essentiels pour témoigner de notre civilisation : manuels techniques, livres d’art et… Le Tour du monde en 80 jours.