Le Figaro Magazine

PEINTRES EN HERBE

Paradisiaq­ue ou secret, botanique ou d’agrément, classique ou arcadien, le jardin a toujours inspiré les artistes. Au Grand Palais, une exposition pluridisci­plinaire est construite comme une promenade qui éveille tous les sens.

- PAR VÉRONIQUE PRAT

Au temps où Dieu fit la terre et le ciel, il n’y avait encore aucun arbuste sur la terre, il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. Alors Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. Dieu planta un jardin, Eden était son nom. Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres beaux à voir et bons à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissan­ce du bien et du mal. […] Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder. » (Gn, 2, 1-15).

A la source de tous les jardins est le jardin d’Eden. Tous ensuite participèr­ent de la même quête du paradis perdu : compositio­ns architectu­rales à Rome ou jardins clos du Moyen Age, visions de l’humanisme à la Renaissanc­e ou rêves d’absolutism­e du Grand Siècle, poésie pittoresqu­e des jardins anglais ou éclectisme des jardins modernes. Si les jardins sont éphé- mères, leurs représenta­tions dans l’art résistent au temps, créant entre le musée et le jardin des liens étroits. Le tableau, comme le jardin, est compositio­n de formes, de lignes, de couleurs, il est le cadrage d’une nature reconstrui­te, « d’une harmonie parallèle à la nature », disait Cézanne. Présentée dans les galeries du Grand Palais, l’exposition se déploie sur six siècles de création artistique autour du jardin, prouvant que rares sont les artistes – peintres, sculpteurs, architecte­s – qui n’ont pas un jour rêvé de vagabonder par la peinture dans la nature pour, comme William Blake, « dans un grain de sable voir le monde et dans chaque fleur des champs le paradis ». Sur les murs des villas de Pompéi, la représenta­tion des jardins figure en d’extraordin­aires trompe-l’oeil, images d’un éternel printemps, lieux d’agrément (locus amoenus) où l’on échappe au réel pour une rêverie sacralisée sur fond d’azur et décor marmoréen peuplé d’oiseaux tel qu’il apparaît sur la fresque de la maison dite « du Bracelet d’or », proche des

LE JARDIN, COMME LE MUSÉE, EST LIEU DE PLAISIR ET DE SAVOIR

villas de Pline le Jeune qu’il a lui-même immortalis­ées dans ses Lettres : « On y voyait de riches bocages remplis d’arbres de la plus grande beauté, des uns coulaient des baumes odoriféran­ts, aux autres étaient suspendus des fruits brillants et dorés. Chaque jour, la rosée du ciel y faisait éclore des fleurs. » L’exposition survole le jardin médiéval, l’hortus conclusus du Cantique des cantiques, jardin secret porteur d’un puissant symbolisme religieux pour s’ouvrir au monde avec les jardins de la Renaissanc­e où les artistes et les savants relisent les sources antiques et illustrent les découverte­s des explorateu­rs (Vue de la villa d’Este, avec son spectacula­ire escalier axial). La culture de ce siècle entretient un rapport complexe avec la nature. Les artistes manifesten­t un intérêt inédit pour les animaux et les plantes que Dürer, mieux que tout autre, reproduit dans de magnifique­s aquarelles fraîches et d’une liberté étonnante (Touffe d’ancolies) qui montrent sa maîtrise des textures, des ombres et des lumières, des effets du vent dans les feuillages, de la pluie, de l’orage.

Tous les peintres aiment confronter les formes de l’art et celles que la nature, dans sa folle inventivit­é, crée à chaque instant. Les merveilles de l’art comme les prodiges de la nature sont à l’origine des herbiers, entendus comme jardins secs (on possède celui que fera Jean-Jacques Rousseau en 1770), et des jardins extraordin­aires que les princes du temps rassemblen­t dans leurs propriétés sous le nom de Wunderkamm­er qui regroupent chefs-d’oeuvre de l’art et bizarrerie­s de la nature dont le plus illustre est celui de Rodolphe II au château du Hradcany (Prague). C’est aussi l’époque où Conrad Gessner réalise de nombreuses peintures à la détrempe d’un raffinemen­t inouï qui représente­nt des bulbes et des fleurs, exotiques ou familières. Quant aux labyrinthe­s de verdure, ils sont une création de la Renaissanc­e : dès le début du XVIe siècle, les jardins italiens fourmillen­t de dédales dessinés en entrelacs d’arbustes taillés tandis qu’en France, Léonard de Vinci a la charge de s’occuper des aménagemen­ts du labyrinthe de François Ier. « Hâtez-vous de venir voir tout cela, recommande Pétrarque (Lettres de Vaucluse). Nous vous offrirons des coteaux couverts de pampres, de grosses grappes de raisin, de l’eau fraîche puisée à la fontaine, d’innombrabl­es chants d’oiseaux et l’ombre rafraîchis­sante des bois dans des vallées exposées au soleil. »

La France du XVIIe siècle va imposer une véritable révolution dans la conception des jardins :

le siècle de Louis XIV transforme le paysage en une oeuvre d’art équilibrée et contrôlée, expression d’une domination sur la nature. Sa conception est totalement dépendante de l’édifice : les parterres au premier plan, puis l’échelonnem­ent des terrasses sont dessinés pour être admirés des fenêtres. Vers lui convergent les grandes allées. Rinceaux, volutes, fleurons, palmettes sont tenus de se plier au plan d’ensemble. Un éperon qui donne au palais son socle, deux dépression­s de droite et de gauche, deux perspectiv­es selon la coulée des eaux, tel est le plan de Versailles. Les fleurs et orangers sont exposés au soleil du midi, les gazons au nord plus humide. « Jardins de l’intelligen­ce », dira Saint-Simon : la symétrie est un guide qui dispense d’errer à l’aventure. OEuvre d’art totale, Versailles éveille le goût de la représenta­tion : dans ses gouaches, Jean Cotelle peuple les bosquets d’une mythologie badine (Vue du théâtre d’Eau), dans ses gravures, Jean Lepautre s’attache aux masses →

→ agitées des arbres selon l’infinie variété des saisons et des heures, Jacques Bailly peint les fontaines et treillages du labyrinthe. Tous font le portrait d’un site.

Les jardins français étaient réguliers, gouvernés par la ligne droite, soumis à la perspectiv­e. Avec l’esprit des Lumières, en réaction à la domination du style de Le Nôtre, les lignes deviendron­t sinueuses. Cette évolution du goût transparaî­t dans la descriptio­n que Voltaire fait de son jardin de Ferney en 1760 : « Des lignes en feston et à profusion, quatre jardins champêtres, la maison au milieu, rien de régulier. » L’amour des Anglais pour la nature a joué un rôle déterminan­t, mais le changement sera surtout sensible quand deux pionniers, à la fois jardiniers et théoricien­s, William Kent et Lancelot (surnommé « Capability ») Brown, concevront leurs parcs en s’inspirant des tableaux de Claude Lorrain et de Nicolas Poussin ou de ceux, plus tourmentés, de Salvator Rosa qu’ils transposen­t dans la nature anglaise. De cet esprit novateur, dit « jardin paysager », les exemples les plus réussis sont Blenheim et Stowe, d’une extraordin­aire puissance théâtrale.

Les relations entre jardin et peinture avaient longtemps été à sens unique, elles deviennent alors réciproque­s : tandis que les jardins restent le thème favori des peintres du XVIIIe siècle, l’art pictural devient lui-même, au travers de ces paysages arcadiens du Grand Siècle, un modèle pour les paysagiste­s. Le marquis de Girardin, adepte d’une nature idéale à la mesure de l’homme, compare ainsi le « tableau sur le terrain » avec le « tableau sur la toile ». Il demandera à l’un des paysagiste­s les plus talentueux du siècle, Hubert Robert, de concevoir le parc de sa propriété d’Ermenonvil­le où un temple de la philosophi­e était dédié à Montaigne tandis qu’un autel de la rêverie célébrait le souvenir de Rousseau. Peintre-jardinier comme Hubert Robert, Carmontell­e va créer pour le duc de Chartres les jardins du parc Monceau dont les projets, à la plume et à l’aquarelle, sont d’une grande élégance. L’histoire de la représenta­tion picturale vue à travers le prisme du jardin s’épanouit avec les impression­nistes. Aucun peintre ne fut aussi talentueux jardinier (ou l’inverse) que Monet. « J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas, avouait-il. Je les cultivais sans songer à les peindre… Un paysage ne vous imprègne pas en un jour… Et puis, tout d’un coup, j’ai eu la révélation des féeries de mon étang, j’ai pris ma palette… Depuis, je n’ai guère eu d’autre modèle. » Quand il se confie ainsi à son marchand Durand-Ruel, Monet réside à Giverny depuis 1883. C’est, à 75 kilomètres de Paris, un petit village de l’Eure qui sera le seul vrai point d’ancrage du peintre. C’est la campagne aux portes de la capitale. C’est surtout un jardin où Monet va pouvoir exercer ses talents de botaniste en toute impunité. Il avait d’abord planté le clos Normand où chaque mois était orné de ses fleurs depuis les lilas et les iris jusqu’aux chrysanthè­mes et aux capucines. Le peintre les faisait disposer selon leurs couleurs et la course du soleil dans le ciel : les teintes froides à l’est, les teintes chaudes à l’ouest (La Promenade, Le Déjeuner). Constammen­t à l’affût des dernières nouveautés, il faisait venir de loin des spécimens rares comme ces pivoines arbustives que son ami, le collection­neur Shintaro Yamashita, lui envoyait du Japon.

En 1893, Monet crée un second jardin, le jardin d’eau auquel il va consacrer ses vingt dernières années. Il fait creuser les fameux étangs que l’on voit toujours aujourd’hui, plantés de toutes les variétés connues de nénuphars et d’iris du Japon. Ils lui inspireron­t des toiles qui sont autant d’apothéoses, des « oeuvres sublimes » disait Proust. Monet passe de longues heures à observer le frémisseme­nt de la lumière, mais très vite, la surface de l’eau et les plantes vont occuper toute la toile, sans indication des berges de l’étang ou de l’horizon (Le Bassin aux nymphéas ; Nymphéas, effet de crépuscule). Jamais encore un peintre n’avait à ce point façonné son motif dans la nature avant de le peindre, créant ainsi son oeuvre deux fois. L’émergence de nouvelles pratiques a favorisé un prolongeme­nt de la présence des jardins dans le domaine artistique. Une centaine de photograph­ies, présentées sur les grilles du jardin du Luxembourg jusqu’au 23 juillet, apparaisse­nt parmi les éléments favoris de la représenta­tion contempora­ine de la nature à travers l’objectif du photograph­e. Dans le cinéma contempora­in, de multiples exemples, dont l’angoissant Meurtre dans un jardin anglais, de Peter Greenaway, rappellent que la nature fut le motif qui favorisa le passage décisif de la fabricatio­n des images fixes à la fabricatio­n des images en mouvement. Dans une démarche très différente, les artistes du land art vont s’emparer de l’espace pour le transforme­r en oeuvres aussi spectacula­ires qu’éphémères (Anish Kapoor avec Descension, installée en 2015 dans le parc de Versailles). Loin

MONET DANS SON ROYAUME À GIVERNY : “UNE OEUVRE DE LUMIÈRE”

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Cézanne dessinait peu, mais procédait par d’innombrabl­es touches fractionné­es posées côte à côte (« Les Pots de fleurs »).
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Avec « Le Parc », 1910, Gustav Klimt se montre particuliè­rement audacieux : renonçant à la perspectiv­e, il noie l’espace pictural sous des camaïeux de vert, de jaune et de bleu mêlés qui évoquent une compositio­n quasi abstraite. Ci-dessous, Koloman...
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Tout ce qui émanait de la nature passionnai­t Dürer et lui a inspiré de merveilleu­ses aquarelles, telle cette bouture d’« Ancolie et chélidoine ».

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