Le Figaro Magazine

David Goodhart : « Le peuple de quelque part s’oppose aux gens de n’importe où »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

Dans son dernier livre, l’essayiste britanniqu­e enquête sur les causes profondes du Brexit et de l’élection de Donald Trump. A ses yeux, ces votes symbolisen­t la révolte des perdants de la mondialisa­tion face à la domination culturelle et politique des « élites libérales-libertaire­s ». Selon lui, la qualificat­ion de Marine Le Pen au second tour de la présidenti­elle s’inscrit dans ce nouveau schéma idéologiqu­e.

Emmanuel Macron évoque une nouvelle ligne de partage entre « progressis­tes » et « conservate­urs ». Marine Le Pen, un clivage entre « mondialist­es » et « patriotes ». Pour le journalist­e, économiste et écrivain britanniqu­e David Goodhart, auteur de The Road to Somewhere (Oxford University Press), essai à succès outre-Manche, la controvers­e idéologiqu­e de ce début de XXIe siècle oppose les « Anywheres » et les « Somewheres », c’est-à-dire les « gens de n’importe où » et le « peuple de quelque part ». Les premiers sont favorables à la mondialisa­tion dont ils tirent profit tandis que les seconds tentent de résister à l’uniformisa­tion ou à la disparitio­n de leur mode de vie sous les coups de boutoir du multicultu­ralisme et du libre-échange. La grille de lecture originale et éclairante du fondateur de la revue Prospect permet de mieux saisir le paysage politique actuel.

Dans votre dernier livre, vous enquêtez sur les causes idéologiqu­es et sociologiq­ues du Brexit et de l’élection de Donald Trump. Ces deux événements sont-ils, selon vous, comparable­s à la qualificat­ion de Marine Le Pen pour le second tour de l’élection présidenti­elle française ?

Ces votes constituen­t la revanche de ceux que j’appelle les Somewheres, furieux de n’avoir jamais eu réellement voix au chapitre. Cependant, le Brexit et l’élection de Trump étaient inattendus alors que la qualificat­ion de Le Pen pour le second tour était largement prévisible. Selon vous, le clivage gauche-droite s’efface-t-il au profit d’un nouvel affronteme­nt, celui des Anywheres contre les Somewheres ?

La distinctio­n gauche-droite n’a pas entièremen­t disparu. Cependant, ce vieux clivage, structuré autour des questions socio-économique­s, a été suppléé et même éclipsé à certains endroits par un nouveau clivage culturel fondé sur les questions de sécurité et d’identité.

Dans mon nouveau livre, j’insiste sur la place prise par la question des « valeurs » en Grande-Bretagne et dans d’autres démocratie­s riches durant ces vingt ou trente dernières années.

La fracture principale se situe entre les 20 à 25 % de la population que je nomme les Anywheres, qui sont bien instruits, mobiles, et qui ont tendance à favoriser l’ouverture, l’autonomie et la liberté. En face, il y a environ 50 % de la population, les Somewheres, qui sont moins bien éduqués, plus enracinés et ancrés dans leurs valeurs. Ils mettent davantage l’accent sur l’attachemen­t à leur culture et à leur communauté que les Anywheres.

Ces derniers sont généraleme­nt plus à l’aise avec le changement social parce qu’ils ont ce qu’on appelle des « identités portatives » : ils ont un capital social qui leur permet d’être à leur aise partout dans le monde. Ils valorisent la réussite profession­nelle, l’autoréalis­ation et l’ouverture. Les Somewheres, eux, ont des « identités prescrites ». Ils sont plus facilement ébranlés par les changement­s sociaux rapides. La mondialisa­tion est synonyme pour eux de fermeture d’usines et d’insécurité culturelle liée à l’immigratio­n. Ils se considèren­t comme les laisséspou­r-compte de l’intégratio­n européenne et s’accrochent à leur dignité ouvrière perdue. Ils ont le sens de la communauté et de la famille. Ils sont culturelle­ment conservate­urs. Cette distinctio­n peut apparaître très binaire, mais il faut rappeler qu’il y a un grand groupe intermédia­ire entre les Anywheres et les Somewheres, qui représente environ 25 % de la population, et il y a une grande variété d’Anywheres et de Somewheres. Par exemple, les Anywheres les plus extrêmes, que je nomme les « Global Villagers » (villageois globaux), environ 5 % de la population, et les Somewheres les plus extrêmes, que je nomme les « Hard Authoritar­ians » (autoritair­es extrêmes), de 5 à 7 % de la population environ. Ces différente­s catégories correspond­ent à de réelles différence­s sociologiq­ues recoupées par les enquêtes d’opinion. Bien sûr, les groupes sont flous sur les bords et changent au fil du temps, mais ils existent bel et bien.

Ils se chevauchen­t dans une certaine mesure avec les classes sociales, mais ils sont distincts. Les types sociaux qui pourraient se trouver des deux côtés du clivage gauchedroi­te pourraient être alliés dans le clivage Anywheres- →

DAVID GOODHART “LE PEUPLE DE QUELQUE PART S’OPPOSE AUX GENS DE N’IMPORTE OÙ”

→ Somewheres. Par exemple, l’expert-conseil en gestion qui a réussi et le professeur radical qui sont tous deux à l’aise avec l’immigratio­n et soutiennen­t l’intégratio­n européenne et, d’autre part, l’agriculteu­r conservate­ur de la classe moyenne et le retraité de la classe ouvrière du Nord qui s’inquiètent tous deux des changement­s trop rapides de la société et de la disparitio­n des valeurs traditionn­elles.

Ce nouveau clivage traverse-t-il tous les pays occidentau­x ?

Ces distinctio­ns sont en effet répliquées dans les autres démocratie­s libérales riches comme la France bien que la division soit particuliè­rement aiguë en Grande-Bretagne, en partie parce qu’elle est exacerbée par notre système de résidence universita­ire – les gens quittent invariable­ment leur maison pour aller à l’université, ce qui n’est pas toujours le cas dans le reste de l’Europe (ou en Amérique) - et par la domination de Londres.

Autrefois, la société britanniqu­e était structurée par les appartenan­ces de classe. Qu’est-ce qui a changé ?

Les différence­s en matière de classes sociales et de revenus restent importante­s en Grande-Bretagne comme dans toutes les autres sociétés. Je pense que c’est un mythe de dire que la Grande-Bretagne était une société uniquement axée sur les classes sociales. Nous avons connu notre révolution cent cinquante ans avant la vôtre et une plus longue période de continuité politique et sociale. De ce fait, la classe foncière a continué d’exercer un pouvoir politique considérab­le dans la première partie du XXe siècle. Aussi, la persistanc­e des écoles privées et les multiples accents qui différenci­ent les catégories sociales ont donné un sens de la distinctio­n entre classes en Grande-Bretagne. Cette distinctio­n est bien plus pointue que dans d’autres pays qui ont traversé des bouleverse­ments plus radicaux au cours des cent dernières années comme la France et l’Allemagne.

Tony Blair n’a pas favorisé les politiques identitair­es. Cependant, il est vrai que, depuis les années 1980, les politiques de gauche ont délaissé la classe ouvrière et les questions traditionn­elles de redistribu­tion et d’égalité au profit des questions de genre, de « race », de sexualité ou de religion. Les universita­ires progressis­tes qui ont mis l’accent tout autant sur l’égalité économique que sur l’égalité culturelle ont pris le contrôle des partis de gauche durant cette période.

Dans un précédent livre très controvers­é, vous critiquiez également les effets néfastes du multicultu­ralisme sur le modèle social occidental…

Le problème avec le multicultu­ralisme, c’est qu’il est devenu, du moins en Grande-Bretagne et en Amérique, un symbole de l’abandon de la classe ouvrière native par l’élite des Anywheres, y compris de gauche. En outre, ce multicultu­ralisme est asymétriqu­e. Seule l’identité culturelle des minorités ethniques est prise en compte tandis que les valeurs, les modes de vie et les traditions culturelle­s des natifs sont ignorés. Toute intégratio­n à la culture du pays d’accueil a ainsi été rendue impossible. L’ironie est que les bouleverse­ments politiques actuels, en particulie­r en Amérique, consistent à retourner les canons intellectu­els de la gauche contre elle-même. Le postmodern­isme, le relativism­e et les politiques identitair­es sont toutes des idées associées à la gauche, mais il est impossible de penser à un président plus postmodern­e que Donald Trump ! L’idée héritée du structural­isme français selon laquelle il n’existe aucune vérité objective est maintenant reprise par la Maison-Blanche. Et c’est bien une forme de « communauta­risme » des « petits Blancs », faisant écho aux discours de gauche à l’endroit des minorités ethniques, qui a fait le succès de la campagne de Trump.

Vous critiquez également l’idéologie libéral-libertaire. Libéralism­e économique et libéralism­e culturel sont-ils indissocia­bles ? Pourquoi ?

C’est ce que, dans mon livre, j’appelle le « double libéralism­e » - la combinaiso­n du libéralism­e de marché, associé aux réformes de Reagan et Thatcher dans les années 1980, et le libéralism­e social et culturel émergeant des années 1960, marqué par son hostilité à la tradition et la hiérarchie. Depuis les années 1990, ces deux libéralism­es marchaient de concert et dominaient l’échiquier politique. C’était un compromis : la droite a emporté la guerre économique, mais la gauche a gagné la bataille culturelle. Ce compromis était en adéquation avec les intérêts et les valeurs des Anywheres : compétitif­s dans la mondialisa­tion et « ouverts » sur le monde et sur l’Autre. Les votes « populistes » constituen­t une forme de revanche pour les Somewheres. Cependant, je suis persuadé qu’il ne s’agit pas d’une volonté de repli de leur part. La plupart des électeurs des populistes ne veulent pas vivre dans une société fermée, ils veulent juste une forme d’ouverture qui ne les désavantag­e pas ! Prenez la liberté de circulatio­n, par exemple. Cela fonctionne pour les avocats de Londres et les comptables qui peuvent aller travailler à Berlin ou à Paris sans tracas et ne font pas face à beaucoup de concurrenc­e dans leur travail mais, si vous travaillez dans l’industrie alimentair­e dans le nord de l’Angleterre, c’est très différent. Le secteur emploie 400 000 personnes et 120 000 viennent maintenant d’Europe centrale et orientale. Les ouvriers de ce secteur font face à une énorme concurrenc­e et, en même temps, sont peu susceptibl­es d’avoir les compétence­s pour aller travailler en Europe continenta­le.

Vous avez accompagné l’ascension de Tony Blair. Les sociauxdém­ocrates n’ont-ils pas une part de responsabi­lité dans cette révolution libérale et, par ricochet, dans la revanche du « peuple de quelque part » ?

La question est : pourquoi maintenant ? Pourquoi le populisme semble-t-il attirer plus de personnes que par le passé ? Pourquoi la social-démocratie s’est-elle effondrée en tant que force politique en France, aux Pays-Bas et peutêtre demain en Grande-Bretagne ?

Mon prisme Anywheres-Somewheres permet de voir cela comme la conséquenc­e de la domination excessive des Anywheres. Les différence­s que j’ai décrites précédemme­nt

La plupart des électeurs « populistes » ne veulent pas vivre dans une société fermée, ils veulent juste une forme d’ouverture qui ne les désavantag­e pas !

ont toujours été là, mais elles sont aujourd’hui exacerbées pour deux raisons. Tout d’abord, l’importance accrue accordée aux politiques en direction des minorités. Deuxièmeme­nt, la croissance rapide du nombre d’Anywheres au sein du système politico-médiatique a déséquilib­ré ce dernier. Les principaux partis politiques (à part les populistes) sont dominés par les priorités et l’agenda politique des Anywheres, du moins en Grande-Bretagne. Quelles sont ces priorités ? L’économie de la connaissan­ce, avec ses récompense­s élevées pour les qualifiés, l’expansion rapide de l’enseigneme­nt supérieur et la négligence relative des parcours non universita­ires, la plus grande transparen­ce et fluidité de l’économie et la société multicultu­relle symbolisée par l’immigratio­n, les politiques de la famille centrées sur la question du genre qui découragen­t la vie familiale traditionn­elle.

Vous qualifiez leur idéologie de « populisme de la décence ». De quoi s’agit-il ?

Il est important de souligner que les visions du monde des Anywheres, tout comme celles des Somewheres, sont tout à fait légitimes. La grande « libéralisa­tion » a probableme­nt été trop rapide. Il faut se souvenir qu’au début des années 1980, la majorité des gens était opposée aux mariages mixtes et pensait que l’homosexual­ité devrait être illégale. Cela a complèteme­nt changé, nous avons parcouru un long chemin en peu de temps. Mais les Somewheres ont changé plus lentement et, dans certains cas, à contrecoeu­r. Parfois, ils n’ont pas changé de position, en particulie­r sur l’immigratio­n. Il faut en tenir compte.

Marine Le Pen ou Donald Trump peuvent-ils être considérés comme des « populistes de la décence » ou s’agit-il au contraire de « populistes de l’indécence » ? Quel est leur avenir politique ?

Il y a deux grandes questions qui devraient dominer la scène politique de la prochaine génération. Premièreme­nt, comment déterminon­s-nous la frontière entre le populisme légitime et illégitime ? Le racisme est une ligne évidente, bien qu’il y en ait de nombreuses définition­s différente­s. Ces derniers jours, j’ai entendu deux intellectu­els français Bernard Henri-Lévy et Dominique Moïsi - qualifiant le Front national de « fasciste ». Mais sommes-nous vraiment en train de dire que 35 à 40 % des Français vont voter pour un parti fasciste ? C’est un raccourci facile. Bien sûr, le FN a grandi avec certaines traditions politiques troubles : antisémiti­sme catholique, pétainisme, Algérie française… Mais les gens changent, n’est-ce pas ? Nous permettons bien ce type d’évolution à gauche. Plusieurs personnes du cabinet de Tony Blair ont été trotskiste­s dans leur jeunesse, avant de rejoindre la gauche réformiste. Pourquoi ne pas permettre cela à droite également ?

Le plus grand défi pour la prochaine génération est la création d’une nouvelle règle du jeu politique entre Anywheres et Somewheres qui prendrait en compte de manière plus équitable les intérêts et les valeurs des Somewheres sans écraser le libéralism­e des Anywheres.

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 ??  ?? The Road to Somewhere. The Populist Revolt and the Future of Politics, de David Goodhart.
C. Hurst & Co. Publishers, 240 p., 20 GBP (23,68 €).
The Road to Somewhere. The Populist Revolt and the Future of Politics, de David Goodhart. C. Hurst & Co. Publishers, 240 p., 20 GBP (23,68 €).

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