David Goodhart : « Le peuple de quelque part s’oppose aux gens de n’importe où »
Dans son dernier livre, l’essayiste britannique enquête sur les causes profondes du Brexit et de l’élection de Donald Trump. A ses yeux, ces votes symbolisent la révolte des perdants de la mondialisation face à la domination culturelle et politique des « élites libérales-libertaires ». Selon lui, la qualification de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle s’inscrit dans ce nouveau schéma idéologique.
Emmanuel Macron évoque une nouvelle ligne de partage entre « progressistes » et « conservateurs ». Marine Le Pen, un clivage entre « mondialistes » et « patriotes ». Pour le journaliste, économiste et écrivain britannique David Goodhart, auteur de The Road to Somewhere (Oxford University Press), essai à succès outre-Manche, la controverse idéologique de ce début de XXIe siècle oppose les « Anywheres » et les « Somewheres », c’est-à-dire les « gens de n’importe où » et le « peuple de quelque part ». Les premiers sont favorables à la mondialisation dont ils tirent profit tandis que les seconds tentent de résister à l’uniformisation ou à la disparition de leur mode de vie sous les coups de boutoir du multiculturalisme et du libre-échange. La grille de lecture originale et éclairante du fondateur de la revue Prospect permet de mieux saisir le paysage politique actuel.
Dans votre dernier livre, vous enquêtez sur les causes idéologiques et sociologiques du Brexit et de l’élection de Donald Trump. Ces deux événements sont-ils, selon vous, comparables à la qualification de Marine Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle française ?
Ces votes constituent la revanche de ceux que j’appelle les Somewheres, furieux de n’avoir jamais eu réellement voix au chapitre. Cependant, le Brexit et l’élection de Trump étaient inattendus alors que la qualification de Le Pen pour le second tour était largement prévisible. Selon vous, le clivage gauche-droite s’efface-t-il au profit d’un nouvel affrontement, celui des Anywheres contre les Somewheres ?
La distinction gauche-droite n’a pas entièrement disparu. Cependant, ce vieux clivage, structuré autour des questions socio-économiques, a été suppléé et même éclipsé à certains endroits par un nouveau clivage culturel fondé sur les questions de sécurité et d’identité.
Dans mon nouveau livre, j’insiste sur la place prise par la question des « valeurs » en Grande-Bretagne et dans d’autres démocraties riches durant ces vingt ou trente dernières années.
La fracture principale se situe entre les 20 à 25 % de la population que je nomme les Anywheres, qui sont bien instruits, mobiles, et qui ont tendance à favoriser l’ouverture, l’autonomie et la liberté. En face, il y a environ 50 % de la population, les Somewheres, qui sont moins bien éduqués, plus enracinés et ancrés dans leurs valeurs. Ils mettent davantage l’accent sur l’attachement à leur culture et à leur communauté que les Anywheres.
Ces derniers sont généralement plus à l’aise avec le changement social parce qu’ils ont ce qu’on appelle des « identités portatives » : ils ont un capital social qui leur permet d’être à leur aise partout dans le monde. Ils valorisent la réussite professionnelle, l’autoréalisation et l’ouverture. Les Somewheres, eux, ont des « identités prescrites ». Ils sont plus facilement ébranlés par les changements sociaux rapides. La mondialisation est synonyme pour eux de fermeture d’usines et d’insécurité culturelle liée à l’immigration. Ils se considèrent comme les laisséspour-compte de l’intégration européenne et s’accrochent à leur dignité ouvrière perdue. Ils ont le sens de la communauté et de la famille. Ils sont culturellement conservateurs. Cette distinction peut apparaître très binaire, mais il faut rappeler qu’il y a un grand groupe intermédiaire entre les Anywheres et les Somewheres, qui représente environ 25 % de la population, et il y a une grande variété d’Anywheres et de Somewheres. Par exemple, les Anywheres les plus extrêmes, que je nomme les « Global Villagers » (villageois globaux), environ 5 % de la population, et les Somewheres les plus extrêmes, que je nomme les « Hard Authoritarians » (autoritaires extrêmes), de 5 à 7 % de la population environ. Ces différentes catégories correspondent à de réelles différences sociologiques recoupées par les enquêtes d’opinion. Bien sûr, les groupes sont flous sur les bords et changent au fil du temps, mais ils existent bel et bien.
Ils se chevauchent dans une certaine mesure avec les classes sociales, mais ils sont distincts. Les types sociaux qui pourraient se trouver des deux côtés du clivage gauchedroite pourraient être alliés dans le clivage Anywheres- →
DAVID GOODHART “LE PEUPLE DE QUELQUE PART S’OPPOSE AUX GENS DE N’IMPORTE OÙ”
→ Somewheres. Par exemple, l’expert-conseil en gestion qui a réussi et le professeur radical qui sont tous deux à l’aise avec l’immigration et soutiennent l’intégration européenne et, d’autre part, l’agriculteur conservateur de la classe moyenne et le retraité de la classe ouvrière du Nord qui s’inquiètent tous deux des changements trop rapides de la société et de la disparition des valeurs traditionnelles.
Ce nouveau clivage traverse-t-il tous les pays occidentaux ?
Ces distinctions sont en effet répliquées dans les autres démocraties libérales riches comme la France bien que la division soit particulièrement aiguë en Grande-Bretagne, en partie parce qu’elle est exacerbée par notre système de résidence universitaire – les gens quittent invariablement leur maison pour aller à l’université, ce qui n’est pas toujours le cas dans le reste de l’Europe (ou en Amérique) - et par la domination de Londres.
Autrefois, la société britannique était structurée par les appartenances de classe. Qu’est-ce qui a changé ?
Les différences en matière de classes sociales et de revenus restent importantes en Grande-Bretagne comme dans toutes les autres sociétés. Je pense que c’est un mythe de dire que la Grande-Bretagne était une société uniquement axée sur les classes sociales. Nous avons connu notre révolution cent cinquante ans avant la vôtre et une plus longue période de continuité politique et sociale. De ce fait, la classe foncière a continué d’exercer un pouvoir politique considérable dans la première partie du XXe siècle. Aussi, la persistance des écoles privées et les multiples accents qui différencient les catégories sociales ont donné un sens de la distinction entre classes en Grande-Bretagne. Cette distinction est bien plus pointue que dans d’autres pays qui ont traversé des bouleversements plus radicaux au cours des cent dernières années comme la France et l’Allemagne.
Tony Blair n’a pas favorisé les politiques identitaires. Cependant, il est vrai que, depuis les années 1980, les politiques de gauche ont délaissé la classe ouvrière et les questions traditionnelles de redistribution et d’égalité au profit des questions de genre, de « race », de sexualité ou de religion. Les universitaires progressistes qui ont mis l’accent tout autant sur l’égalité économique que sur l’égalité culturelle ont pris le contrôle des partis de gauche durant cette période.
Dans un précédent livre très controversé, vous critiquiez également les effets néfastes du multiculturalisme sur le modèle social occidental…
Le problème avec le multiculturalisme, c’est qu’il est devenu, du moins en Grande-Bretagne et en Amérique, un symbole de l’abandon de la classe ouvrière native par l’élite des Anywheres, y compris de gauche. En outre, ce multiculturalisme est asymétrique. Seule l’identité culturelle des minorités ethniques est prise en compte tandis que les valeurs, les modes de vie et les traditions culturelles des natifs sont ignorés. Toute intégration à la culture du pays d’accueil a ainsi été rendue impossible. L’ironie est que les bouleversements politiques actuels, en particulier en Amérique, consistent à retourner les canons intellectuels de la gauche contre elle-même. Le postmodernisme, le relativisme et les politiques identitaires sont toutes des idées associées à la gauche, mais il est impossible de penser à un président plus postmoderne que Donald Trump ! L’idée héritée du structuralisme français selon laquelle il n’existe aucune vérité objective est maintenant reprise par la Maison-Blanche. Et c’est bien une forme de « communautarisme » des « petits Blancs », faisant écho aux discours de gauche à l’endroit des minorités ethniques, qui a fait le succès de la campagne de Trump.
Vous critiquez également l’idéologie libéral-libertaire. Libéralisme économique et libéralisme culturel sont-ils indissociables ? Pourquoi ?
C’est ce que, dans mon livre, j’appelle le « double libéralisme » - la combinaison du libéralisme de marché, associé aux réformes de Reagan et Thatcher dans les années 1980, et le libéralisme social et culturel émergeant des années 1960, marqué par son hostilité à la tradition et la hiérarchie. Depuis les années 1990, ces deux libéralismes marchaient de concert et dominaient l’échiquier politique. C’était un compromis : la droite a emporté la guerre économique, mais la gauche a gagné la bataille culturelle. Ce compromis était en adéquation avec les intérêts et les valeurs des Anywheres : compétitifs dans la mondialisation et « ouverts » sur le monde et sur l’Autre. Les votes « populistes » constituent une forme de revanche pour les Somewheres. Cependant, je suis persuadé qu’il ne s’agit pas d’une volonté de repli de leur part. La plupart des électeurs des populistes ne veulent pas vivre dans une société fermée, ils veulent juste une forme d’ouverture qui ne les désavantage pas ! Prenez la liberté de circulation, par exemple. Cela fonctionne pour les avocats de Londres et les comptables qui peuvent aller travailler à Berlin ou à Paris sans tracas et ne font pas face à beaucoup de concurrence dans leur travail mais, si vous travaillez dans l’industrie alimentaire dans le nord de l’Angleterre, c’est très différent. Le secteur emploie 400 000 personnes et 120 000 viennent maintenant d’Europe centrale et orientale. Les ouvriers de ce secteur font face à une énorme concurrence et, en même temps, sont peu susceptibles d’avoir les compétences pour aller travailler en Europe continentale.
Vous avez accompagné l’ascension de Tony Blair. Les sociauxdémocrates n’ont-ils pas une part de responsabilité dans cette révolution libérale et, par ricochet, dans la revanche du « peuple de quelque part » ?
La question est : pourquoi maintenant ? Pourquoi le populisme semble-t-il attirer plus de personnes que par le passé ? Pourquoi la social-démocratie s’est-elle effondrée en tant que force politique en France, aux Pays-Bas et peutêtre demain en Grande-Bretagne ?
Mon prisme Anywheres-Somewheres permet de voir cela comme la conséquence de la domination excessive des Anywheres. Les différences que j’ai décrites précédemment
La plupart des électeurs « populistes » ne veulent pas vivre dans une société fermée, ils veulent juste une forme d’ouverture qui ne les désavantage pas !
ont toujours été là, mais elles sont aujourd’hui exacerbées pour deux raisons. Tout d’abord, l’importance accrue accordée aux politiques en direction des minorités. Deuxièmement, la croissance rapide du nombre d’Anywheres au sein du système politico-médiatique a déséquilibré ce dernier. Les principaux partis politiques (à part les populistes) sont dominés par les priorités et l’agenda politique des Anywheres, du moins en Grande-Bretagne. Quelles sont ces priorités ? L’économie de la connaissance, avec ses récompenses élevées pour les qualifiés, l’expansion rapide de l’enseignement supérieur et la négligence relative des parcours non universitaires, la plus grande transparence et fluidité de l’économie et la société multiculturelle symbolisée par l’immigration, les politiques de la famille centrées sur la question du genre qui découragent la vie familiale traditionnelle.
Vous qualifiez leur idéologie de « populisme de la décence ». De quoi s’agit-il ?
Il est important de souligner que les visions du monde des Anywheres, tout comme celles des Somewheres, sont tout à fait légitimes. La grande « libéralisation » a probablement été trop rapide. Il faut se souvenir qu’au début des années 1980, la majorité des gens était opposée aux mariages mixtes et pensait que l’homosexualité devrait être illégale. Cela a complètement changé, nous avons parcouru un long chemin en peu de temps. Mais les Somewheres ont changé plus lentement et, dans certains cas, à contrecoeur. Parfois, ils n’ont pas changé de position, en particulier sur l’immigration. Il faut en tenir compte.
Marine Le Pen ou Donald Trump peuvent-ils être considérés comme des « populistes de la décence » ou s’agit-il au contraire de « populistes de l’indécence » ? Quel est leur avenir politique ?
Il y a deux grandes questions qui devraient dominer la scène politique de la prochaine génération. Premièrement, comment déterminons-nous la frontière entre le populisme légitime et illégitime ? Le racisme est une ligne évidente, bien qu’il y en ait de nombreuses définitions différentes. Ces derniers jours, j’ai entendu deux intellectuels français Bernard Henri-Lévy et Dominique Moïsi - qualifiant le Front national de « fasciste ». Mais sommes-nous vraiment en train de dire que 35 à 40 % des Français vont voter pour un parti fasciste ? C’est un raccourci facile. Bien sûr, le FN a grandi avec certaines traditions politiques troubles : antisémitisme catholique, pétainisme, Algérie française… Mais les gens changent, n’est-ce pas ? Nous permettons bien ce type d’évolution à gauche. Plusieurs personnes du cabinet de Tony Blair ont été trotskistes dans leur jeunesse, avant de rejoindre la gauche réformiste. Pourquoi ne pas permettre cela à droite également ?
Le plus grand défi pour la prochaine génération est la création d’une nouvelle règle du jeu politique entre Anywheres et Somewheres qui prendrait en compte de manière plus équitable les intérêts et les valeurs des Somewheres sans écraser le libéralisme des Anywheres.