En vue : Alexandre Tharaud
Le pianiste virtuose confesse dans un livre ses errances et ses obsessions.
Profession pianiste. Qui a la chance d’avoir pour ami un pianiste professionnel ? Dans Montrezmoi vos mains, Alexandre Tharaud raconte mille choses sur la vraie vie d’un soliste. Lui qui fait chanter – sur un piano – le répertoire français – Ravel, Fauré, Satie – mais aussi russe – Rachmaninov, son préféré –, il enfile dans ce livre des notations personnelles et drolatiques qui nous font vivre avec lui la transe du concert. Il nous en parle depuis son appartement, au dernier étage d’un immeuble donnant sur le port de l’Arsenal et la Bastille. Vue dégagée sur la ville où il est né, lumière traversante : on est un peu dans les nuages, avec les photos de Barbara pour laquelle il nourrit une passion d’adolescent – on le verra cet été à Avignon, avec Juliette Binoche, dans un spectacle consacré à la chanteuse, Vaille que vivre, et il prépare un disque d’hommage, où il sera accompagné, entre autres, de Renaud Capuçon, le Quatuor Modigliani, Dominique A et Vincent Delerm. Tharaud est blanc comme le pierrot lunaire de Schoenberg. Un vampire gracile qui préfère, semble-t-il, les flaques de lumière artificielle aux déjeuners de soleil. C’est ce qui avait plu au réalisateur Michael Haneke, qui en avait fait un acteur dans son film Amour (palme d’or du Festival de Cannes en 2012). Dans la grande pièce où il nous reçoit, on cherche du regard un piano, en vain : il n’en veut pas. Chaque jour, Tharaud s’invite dans l’appartement d’amis, joue sur leurs pianos, puis revient chez lui. C’est l’un de ces TOC (troubles obsessionnels compulsifs) dont il fait l’inventaire dans son livre. La liste est longue : l’homéopathie soigneusement calibrée, le chiffre 9 dans les chambres d’hôtel, et surtout l’impossibilité de jouer sans partition. Un jour, Tharaud a décidé de ne plus compter sur sa mémoire. Le blocage était trop fort. Il raconte ses concerts qui viraient au cauchemar. Il était à chaque fois un peu plus terrassé par l’angoisse du trou de mémoire. Il décida alors d’en finir avec l’injonction du jeu sans partition. « Je pense que j’ai libéré beaucoup de pianistes ; parfois, je reçois un message pour me dire “ça y est, je suis membre du club”. » Tharaud, depuis, est un autre homme. « Le public gagne aussi à moins se concentrer sur les prouesses du soliste, et à écouter plus librement la musique. »
Notre artiste est un homme de scène. A 48 ans, le virtuose brûle les planches et veut qu’on l’aime encore. Il faut y laisser son âme pour ne pas terminer dans la salle des fêtes de Montluçon, ringardisé par des virtuoses tout neufs qui se produisent à New York. Son obsession du public en fait un peu, mutatis mutandis, l’anti-Glenn Gould. Le Canadien avait en horreur les aléas du concertiste de salle. Il était un athlète du contrôle absolu de son jeu, à l’avant-garde de la musicalité pure. Tharaud, fils d’un chanteur devenu chef d’orchestre et d’une danseuse classique, s’inscrit plus modestement dans la tradition du pianiste saltimbanque, qui remplaça, au XIXe siècle, le ténor et la soprano dans les concerts privés. « C’est mon territoire, je ne me sens chez moi que sur scène. La vie du dehors est trop fade. »
Il est à son meilleur quand il raconte les salles du monde entier. « Paris en ses théâtres tousse plus qu’aucune autre ville au monde », écrit-il. Ses spectateurs imposent au soliste un « dialogue d’expectoration », couvert parfois par un troisième concert de « chut ! ». Le caractère des peuples se livre dans les concerts. La salle française est faite d’esprits chagrins, de grandes gueules, de dames qui, au milieu d’un adagio, ouvrent au ralenti l’emballage d’un bonbon – Tharaud a décidé, drôlement, de toutes les appeler « Madeleine ». La salle allemande est bien plus ordonnée, l’unité silencieuse y est requise, le public déjà fondu dans un collectif qui forme un nous musical, etc. Tharaud donne ainsi à voir et sentir tout un monde qu’on devine à peine derrière la photo noir et blanc des livrets de concert. Il recrée autour de sa vie de performances un suspense et une poésie de la dérive. C’est Lost in Translation, mais dans tous les hôtels du monde, avec les Variations Goldberg en bande-son.