Le Figaro Magazine

MACRONIENS DES VILLES CONTRE FRONTISTES DES CHAMPS

Dans l’entre-deux-tours, nos reporters sont allés prendre le pouls des électeurs du Front national et d’En Marche ! dans deux de leurs bastions respectifs : en Normandie et dans le centre de Paris. Reportage au coeur d’une France clivée.

- DE NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX GUYONNE DE MONTJOU ET VINCENT JOLLY (TEXTE), JEAN-MICHEL TURPIN ET ÉDOUARD ELIAS (PHOTOS)

Une bonne révolution, ça ferait du bien », sourit cet homme de 46 ans, agriculteu­r chez un « patatier » du pays de Caux. Dans cette région qui s’étend de Rouen jusqu’aux falaises de la Manche, les Normands, réputés pudiques, ne dévoilent pas leurs préférence­s politiques facilement. Mais aidés par le bon score de la Seine-Maritime qui a placé Marine Le Pen en tête au premier tour avec 24,9 % des voix, ils sortent de leur silence. « Elle est la seule qu’on n’a pas encore essayée, explique Océane, mère de cinq enfants dont le mari travaille dans le bâtiment. Jean-Marie Le Pen était excessif, Macron est trop jeune. Marine, elle, est juste. Ses idées me plaisent. Elle peut nous défendre. » De quoi, au juste ? Au pays de Maupassant, dans ces campagnes où poussent en abondance le lin, le colza et les pommes de terre, et où paissent paisibleme­nt les vaches, la population immigrée est discrète, quasi absente. Concentrée dans les agglomérat­ions du Havre et de Rouen. Mais Florian, fringant agriculteu­r de 32 ans, croisé avec femme et enfants dans les rues de Goderville, commune de 3 000 habitants (30,57 % pour Marine Le Pen, 19,78 % pour François Fillon), n’est pas de cet avis. « Dans les campagnes, les immigrés sont en train de s’installer, ils arrivent, s’inquiète-t-il. Y en a marre de payer pour eux. Dans l’Eure, juste à côté, j’ai un ami brocanteur des Andelys qui a peur de sortir de chez lui. Parfois, quand je vais dans son coin, j’ai moi-même peur de descendre de ma voiture à la station-service. Et merde ! On est chez nous quand même ! »

A Ourville-en-Caux, commune de 1 090 habitants, plus d’un électeur sur trois (38,44 %) a voté Marine Le Pen au premier tour. Dans ce village proche de Fécamp qui s’étend sur un rayon de 10 km², au milieu de la campagne, l’unique bistrot a fermé ses portes en novembre, espérant un éventuel repreneur, et le bar a été transformé en habitation. Autour de l’église, deux coiffeurs et une pharmacie travaillen­t ; la boulangeri­e a tiré son store pour les vacances. Jessica a 29 ans, elle tient ses deux enfants contre elle et préfère ne pas parler de politique « parce que ça fiche la pagaille ». Agent de conditionn­ement dans une entreprise de conserves de poissons et de salaison maritime, elle n’hésite pas à accorder sa confiance à la candidate d’extrême droite. « J’ai un avis, c’est le mien, pose d’emblée cette mince blonde au naturel réservé. Je vote Marine Le Pen parce que je me projette bien dans la France qu’elle nous propose. Je pense surtout à l’avenir de mes enfants. »

Ici, l’impression de déclin est dans tous les esprits. « Rien n’est plus comme avant », déplore sur le zinc cette mère de famille qui vend « des vêtements pour dames » sur les marchés du pays de Caux. A Fécamp, en ce samedi matin ensoleillé, les cloches de l’église Saint-Etienne tintent tandis que des couples de retraités tirent leur Caddie en se tenant le bras. « Vous verrez, déplore la marchande, Fécamp est devenue une ville de vieux. L’école primaire où je mettais ma fille a ré-

“DANS LES CAMPAGNES, LES IMMIGRÉS SONT EN TRAIN DE S’INSTALLER, ILS ARRIVENT”

duit son nombre de classes.

Les gens n’ont plus d’argent à dépenser, ajoutet-elle. Les supermarch­és qui ont ouvert au-dessus, à Saint-Léonard, ont raflé toute la clientèle. » Les étalages de poissons et de crevettes grises vivantes sont pris d’assaut, signe qu’il reste des connaisseu­rs. Sans parler des maraîchers et producteur­s de fromage de chèvre qui embrassent certains clients par-dessus leurs étals achalandés. Là se rencontren­t la bourgeoisi­e portuaire et les paysans, qui jouissaien­t auparavant d’un solide revenu. « On a été abandonnés, tempête un policier qui a voté pour Nicolas Sarkozy en 2007 et 2012 avant Le Pen cette année. Y en a marre de tous ces cons ! La droite, la gauche, on leur a donné assez de chances comme ça. Allez hop ! hop, c’est fini, dégageons ceux qui ont fait l’ENA et des études pour relever l’économie. »

Cité portuaire votant à gauche depuis toujours, Fécamp a basculé vers Marine Le Pen au premier tour : 27,26 % des 13 800 inscrits ont choisi la candidate du Front national, contre 19 % en 2012. Jean-Luc Mélenchon arrive en deuxième position avec 22,46 % des voix. Viennent ensuite Emmanuel Macron (19,99 %) et François Fillon (15,14 %). Un chasseur en tenue passe avec sa compagne. « Je vote Le Pen de père en fils. Sauf quand je peux soutenir un candidat Chasse, pêche, nature et traditions au premier tour, expliquet-il doucement. Je le fais par conviction profonde, pour le bien de mon pays. Ici, on a tout pour être heureux : les fruits de mer, la nature, le climat tempéré. Alors, pourquoi est-ce si difficile ? » Jadis, on travaillai­t dur pour bien gagner sa vie. A présent, le chômage (près de 13 %) creuse le désarroi et leur donne envie de donner un bon coup de pied dans la fourmilièr­e. Cet ancien agriculteu­r de 42 ans, devenu chef de chantier en espaces verts, applaudit sa candidate : « Elle est pour nous, pour l’agricole et la ruralité. Si Macron passe, on est foutus. » Même discours à la ville. « Ici, raconte un autre policier frontiste, la moyenne délinquanc­e a redoublé : dégradatio­n de véhicules, de vitrines, vols. Et puis, on ne le dit pas assez, les drogues dures circulent. Elles sont bon marché. Comme l’alcool, elles sont omniprésen­tes et l’insécurité croît. » Denis, octogénair­e, ancien expatrié au Gabon qui a soutenu Fillon il y a deux semaines, va voter Le Pen au second tour pour « éviter un plébiscite pour Macron. Il faudrait, calcule-t-il, qu’il l’emporte avec moins de 60 % des voix. Je voterai pour elle qui n’a aucune chance de passer. » Au troquet, on retrouve Julien, mécanicien-vendeur dans un magasin de bricolage à SaintLéona­rd, qui assume voter Marine Le Pen « parce que les autres n’ont rien fait. Regardez les attentats de Nice, du Bataclan, de Charlie Hebdo, éructe-t-il. Où étaient les forces de l’ordre ? Hollande n’a rien fait pendant cinq ans. Et surtout, surtout, j’en ai assez de travailler pour payer », conclut ce père de famille issu d’une tradition plutôt de gauche.

De l’autre côté du spectre politique national, au coeur de la capitale, des électeurs dont la voix pèsera tout autant, →

→ s’apprêtent à accorder majoritair­ement leur confiance à Emmanuel

Macron. Ici, en plein Marais, Marine Le Pen n’a recueilli que 3,33 % des voix au premier tour.

Dans ce quartier bobo,

Emmanuel Macron devrait encore faire le plein dimanche. Sur une terrasse ensoleillé­e, un homme d’une quarantain­e d’années lit Libération qui titre « Droite dans le mur ».

Dans le IIIe arrondisse­ment, le leader d’En Marche ! a raflé 45,04 % des voix, suivi de loin par François Fillon avec 21,61 %. Dans cet arrondisse­ment de 35 761 habitants, le taux d’abstention n’a été que de 13,83 %. Et pourtant. A déambuler dans les rues des haut et bas Marais (dits HoMa et SoMa) et à tendre l’oreille aux terrasses des troquets branchés, les discours ne suivent pas les chiffres. « Il y a une ambiance délétère et anxiogène, explique Cyril, galeriste sur la place des Vosges, habitant le IIIe depuis vingt ans et qui souhaite conserver un certain anonymat vis-à-vis de ses confrères. Les résultats du premier tour ? Autour de moi on a tous été déçus, en tout point. » Quid de l’abstention ? « Le vote blanc n’est pas comptabili­sé, ce qui n’est absolument pas normal. Mais donc forcément on finit par voter utile. »

Bastion de la gauche depuis 1995, le IIIe arrondisse­ment est l’un des quartiers les plus tendance de Paris. Le marché des Enfants-Rouges, peu à peu transformé dans les années 1990 en halle à traiteurs, a accueilli le candidat à la primaire de gauche Manuel Valls – à l’époque le meilleur ennemi d’Emmanuel Macron – en décembre dernier lors d’une séance de tractage. Un bastion de gauche huppé : ici, le prix du mètre carré à l’achat frôle la barre des 11 000 euros (les arrondisse­ments les moins chers de Paris oscillent autour de 7 000 €/m²).

« Pourtant, il y a trente ans, c’était un quartier de pouilleux, ra- conte Nathanaëll­e, la quarantain­e, habitante du IIIe accoudée au bar du

Café Charlot, rue de Bretagne. Aujourd’hui, pour un jeune couple, il faut au moins totaliser 8 000 euros de salaires pour y vivre.

C’est devenu un quartier pour jeunes cadres friqués décomplexé­s. » Cette artiste plasticien­ne mère de trois enfants dit « fulminer contre Mélenchon depuis le soir du premier tour. Mais c’est flagrant : chez les jeunes, et pour mes fils, il incarne le changement ». Et de poursuivre : « Pour moi, Macron, c’est le libéralism­e, la démocratie, la jeunesse, la transparen­ce. C’est un produit de l’ascenseur social : il n’a hérité de rien, lui. Et il faut arrêter de lui reprocher d’être un ami du monde de la banque car si on va sur ce terrain-là, Mitterrand, ce n’était pas mieux. »

Malgré son score très élevé, Emmanuel Macron semble avoir du mal à soulever l’engouement attendu. « En même temps, ça a été très dur de percevoir qui il était vraiment, analyse Bertrand, ancien cadre dirigeant d’une entreprise pharmaceut­ique, désormais mécène. Je ne sais pas si c’est le fait de sa communicat­ion nulle ou que les médias n’ont jamais réussi à parler objectivem­ent de lui autrement que par rapport à un autre candidat, mais il reste extrêmemen­t flou. On n’a finalement jamais eu l’occasion de connaître l’homme. C’est dommage car pour l’instant, ça reste une création artificiel­le. » Un homme et un programme nébuleux qui pourraient pousser des électeurs à s’abstenir, ou à voter pour son adversaire Marine Le Pen ? « Si le vote blanc était comptabili­sé, ça rebattrait les cartes et on aurait une structure complèteme­nt différente, poursuit Bertrand. Autour de moi, je constate quand même que des gens qui ne sont pas allés voter au premier tour comptent se déplacer pour le faire cette fois-ci. Je sens une attitude responsabl­e. Au fond, je pense que les Français préféreron­t toujours une nonvisibil­ité plutôt que la certitude de ce qu’ils connaissen­t déjà. »

Un peu comme un acte de foi électoral.

“IL Y A UNE AMBIANCE DÉLÉTÈRE”

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 ??  ?? Dans un café, Paris IIIe.
Dans un café, Paris IIIe.
 ??  ?? Dans un espace de coworking, Paris IIIe.
Dans un espace de coworking, Paris IIIe.
 ??  ?? Dans un café à Fécamp (Seine-Maritime).
Dans un café à Fécamp (Seine-Maritime).
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A Goderville (Seine-Maritime).
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Sur sa terrasse, Paris IIIe.

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