Le Figaro Magazine

LA GUERRE PLONGE DES FAMILLES ENTIÈRES DANS LA MISÈRE

L’hôpital de Djouba traite les enfants en état de malnutriti­on sévère. C’est aussi un lieu de refuge pour les femmes, dont beaucoup se retrouvent seules et sans ressources lorsque leurs maris prennent les armes.

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Lorsqu’un camion blindé déboule dans son village à l’été 2014, Betty Sunday se fige. Des miliciens sautent à terre et, arme au poing, s’engouffren­t dans les maisons. Certains soldats n’ont pas 16 ans. Les coups de feu claquent et les femmes hurlent. Betty ne sait pas combien d’entre elles seront violées. « Je me suis enfuie dans la brousse avec mon fils et mon mari », se souvient-elle. Commence alors un mois d’errance. Les survivants mangent ce qu’ils trouvent. « Les hommes allaient dans les villages voisins pour voler de la nourriture », raconte-t-elle. Mais, s’ils sont attrapés, ils risquent la mort. « Un jour, mon mari est parti chercher des vivres. Il n’est jamais revenu. » La voix de Betty s’enraye. Elle se tait, réprime une larme avec son mouchoir blanc qu’elle mordille mécanique ment .« Au plus profond de moi, j’ai la conviction qu’il est mort. » C’était à Wunduraba, un petit village rural perdu à 100 kilomètres de Djouba, la capitale du Soudan du Sud. Mais des milliers d’hommes et de femmes ont vécu le même drame, alors que la guerre fait rage dans le plus jeune Etat du monde.

En février dernier, la famine a été déclarée dans plusieurs régions de l’Etat d’Unité, au nord du pays. Elle touche 100 000 personnes de plein fouet. Certaines en sont déjà mortes. Au total, plus de 6 millions de Sud-Soudanais ont besoin d’une aide alimentair­e d’urgence. On pourrait penser que cette crise est le résultat de mauvaises récoltes ou d’une sécheresse. Mais ce désastre humanitair­e, le pire depuis la Seconde Guerre mondiale selon l’ONU, est d’origine humaine. La guerre civile a jeté des millions de personnes hors de chez elles, détruit les récoltes et terrassé l’ économie du pays. Avec une inflation à 600 %, les biens les plus basiques atteignent des prix insoutenab­les. Jusqu’ici, la faim touchait les personnes les plus fragiles. Elle frappe désormais les classes moyennes urbaines. A Djouba, l’hôpital spécialisé dans la malnutriti­on infantile est pris d’assaut par des mères de famille aux enfants faméliques. Nous y retrouvons Betty Sunday, qui vit sur un lit de l’hôpital auprès de sa fille depuis quatre jours. A 17 mois, la petite pèse à peine plus de 5 kilos. Elle devrait en faire deux fois plus. Mais, ces six derniers mois, sa mère ne l’a nourrie que d’un sachet de lait tous les deux jours, acheté 45 livres. Soit les trois quarts des 60 livres (0,5 dollar) qu’elle gagne chaque jour en faisant la plonge chez ses voisins. « Un matin, je préparais le petit déjeuner dehors, raconte-t-elle. Lorsque je suis rentrée à l’intérieur, j’ai cru que ma petite dormait. Mais je me suis aperçue qu’elle avait perdu connaissan­ce, et j’ai couru à l’hôpital. »

Le service pour enfants souffrant de malnutriti­on de l’hôpital de Djouba déborde de cas similaires. Sur trois rangées de lits cabossés, des femmes donnent le biberon à leurs enfants qui n’ont plus la force de se nourrir. Des voiles fixés en bordure des fenêtres filtrent la lumière extérieure, mais ils ne peuvent rien contre la chaleur suffocante de cette fin de matinée. Certains cas sont particuliè­rement graves. A 18 mois, Linda ne pèse que 5,3 kilos. La veille, elle affichait 200 grammes de plus. Les médecins ne parviennen­t pas à stopper sa diarrhée. « C’est parce qu’elle est séropositi­ve », explique Betty Achan Ocheny, la nutritionn­iste qui supervise le service. Sa mère, Elisabeth Wilson, tente de la réhydrater mais elle n’avale rien. Quelques lits plus

loin, une femme d’âge mûr se cache le visage dans les mains pour faire réagir son fils. Lui reste le regard fixe, ses petits doigts perdus dans des mouvements aériens. A l’entrée, des aides-soignantes distribuen­t des piqûres à la pelle. Certains bébés n’ont même pas la force de pleurer.

L’afflux de familles est tel depuis ces dernières semaines que deux tentes ont été installées à l’entrée de l’hôpital pour filtrer les admissions. « Nous devons renvoyer des mères chez elles pour prendre en charge des cas plus urgents », raconte Nyuma Robert Ben, un officier de nutrition. Car cet hôpital public manque cruellemen­t de moyens. Les salaires n’ont pas été payés depuis plusieurs mois, mais il continue à fonctionne­r grâce à l’aide internatio­nale, notamment les financemen­ts de l’Unicef.

« Actuelleme­nt, la malnutriti­on ne peut justifier une admission à elle seule. Il faut que l’enfant souffre d’une complicati­on comme la malaria, par exemple. » Une grande bâche noire a été tendue entre les deux tentes pour abriter les femmes qui attendent dans la fournaise de ce début d’après-midi. « Elles viennent presque toujours seules car leurs maris sont soldats », explique une humanitair­e. Comme la guerre, la famine n’épargne →

LA FAMINE MENACE PLUS D’UN MILLION DE PERSONNES SELON L’ONU

→ aucune des 64 tribus qui composent le Soudan du Sud. « C’est une question sensible ici », précise-t-elle. « Parfois, des femmes de deux tribus rivales peuvent en venir aux mains. Mais on les raisonne. On leur dit d’oublier tout ça pour penser aux enfants. » Dans ce pays, la guerre et la famine sont inextricab­lement liées. La première est la cause de la seconde. Fondé sur les terres chrétienne­s et animistes du Soudan, le Soudan du Sud proclame son indépendan­ce en 2011. Mais les affronteme­nts commencent dès 2013, lorsque le président Salva Kiir limoge son vice-président Riek Machar. Le conflit prend immédiatem­ent une tournure ethnique. Les Dinkas, ethnie majoritair­e dont est issu le président, s’opposent aux Nuers, peuple auquel appartient le vice-président déchu. Les combats se concentren­t alors au nord du pays dans le berceau de la rébellion, l’Etat d’Unité, essentiell­ement nuer. L’armée gouverneme­ntale, émanation du Mouvement de libération du peuple soudanais (SDLA), est majoritair­ement composée de Dinkas. Avec d’autres combattant­s issus de tribus minoritair­es, elle est rapidement accusée de multiplier les exactions, particuliè­rement contre les civils nuers de l’Unité. Les combats provoquent des déplacemen­ts massifs de population. Plus de 1,5 million de civils ont fui dans les pays voisins, et près de 2 millions sont déplacés à l’intérieur du pays. Au total, plus d’un tiers de la population (environ 11,3 millions de personnes) a donc été chassé de ses terres par la guerre.

Le camp de déplacés de Bentiu incarne à lui seul ce désastre humanitair­e. Près de 120 000 personnes survivent dans cet alignement d’abris en toile et en paille. La zone s’étend sur plus de 10 hectares, ce qui en fait la deuxième plus grande concentrat­ion urbaine après la capitale. Les enfants sont partout : 40 % de la population totale du camp a moins de 5 ans. Beaucoup sont en guenilles, certains sont nus. Désoeuvrés, ils jouent dans les tranchées où stagne une eau vert fluo. Certains ont les joues creuses, les yeux exorbités et le ventre gonflé par la faim. Dans la pénombre d’une petite hutte aux murs de paille, Mahon Aeng Aul porte son bébé contre elle. La bouche encore accrochée à son sein, le petit est plongé dans le sommeil. « Il est né il y a quatre jours, mais je n’arrive pas à le nourrir. Je ne fais pas de lait. » La jeune femme de 28 ans voudrait de l’aide, mais elle ne sait pas à qui s’adresser. Dans cet enfer de promiscuit­é, elle se sent bien seule pour tenter de sauver son enfant. La faim et la soif planent sur le camp. Elles ordonnent le cours des journées et frappent d’abord les plus faibles, dont la survie ne dépend plus que de la solidarité familiale. Elisabeth Myalony est de ceux-là. Originaire de Mayendit, l’un des comtés les plus touchés par la famine, elle a fui son village fin février pour rejoindre le camp de Bentiu. La même histoire revient : « Des pillards ont attaqué notre village. Mais on n’avait plus rien, ni argent ni nourriture. En représaill­es, j’ai entendu que des voisines avaient été violées », raconte-t-elle. Les ONG recensent de nombreux cas de viols, mais elles sont dans l’incapacité d’établir des statistiqu­es. Beaucoup de femmes s’enferment dans le silence. Depuis son arrivée au camp il y a trois semaines, Elisabeth est aidée par ses trois soeurs. Elle n’a toujours pas reçu sa carte alimentair­e, sésame délivré par le Programme alimentair­e mondial (PAM) qui permet de rece-

voir sa ration de nourriture. « Pour l’instant, mes soeurs partagent avec moi », explique-t-elle. Une bouche à nourrir supplément­aire qui compte, quand on ne dispose que de 300 grammes par personne et par jour de sorgho, cette céréale qui constitue la base alimentair­e des Sud-Soudanais. La dimension ethnique du conflit fait craindre un nouveau Rwanda. En mars, un rapport de l’ONU alertait sur un risque de génocide. Les forces gouverneme­ntales de la SDLA, majoritair­ement des Dinkas, sont accusées d’attaques systématiq­ues contre les civils en raison de leur ethnie. « Les Nuers sont délibéréme­nt visés », assure Kidega, un humanitair­e local lui-même nuer. « Quand l’armée entre dans un village, elle parle aux civils en dinka. Ceux qui ne peuvent pas répondre sont tués sur-le-champ », souffle-t-il. Parfois, les soldats n’ont même pas besoin de leur adresser la parole. Certains Nuers ont leur origine gravée dans la peau : six profondes cicatrices horizontal­es sur le front. Une scarificat­ion traditionn­elle qui marque le passage de l’adolescenc­e à l’âge adulte. Ayant grandi et étudié à Khartoum, avant l’indépendan­ce du Soudan du Sud, Kidega, lui, ne les porte pas. « Heureuseme­nt, car c’est bien trop dangereux ici. Le gouverneme­nt traite notre peuple comme des étrangers. Ils ne nous considèren­t même pas comme des sous-citoyens. » Mi-avril, la ministre britanniqu­e du Développem­ent internatio­nal était catégoriqu­e. « C’est tribal, c’est complèteme­nt tribal et, sur cette base, c’est un génocide », déclarait Priti Patel après une visite au Soudan du Sud. Les humanitair­es sur place sont pourtant plus réservés. « La notion de génocide renvoie à une définition juridique très précise », tempère une humanitair­e occidental­e. « A ce stade, nous n’avons pas de preuve formelle qu’il existe un plan méthodique d’éliminatio­n d’un peuple en raison de son ethnie. Si c’est l’intention du gouverneme­nt, les institutio­ns sont dans un tel état de déliquesce­nce que l’on doute de sa capacité de le mettre en oeuvre. » Mais surtout, les Dinkas n’ont pas le monopole des exactions. Les violences commises par des milices nuers sont moins documentée­s, mais elles sont bien réelles. En mai 2014, les rebelles fidèles à Riek Machar assassinai­ent plus de 200 personnes à Bentiu en reprenant la ville aux forces gouverneme­ntales.

Bentiu n’a pas connu d’affronteme­nt majeur depuis près d’un an.

Mais la guerre a laissé des stigmates hors du camp, le long de la route qui mène au centre-ville. Un blindé aux vitres criblées d’impacts gît sur ses essieux, abandonné sur le bas-côté. Une carcasse de char d’assaut rouille sous le cagnard à un carrefour. L’hôpital de la ville, autrefois l’un des meilleurs du pays, reprend doucement du service. Il a été totalement mis à sac après les affronteme­nts de mai 2014. Tout ce qui pouvait être volé l’a été. Les combats entre les soldats gouverneme­ntaux de la SPLA et les rebelles fidèles à Riek Machar peuvent reprendre à tout moment. A Djouba, une brusque flambée de violence a fait plusieurs centaines de morts en juillet 2016. Un rapport des Nations unies établira que les Casques bleus de la Mission des Nations unies au Soudan du Sud, (Minuss) ont fait preuve d’une passivité fautive. Depuis cet échec, les forces d’interposit­ion ont à coeur de redorer leur blason. Des contingent­s mongols et ghanéens multiplien­t les patrouille­s à →

UN CONFLIT ETHNIQUE QUI ANNONCE UNE CATASTROPH­E HUMANITAIR­E

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Les déplacés de Bentiu vivent sous perfusion de l’aide internatio­nale, et plus particuliè­rement américaine. La nourriture est acheminée en camion depuis Djouba à travers une route particuliè­rement dangereuse, barrée de plusieurs dizaines de...
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Plus de 120 000 déplacés vivent dans le camp de Bentiu, ce qui en fait la deuxième plus grosse concentrat­ion humaine du Soudan du Sud après la capitale, Djouba. La zone de protection de civils est installée sur une ancienne base militaire de l’ONU...
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Les combats font rage dans l’Etat d’Unité, entre l’armée du président Salva Kiir et les rebelles fidèles à l’ex-vice-président Riek Machar. Les civils sont directemen­t visés par les belligéran­ts, qui sont accusés de pillages, de viols et de nettoyage...
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