L’Ecole des beaux-arts et de la vie
La célèbre institution parisienne fête en beauté cette année son bicentenaire. « Le Figaro Magazine » est allé à la rencontre de ses professeurs et de ses élèves dans ses différents ateliers, où la liberté de création est une règle absolue.
Son nom est prestigieux en France et à l’étranger. Ses missions demeurent pourtant méconnues du grand public. Tout comme on ignore aussi souvent que cette enceinte majestueuse de 2 hectares abrite une collection exceptionnelle (presque digne de celle du Louvre) et accueille des artistes de demain aux talents extraordinaires. Bienvenue à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts. A l’heure de fêter son bicentenaire, l’institution située entre la rue Bonaparte et le quai Malaquais, au coeur de Saint-Germain-des-Prés, fait peau neuve. En atteste la majesté retrouvée de l’amphithéâtre d’honneur, dont les chefs-d’oeuvre Le Génie des arts entouré des artistes de tous les temps de Paul Delaroche et Romulus vainqueur d’Acron de Jean Auguste Dominique Ingres resplendissent comme jamais. « L’endroit servait de cadre à la remise des prix de Rome » précise un élève, très au courant de l’histoire de l’établissement, imposé par Louis XVIII à la place du musée des Monuments. Une maison qui obtiendra le label Musée de France l’année prochaine. Il était temps ! Pas moins de 450 000 oeuvres et ouvrages reposent entre ses murs, dont des peintures de Poussin, Fragonard ou David, des dessins de Michel-Ange, Le Brun, Rubens, Boucher ou Delacroix, des gravures, des sculptures, des médailles, des manuscrits et des photographies d’une valeur insoupçonnée. Un trésor inestimable pour les plus de 500 âmes de cette « ville dans la ville », dont les premières constructions datent du XVIIe siècle et qui a compté des pensionnaires aussi illustres que Monet, Renoir ou Sisley. Evoluer au coeur de ce patrimoine formidable figure naturellement parmi les motivations des nouvelles recrues qui s’engagent ici pour cinq années d’études pas tout à fait comme les autres. « Etre inscrit ici, ce n’est pas le choix qui rassure le plus les parents, car nous y sommes libres », sourit Sacha, qui achève sa deuxième année dans un atelier de peinture. Un propos empreint de modestie quand on sait que seule une centaine de candidats est retenue chaque saison sur quelque 2 000 postulants.
Près de là, d’autres artistes en herbe affichent une même bonne humeur. Dans la cour Chimay, qui offre une vue sur la Seine et le Louvre, un groupe se presse tranquillement vers la porte d’un hôtel particulier acquis en 1883 par l’école. Une
L’INSTITUTION LUTTE CONTRE L’ACADÉMISME
certaine effervescence règne. Comme toutes les six semaines environ, ses membres exposent leurs oeuvres sous les yeux attentifs de leurs professeurs. « Cela redynamise l’équipe » confie Antoine, auteur d’une composition très originale à base de deux parties basses d’escalier symbolisant des « amoureux parfaits ». Ce soir, des camarades d’autres bâtiments viendront observer son ouvrage, mais aussi des professionnels du monde de l’art. Dans une arrière-salle, leurs bureaux dévoilent leurs secrets. Un joyeux bordel, d’un charme absolu, encombré de poutres, récipients, sacs en plastique, spatules, pots, costumes baroques… Petite étrangeté : une machine à coudre est posée sur la table du prénommé Clément, 19 ans. A l’origine pourtant, ce garçon sensible et affable se destinait plutôt au dessin. Voici une autre spécificité des Beaux-Arts : l’enseignement y est pluridisciplinaire. Il n’est pas rare, par exemple, qu’un peintre choisisse finalement la sculpture après son passage dans cet antre. Et vice-versa. Rien n’est figé. « On peut agir, discuter, passer d’un atelier à un autre. Il faut être convaincant », explique Sacha. Clément, lui, est un véritable touche-à-tout. En plus de la photographie et de la couture, il s’est lancé dans l’écriture d’une autobiographie fictive. Un projet qui « va durer des →
→ années ». Un livre écrit entièrement à la main, avec de très jolis caractères. « Je n’y arrive pas sur un ordinateur, c’est mon côté campagnard », rigole-t-il. Inès, une auditrice libre, est admirative devant son imagination étonnante et son parcours atypique.
Bénéficiant de l’aide sociale, Clément a fait sa scolarité entre 6 et 15 ans dans une école spécialisée. « Il n’y avait pas de “vrais” cours, la parole était libre. Je m’y sentais très heureux. J’ai retrouvé ce climat ici, alors que j’ai beaucoup souffert au lycée où tout n’était que contraintes. » Un état d’esprit général qui satisfait pleinement son directeur. « Notre objectif, c’est de rendre les gens heureux. Il ne s’agit pas de les former à un métier », confie Jean-Marc Bustamante. Sa singularité ? Il est le premier artiste depuis cinquante ans à occuper ce poste, ce qui le conduit à veiller au rayonnement des lieux via la réalisation des chantiers en cours ou l’organisation de nombreuses expositions et colloques. « C’est beaucoup plus qu’une école, ajoute-t-il. Notre but, c’est aussi de rénover, de mettre en valeur qui nous sommes. Nous ne devons pas avoir peur du poids de l’Histoire. » Mais pas question d’abandonner pour autant son costume de chef d’atelier. Une responsabilité qu’il partage avec une vingtaine d’autres figures éminentes du monde artistique, toujours promptes à encourager les élèves sans les brusquer.
Ici, pas de notes ! Il n’empêche : une compétition peut s’instaurer dans certains cas. « Il peut y avoir de la jalousie. Une amie de ma mère n’a pas résisté à la pression parce qu’elle était la plus douée de son équipe et la plus appréciée de ses professeurs », précise une sculptrice de 25 ans qui a préféré les Beaux-Arts aux Arts-Déco, où elle était également admise. Sous le regard envieux de celles et ceux qui viennent, avec leurs cartons sous le bras, déposer ce jour-là leurs dossiers d’inscription, la jeune femme traverse la cour Bonaparte d’un pas alerte pour assister à son cours de morphologie. « Mon préféré », glisse-t-elle. A tous points de vue, cet autre amphithéâtre est impressionnant. Dans ce décor hors du temps, près de dix étudiants s’activent sur un tableau noir pour représenter des modèles posant sur une estrade située dans leur dos. « J’aime me retourner, mémoriser le corps humain », déclare une récente titulaire d’un bac littéraire. Devant le palais des Etudes, qui compte une merveilleuse bibliothèque de 60 000 ouvrages, une élève s’impatiente. La jeune Ludivine a hâte de retrouver ses amis près du café Héloïse, dont elle a décoré le banc extérieur avec des →
LES ENSEIGNANTS NE NOTENT PAS LES TRAVAUX DE LEURS ÉLÈVES
→ dessins dont elle a le secret. Cette habitante du quartier parisien de Barbès, qui a longtemps vécu sur l’île de La Réunion, vient de vendre deux toiles de street art à un admirateur pour 500 et 1 000 euros. Au bureau des élèves – un petit espace où s’empilent les planches –, elle se saisit d’une pièce de 2 mètres carrés pour se remettre à la tâche. « J’aime peindre dehors quand il y a du soleil », s’enthousiasme cette fille d’une costumière et d’un architecte, visiblement à l’aise sans ses « Basquiat ». Son complice aux cheveux teints en bleu, Tom, apprécie pareillement les formats imposants. Celui qui s’offre à nos yeux mesure tout de même 8 mètres de haut ! Ambiance très décontractée et un peu « punk » autour d’une petite table dans la bien nommée cour du Mûrier.
« Ce sont les sauvages de l’école », se marre le responsable de l’atelier bois, Pascal Aumaître, dont le refuge souterrain réserve d’autres surprises. Des fidèles s’y affairent en permanence, à l’image de cette studieuse Moscovite de troisième année qui - Russie oblige - a le bouleau pour matière favorite. Plusieurs oeuvres frappent par leur originalité, comme cette chaise pliante démantibulée créée par un prodige chinois.
Même créativité débordante dans la partie dédiée au maniement du métal à quelques mètres de là. Le chef des lieux, Michel Salerno, a vu se concrétiser des projets fous, comme des chars romains décorés avec des lingots d’or ! Dans son espace - un bric-à-brac génial - quelqu’un se consacre aujourd’hui à la construction d’une fraiseuse numérique. Dans un atelier voisin, c’est un billard aux allures de minigolf qui accroche le regard. « Ils ont beaucoup de rêves. A nous de les aider à les rendre accessibles », résume un enseignant.
Retour à l’hôtel de Chimay. Dans les couloirs qui mènent aux locaux de Ludivine, au premier étage, les murs sont encore recouverts de ses visages. « Il est interdit d’interdire », pourrait être la devise des Beaux-Arts, où casser les codes constitue une règle absolue. Réjouissante impression, encore, de constater que plusieurs pensionnaires connaissent parfaitement l’histoire des lieux. L’un d’eux aime à rappeler que ses turbulents prédécesseurs avaient été à la tête de la contestation de Mai 68 en s’attaquant à la Sorbonne… mais en prenant soin d’épargner leur propre maison ! Un autre signale que, avant les événements au Quartier latin, les architectes formaient l’essentiel des troupes, avec une représentation de 70 % à l’Ecole des beaux-arts. Dans le même temps, Ludivine présente la mezzanine où elle travaille et d’où elle peut apercevoir le ciel par sa fenêtre. Une aubaine. « En début d’année, c’est en général la guerre des places pour obtenir la meilleure lumière possible », observe un vieil habitué. A l’image de nombre de ses pairs, elle possède un univers bien à elle. Sur sa table de travail : des morceaux de bois, de vieux écrans de →
MÊME LES RÊVES LES PLUS FOUS DOIVENT ÊTRE RÉALISABLES
→ téléphone, le livre de Reiser intitulé Phantasmes, des dessins (l’un d’eux est drôlement baptisé Ceci est un homme qui mange un éclair), une poupée. « J’aime beaucoup travailler le tissu », déclare Ludivine. Au-dessous, ses camarades planchent avec application. Leurs peintures recouvrent les murs. Portraits sombres, paysages clairs… Il y en a pour tous les goûts. Dans une atmosphère calme, un élève est plongé dans un ouvrage dédié aux symboles dans la Bible. On peint, on sculpte, mais on lit aussi beaucoup.
A l’étage supérieur, un nouveau crochet vers l’atelier de Clément s’impose. A côté d’une petite lucarne, deux étudiants répètent leur chorégraphie pour animer de façon sonore l’exposition prévue tout à l’heure. Adepte d’une « musique classique un peu expérimentale », Aram a 26 ans et vient de Syrie. « Les artistes sont toujours venus du monde entier aux Beaux-Arts » fait remarquer le conser- vateur des oeuvres, Emmanuel Schwartz. « C’est un lieu merveilleux car on peut rencontrer et discuter avec des personnalités issues de tous les horizons et de tous les âges », se félicite Sacha, qui officie sous l’autorité de Jean-Michel Alberola. A 21 ans, Louis côtoie des gens plus capés que lui dans l’atelier dirigé par Nathalie Talec. Sa spécialité a toujours été la sculpture. Il vient de terminer quatre visages exécutés en… chocolat ! Une pièce évoquant les troubles de la personnalité que le brillant apprenti compte bien faire fondre durant la soirée grâce à un savant jeu de lumière. La suite de son cursus ? Il l’imagine volontiers dans le cinéma, confessant sa passion pour les films de Bergman et Godard. En cinquième année, sa collègue Emmanuelle dévoile pour sa part un travail sur les courants du vent. L’idée lui est venue alors qu’elle faisait du parapente. Au total : six pièces en Plexiglas, à l’intérieur desquelles des formes symétriques et colorées du meilleur effet apparaissent. Sa production ? Environ trois ou quatre oeuvres par an, tandis que son voisin confie pouvoir en créer une par semaine. Entre les membres de cette équipe dans le vent, la solidarité semble être de mise.
« On est dans une bulle particulière, les autres personnes ne nous comprennent pas toujours », glissent certains étudiants, qui reconnaissent avoir parfois des coups de blues. « On travaille avec des concepts, on est parfois trop dedans », témoigne l’un d’eux. Les moments de détente sont les bienvenus. Beaucoup d’élèves étonnent par leur grande maturité et leur ca-
LES PLUS DOUÉS ONT DÉJÀ LES HONNEURS DES GALERIES
ractère entier. « Au départ, on s’intéresse plus à leur personnalité qu’à leur talent, qui n’est pas forcément décelable », explique leur enseignante, qui leur rend visite environ deux fois par semaine. D’autres indiquent avoir une vision différente de l’existence depuis leur installation. « Tout est possible ici. Cela me sert énormément dans la vie », raconte Laurie.
De son côté, Elliot était sûrement loin d’imaginer à ses débuts qu’il serait un jour chargé d’une installation de ses travaux dans la chapelle des Petits-Augustins. Un autre lieu fascinant, construit au XVIIe siècle, qui a d’abord été un couvent avant de devenir un lieu consacré à l’art. Impossible de recenser toutes les merveilles de ce lieu où l’art italien est à l’honneur. Et pour cause ! Elle recèle de nombreux trésors exécutés par les lauréats du prix de Rome durant leur séjour à la villa Médicis. D’où cette reproduction, par exemple, du plafond de la chapelle Sixtine.
Décidément, chaque bâtiment possède sa propre magie
et sa propre histoire. « Tous les styles et les époques sont représentés au sein de l’école », précise Emmanuel Schwartz. Elliot poursuit la tradition en créant de larges compositions, notamment des vitraux. Sollicité pour de nombreuses commandes, il est déjà apprécié dans le milieu. « Les Beaux-Arts m’ont appris à savoir avec qui je voulais et ne voulais pas travailler, dit cet élève de cinquième année. J’y ai presque tout fait, sauf les ateliers basés à Saint-Ouen. » Même trajectoire idéale pour Ferdi- nand, qui a désormais les honneurs des galeries. « J’ai toujours dit à mes amis au Togo que je ferais les Beaux-Arts, se rappelle cet ancien étudiant en communication, âgé de 28 ans. Ils se moquaient de moi. » Sa vocation est née dans sa prime jeunesse. « J’ai toujours été un manuel, poursuit-il. Enfant, je cassais des transistors pour savoir ce qu’il y avait dedans. » Et de se réjouir humblement, sur les pelouses du jardin de l’hôtel de Chimay où ses pairs devisent gaiement de leurs projets, des nouvelles « perspectives » qui s’offrent à lui. Et à ses 500 camarades d’Ecole. ■