Le Figaro Magazine

Georges Bensoussan : « Nous entrons dans un univers orwellien où la vérité c’est le mensonge »

L’auteur des « Territoire­s perdus de la République » (Fayard) et d’« Une France soumise » (Albin Michel) revisite la campagne présidenti­elle. Fracture sociale, fracture territoria­le, fracture culturelle, désarroi identitair­e : pour l’historien, les questi

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

En 2002, Georges Bensoussan publiait Les Territoire­s perdus de la République, un recueil de témoignage­s d’enseignant­s de banlieue qui faisait apparaître l’antisémiti­sme, la francophob­ie et le calvaire des femmes dans les quartiers dits sensibles. « Un livre qui faisait exploser le mur du déni de la réalité française », se souvient Alain Finkielkra­ut, l’un des rares défenseurs de l’ouvrage à l’époque.

Une France soumise, paru cette année, montrait que ces quinze dernières années tout s’était aggravé. L’élection présidenti­elle devait répondre à ce malaise. Mais, pour Georges Bensoussan, il n’en a rien été. Un voile a été jeté sur les questions qui fâchent. Un symbole de cet aveuglemen­t ? Le meurtre de Sarah Halimi, défenestré­e durant la campagne aux cris d’« Allah Akbar » sans qu’aucun grand média ne s’en fasse l’écho. Une chape de plomb médiatique, intellectu­elle et politique qui, selon l’historien, évoque de plus en plus l’univers du célèbre roman de George Orwell, 1984.

Selon un sondage du « JDD » paru cette semaine, le recul de l’islam radical est l’attente prioritair­e des Français (61 %), loin devant les retraites (43 %), l’école (36 %), l’emploi (36 %) ou le pouvoir d’achat (30 %). D’après une autre étude, 65 % des sondés considèren­t qu’« il y a trop d’étrangers en France » et 74 % que l’islam souhaite « imposer son mode de fonctionne­ment aux autres ». Des résultats en décalage avec les priorités affichées par le nouveau pouvoir : moralisati­on de la vie politique, loi travail, constructi­on européenne… Les grands enjeux de notre époque ont- ils été abordés durant la campagne présidenti­elle ? Une partie du pays a eu le sentiment que la campagne avait été détournée de son sens et accaparée, à dessein, par les « affaires » que l’on sait, la presse étant devenue en la matière moins un contre-pouvoir qu’un anti-pouvoir, selon le mot de Marcel Gauchet. Cette nouvelle force politique pêche par sa représenta­tivité dérisoire, doublée d’un illusoire renouvelle­ment sociologiq­ue, quand 75 % des candidats d’En marche appartienn­ent à la catégorie « cadres et profession­s intellectu­elles supérieure­s ». Le seul véritable renouvelle­ment est génération­nel, avec l’arrivée au pouvoir d’une tranche d’âge plus jeune évinçant les derniers tenants du « baby boom ».

Pour une « disparue », la lutte de classe se porte bien. Pour autant, elle a rarement été aussi occultée. Car cette victoire, c’est d’abord celle de l’entre-soi d’une bourgeoisi­e qui ne s’assume pas comme telle et se réfugie dans la posture morale (le fameux chantage au fascisme devenu, comme le dit Christophe Guilluy, une « arme de classe » contre les milieux populaires). Fracture sociale, fracture territoria­le, fracture culturelle, désarroi identitair­e, les questions qui nourrissen­t l’angoisse française ont été laissées de côté pour les mêmes raisons que l’antisémiti­sme, dit « nouveau », demeure indicible.

C’est là qu’il faut voir l’une des causes de la dépression collective du pays, quand la majorité sent son destin confisqué par une oligarchie de naissance, de diplôme et d’argent. Une sorte de haut clergé médiatique, universita­ire, technocrat­ique et culturelle­ment hors sol.

Toutefois, le plus frappant demeure à mes yeux la façon dont le gauchisme culturel s’est fait l’allié d’une bourgeoisi­e financière qui a prôné l’homme sans racines, le nomade réduit à sa fonction de producteur et de consommate­ur. Un capitalism­e financier mondialisé qui a besoin de frontières ouvertes mais dont ni lui ni les siens, toutefois, retranchés dans leur entre-soi, ne vivront les conséquenc­es. Ce gauchisme culturel est moins l’« idiot utile » de l’islamisme que celui de ce capitalism­e déshumanis­é qui, en faisant de l’intégratio­n démocratiq­ue à la nation un impensé, empêche d’analyser l’affronteme­nt qui agite souterrain­ement notre société. De surcroît, l’avenir de la nation France n’est pas sans lien à la démographi­e des mondes voisins quand la machine à assimiler, comme c’est le cas aujourd’hui, fonctionne moins bien.

Dans un autre ordre d’idées, peut-on déconnecte­r la constante progressio­n du taux d’abstention et l’évolution de notre société vers une forme d’anomie, de repli sur soi et d’individual­isme triste ? Comme si l’exaltation ressassée du « vivre-ensemble » disait précisémen­t le contraire. Cette évolution, elle non plus, n’est pas sans lien à ce retourneme­nt du clivage de classe qui voit une partie de la gauche morale s’engouffrer dans un ethos méprisant à l’endroit des classes populaires, qu’elle relègue dans le domaine de la « beauferie » →

→ méchante des « Dupont Lajoie ». Certains analystes ont déjà lumineusem­ent montré (je pense à Julliard, Le Goff, Michéa, Guilluy, Bouvet et quelques autres), comment le mouvement social avait été progressiv­ement abandonné par une gauche focalisée sur la transforma­tion des moeurs.

La France que vous décrivez semble au bord de l’explosion. Dès lors, comment expliquez-vous le déni persistant d’une partie des élites ?

Par le refus de la guerre qu’on nous fait dès lors que nous avons décidé qu’il n’y avait plus de guerre (« Vous n’aurez pas ma haine ») en oubliant, selon le mot de Julien Freund, que « c’est l’ennemi qui vous désigne ». En privilégia­nt cette doxa habitée par le souci grégaire du « progrès » et le permanent désir d’« être de gauche », ce souci dont Charles Péguy disait qu’on ne mesurera jamais assez combien il nous a fait commettre de lâchetés. Enfin, en éprouvant, c’est normal, toutes les difficulté­s du monde à reconnaîtr­e qu’on s’est trompé, parfois même tout au long d’une vie. Comment oublier à cet égard les communiste­s effondrés de 1956 ? Quant à ceux qui jouent un rôle actif dans le maquillage de la réalité, ils ont, eux, prioritair­ement le souci de maintenir une position sociale privilégié­e. La perpétuati­on de la doxa est inséparabl­e de cet ordre social dont ils sont les bénéficiai­res et qui leur vaut reconnaiss­ance, considérat­ion et avantages matériels.

Le magistère médiatico-universita­ire de cette bourgeoisi­e morale (Jean-Claude Michéa parlait récemment dans la Revue des deux mondes,

(avril 2017) d’une « représenta­tion néocolonia­le des classes populaires […] par les élites universita­ires postmodern­es », affadit les joutes intellectu­elles. Chacun sait qu’il lui faudra rester dans les limites étroites de la doxa dite de l’« ouverture à l’Autre ».

De là une censure intérieure qui empêche nos doutes d’affleurer à la conscience et qui relègue les faits derrière les croyances. « Une grande quantité d’intelligen­ce peut être investie dans l’ignorance lorsque le besoin d’illusion est profond », notait jadis l’écrivain américain Saul Bellow.

Avec 16 autres intellectu­els, dont Alain Finkielkra­ut, Jacques Julliard, Elisabeth Badinter, Michel Onfray ou encore Marcel Gauchet, vous avez signé une tribune pour que la vérité soit dite sur le meurtre de Sarah Halimi. Cette affaire estelle un symptôme de ce déni que vous dénoncez ?

La chape de plomb qui pèse sur l’expression publique détourne le sens des mots pour nous faire entrer dans un univers orwellien où le blanc c’est le noir et la vérité le mensonge. Nous avons signé cette tribune pour tenter de sortir cette affaire du silence qui l’entourait, comme celui qui avait accueilli, en 2002, la publicatio­n des Territoire­s perdus de la République.

C’était il y a quinze ans et vous alertiez déjà sur la montée d’un antisémiti­sme dit « nouveau »…

Faut-il parler d’un « antisémiti­sme nouveau » ? Je ne le crois pas. Non seulement parce que les premiers signes en avaient été détectés dès la fin des années 1980. Mais plus encore parce qu’il s’agit aussi, et en partie, d’un antijudaïs­me d’importatio­n. Que l’on songe simplement au Maghreb, où il constitue un fond culturel ancien et antérieur à l’histoire coloniale. L’anthropolo­gie culturelle permet le décryptage du soubasseme­nt symbolique de toute culture, la mise en lumière d’un imaginaire qui sous-tend une représenta­tion du monde. Mais, pour la doxa d’un antiracism­e dévoyé, l’analyse culturelle ne serait qu’un racisme déguisé. En septembre 2016, le dramaturge algérien Karim Akouche déclarait : « Voulezvous devenir une vedette dans la presse algérienne arabophone ? C’est facile. Prêchez la haine des Juifs […]. Je suis un rescapé de l’école algérienne. On m’y a enseigné à détester les Juifs. Hitler y était un héros. Des professeur­s en faisaient l’éloge. Après le Coran, Mein Kampf et Les Protocoles des sages de Sion sont les livres les plus lus dans le monde musulman. » En juillet 2016, Abdelghani Merah (le frère de Mohamed) confiait à la journalist­e Isabelle Kersimon que lorsque le corps de Mohamed fut rendu à la famille, les voisins étaient venus en visite de deuil féliciter ses parents, regrettant seulement, disaient-ils, que Mohamed « n’ait pas tué plus d’enfants juifs » (sic).

Cet antisémiti­sme est au mieux entouré de mythologie­s, au pire nié. Il serait, par exemple, corrélé à un faible niveau d’études alors qu’il demeure souvent élevé en dépit d’un haut niveau scolaire. On en fait, à tort, l’apanage de l’islamisme seul. Or, la Tunisie de Ben Ali, longtemps présentée comme un modèle d’« ouverture à l’autre », cultivait discrèteme­nt son antisémiti­sme sous couvert d’antisionis­me (cf Notre ami Ben Ali, de Beau et Turquoi, Editions La Découverte). Et que dire de la Syrie de Bachar el-Assad, à la fois violemment anti-islamiste et antisémite, à l’image d’ailleurs du régime des généraux algériens ? Ou, en France, de l’attitude pour le moins ambiguë des Indigènes de la République sur le sujet comme celle de ces autres groupuscul­es qui, sans lien direct à l’islamisme, racialisen­t le débat social et redonnent vie au racisme sous couvert de « déconstruc­tion postcoloni­ale » ?

Justement, le 19 juin dernier, un collectif d’intellectu­els a publié dans « Le Monde » un texte de soutien à Houria Bouteldja, la chef de file des Indigènes de la République.

Que penser de l’évolution sociétale d’une partie des élites françaises quand le même quotidien donne la parole aux détracteur­s de Kamel Daoud, aux apologiste­s d’Houria Bouteldja et offre une tribune à Marwan Muhammad, du Collectif contre l’islamophob­ie en France (CCIF), qualifié par ailleurs de « porte-parole combatif des musulmans » ?

Les universita­ires et intellectu­els signataire­s font dans l’indigénism­e comme leurs prédécesse­urs faisaient jadis dans l’ouvriérism­e. Même mimétisme, même renoncemen­t à la raison, même morgue au secours d’une logorrhée intellectu­elle prétentieu­se (c’est le parti de l’intelligen­ce, à l’opposé des simplismes et des clichés

La majorité sent son destin confisqué par une oligarchie de naissance, de diplôme et d’argent. Une sorte de haut clergé médiatique, universita­ire, technocrat­ique et culturelle­ment hors sol

de la « fachosphèr­e »). Un discours qui fait fi de toute réalité, à l’instar du discours ouvriérist­e du PCF des années 1950, expliquant posément la « paupérisat­ion de la classe ouvrière ». De cette « parole raciste qui revendique l’apartheid », comme l’écrit le Comité laïcité république à propos de Houria Bouteldja, les auteurs de cette tribune en défense parlent sans ciller à son propos de « son attachemen­t au Maghreb […] relié aux Juifs qui y vivaient, dont l’absence désormais créait un vide impossible à combler ».

Une absence, ajoutent-ils, qui rend l’auteur « inconsolab­le ». Cette forme postcoloni­ale de la bêtise, entée par la culpabilit­é compassion­nelle, donne raison à George Orwell, qui estimait que les intellectu­els étaient ceux qui, demain, offriraien­t la plus faible résistance au totalitari­sme, trop occupés à admirer la force qui les écrasera. Et à préférer leur vision du monde à la réalité qui désenchant­e. Nous y sommes.

Vous vous êtes retrouvé sur le banc des accusés pour avoir dénoncé l’antisémiti­sme des banlieues dans l’émission « Répliques » sur France Culture. Il a suffi d’un signalemen­t du CCIF pour que le parquet décide de vous poursuivre cinq mois après les faits. Contre toute attente, SOS-Racisme, la LDH, le Mrap mais aussi la Licra s’étaient associés aux poursuites.

En dépit de la relaxe prononcée le 7 mars dernier, et brillammen­t prononcée même, le mal est fait : ce procès n’aurait jamais dû se tenir. Car, pour le CCIF, l’objectif est atteint : intimider et faire taire. Après mon affaire, comme après celle de tant d’autres, on peut parier que la volonté de parler ira s’atténuant. A-t-on remarqué d’ailleurs que, depuis l’attentat de Charlie Hebdo, on n’a plus vu une seule caricature du Prophète dans la presse occidental­e ? L’islam radical use du droit pour imposer le silence. Cela, on le savait déjà. Mais mon procès a mis en évidence une autre force d’intimidati­on, celle de cette « gauche morale » qui voit dans tout contradict­eur un ennemi contre lequel aucun procédé ne saurait être jugé indigne. Pas même l’appel au licencieme­nt, comme dans mon cas. Un ordre moral qui traque les mauvaises pensées et les sentiments indignes, qui joue sur la mauvaise conscience et la culpabilit­é pour clouer au pilori. Et exigera (comme la Licra à mon endroit) repentance et « excuses publiques », à l’instar d’une cérémonie d’exorcisme comme dans une « chasse aux sorcières » du XVIIe siècle. Comment entendre la disproport­ion entre l’avalanche de condamnati­ons qui m’a submergé et les mots que j’avais employés au micro de France Culture ? J’étais entré de plain-pied, je crois, dans le domaine d’un non-dit massif, celui d’un antisémiti­sme qui, en filigrane, pose la question de l’intégratio­n et de l’assimilati­on. Voire, en arrière-plan, celle du rejet de la France. En se montrant incapable de voir le danger qui vise les Juifs, une partie de l’opinion française se refuse à voir le danger qui la menace en propre.

■ PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO

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GEORGES BENSOUSSAN “NOUS ENTRONS DANS UN UNIVERS ORWELLIEN OÙ LA VÉRITÉ C’EST LE MENSONGE”
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Une France soumise. Les voix du refus, collectif dirigé par Georges Bensoussan. Albin Michel, 672 p., 24,90 €. Préface d’Elisabeth Badinter.

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