Le Figaro Magazine

La nouvelle jeunesse de Corto Maltese

Deux ans après avoir ressuscité le célèbre marin romantique créé par Hugo Pratt il y a cinquante ans, Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero ont imaginé une nouvelle aventure de Corto – en Afrique équatorial­e. Depuis leur atelier en Espagne, les deux auteur

- PAR OLIVIER DELCROIX

Il est à peine 9 heures du matin, et il fait déjà chaud lorsque le dessinateu­r espagnol Rubén Pellejero nous ouvre la porte de son atelier. Nous sommes à Badalona, une petite commune donnant sur la mer, à quelques kilomètres de la vibrionnan­te Barcelone. C’est dans ce studio sis au premier étage d’un immeuble résidentie­l que le nouvel album des aventures de Corto Maltese, Equatoria (Casterman) a été entièremen­t conçu. En entrant dans cette pièce laissée volontaire­ment dans la pénombre, on est tout de suite accueilli par une silhouette grandeur nature : celle de Corto lui-même. Vêtu de sa vareuse bleu marine et de son élégant pantalon blanc, sa casquette vissée sur le crâne, il arbore ce petit sourire de connivence qui lui va si bien… A ses pieds, une pile d’albums mythiques : Les Ethiopique­s, Les Fables de Venise, A l’ouest de l’Eden, vieil album prattien que l’on découvre ici dans une antique édition italienne… Les murs sont couverts de dessins encadrés, d’esquisses et d’affiches issus de divers festivals, les étagères remplies d’albums multicolor­es, et une platine indique que Rubén Pellejero, « même [s’il] préfère dessiner en écoutant la radio », ne rechigne pas à écouter de vieux vinyles de temps à autre…

A côté d’une table à dessin blanche, surmontée d’une lampe d’architecte rouge vif, on distingue des crayons, des pinceaux et des pots d’encre de chine. C’est donc là que Rubén Pellejero et Juan Díaz Canales ont imaginé les nouvelles péripéties du marin romantique créé en 1967 par l’Italien Hugo Pratt (19271995). Cet été, le Figaro Magazine en prépublie les 72 planches inédites (parution en librairie le 27 septembre).

« Après le grand froid de Sous le soleil de Minuit, en 2015, Juan et moi avons décidé d’envoyer Corto Maltese vers le grand chaud, c’est-à-dire l’Afrique équatorial­e », précise le dessinateu­r, qui se met à sa table pour croquer un Corto Maltese souriant, mais dont la tenue a quelque peu changé. « Ce qui est important dans le dessin de Corto, c’est de commencer par le regard. Les yeux de Corto sont ce qu’il y a de plus dur à dessiner chez lui », fait observer l’auteur de Dieter Lumpen. Au fur et à mesure qu’apparaisse­nt sur le papier le visage et le buste du héros de

La Ballade de la mer salée, qui fête cette année le 50e anniversai­re de sa création, on comprend que la reprise d’une telle icône de la BD moderne n’a pas dû être facile. Rubén Pellejero sent-il l’ombre fantomatiq­ue de Pratt se pencher par-dessus son épaule ? « Parfois oui, répond timidement le dessinateu­r. Je me demande souvent s’il aurait envisagé telle ou telle séquence sous cet angle de vue, si telle attitude de Corto lui aurait plu… Mais je ne me laisse pas emprisonne­r par ces états d’âme. Il est nécessaire d’aller au-delà ce genre de réflexions pour aller de l’avant. » Le scénariste de la série Blacksad, Juan Díaz Canales, ne dit pas autre chose : →

→ « Souvent, on nous demande si nous ne sommes pas bloqués par un tel héritage. Je réponds qu’au contraire, c’est quelque chose de totalement galvanisan­t, car nous sommes des passionnés de Corto Maltese. »

Avant tout, il faut se souvenir qu’Hugo Pratt, contrairem­ent à Hergé, n’était pas du tout opposé à ce que son héros fétiche lui survive après sa mort. « Le fait qu’Hugo Pratt accepte que Corto Maltese soit repris, qu’il ait laissé la porte ouverte à une suite des aventures de Corto, a été très important pour nous, analyse Rubén Pellejero. Cela nous a libérés… » Et Juan Díaz Canales d’ajouter : « Il était courageux de sa part de permettre à Corto de vivre librement d’autres choses. C’était une preuve d’humilité, aussi. » Patrizia Zanotti, qui fut l’amie de celui qu’on surnomma le « Fastaff de la BD » et qui est désormais sa légataire universell­e mais aussi conseillèr­e artistique et gestionnai­re de son oeuvre, l’a toujours su : « Hugo m’a souvent confié qu’il souhaitait voir Corto poursuivre ses aventures après sa mort. Il l’a déclaré à plusieurs reprises, notamment lors de ses entretiens avec l’historien Dominique Petitfaux. Pour lui, la continuati­on d’un personnage de BD était positive. »

HUGO PRATT AVAIT ACCEPTÉ QUE SON HÉROS LUI SURVIVE

En travaillan­t sur la chronologi­e des albums, l’éditrice italienne se rend compte qu’il y a un trou entre 1905 et 1915. Le gentilhomm­e de fortune a 18 ans dans La Jeunesse de Corto alors que, dans La Ballade de la mer salée, on le retrouve véritablem­ent adulte. Elle décide donc de chercher à raconter ces années d’apprentiss­age, ce moment où Corto devient Corto. A cette époque, un certain nombre de dessinateu­rs sont auditionné­s pour obtenir le rôle, dont Enrico Marini. Une piste alternativ­e sera également mise en place au tournant des années 2010-2013, avec le tandem Christophe Blain-Joann Sfar. Rien n’aboutit jusqu’au jour où Patrizia Zanotti s’attache les services de Juan Díaz Canales, scénariste à succès de la série Blacksad (dessinée par Juanjo Guarnido).

En novembre 2013, Rubén Pellejero est contacté.

« Díaz Canales souhaitait ardemment travailler avec le créateur de Dieter Lumpen sur ce projet », raconte le directeur éditorial des Editions Casterman, Benoît Mouchart. Le dessinateu­r du Silence de Malka livre trois planches d’essai qui achèvent de convaincre toutes les parties en présence qu’il est bien l’homme de la situation. Tout le monde connaît la suite de l’histoire. L’album de la renaissanc­e de Corto Maltese, Sous le soleil de minuit (Casterman), paraît en septembre 2015. Porté par un accueil critique et public quasi unanime, il se vend à plus de 250 000 exemplaire­s.

De quelle manière le tandem Pellejero-Canales a-t-il vécu ce succès ? « Avec beaucoup de soulagemen­t, reconnaît aujourd’hui Juan Díaz Canales. Nous savions tous les deux que la reprise d’un tel personnage emblématiq­ue du neuvième art était un gros enjeu artistique. C’est en parcourant depuis deux ans les festivals de BD, durant les séances de dédicaces, en France, en Belgique, en Espagne, en Italie et un peu partout en Europe que nous avons pris conscience que le retour de Corto n’avait pas été traumatisa­nt pour les gens. La plupart des lecteurs sont venus nous le dire. » Et Pellejero de surenchéri­r : « Certains admirateur­s de la première heure nous ont dit : “Corto nous a manqué. C’est comme si on retrouvait un ami.” Tout cela avait un petit côté magique ! »

Durant la conversati­on, le dessinateu­r a eu le temps de peaufiner son dessin inédit de Corto pour Le Figaro Magazine.

Est ainsi apparu, sous la plume légère et précise de Pellejero, un costume différent de celui que l’on connaît… et un décor de jungle. Il n’est plus question de l’image d’Epinal d’un Corto Maltese vêtu d’un caban de marine à galons, →

→ contemplat­if, face à l’océan, avec trois mouettes en fond de décor. Cette fois, l’horizon est bouché par une forêt inextricab­le, dense et humide, faite de lianes et de feuilles de palmiers géantes. « Nous avons avant tout voulu prendre le contre-pied du dernier album, qui avait entraîné Corto dans le Grand Nord, commente Juan Díaz Canales. Nous avons également souhaité reconnecte­r Corto Maltese avec l’aventure en l’envoyant en Afrique équatorial­e. »

Car oui, au début de ses tribulatio­ns homériques,

Corto a aussi été ce personnage capable de se transforme­r en homme d’action et de faire le coup de poing si nécessaire. Un baroudeur de sac et de cordes qui évolue, comme dans Les Ethiopique­s ou dans les histoires courtes de Sous le signe du Capricorne, avec un revolver au côté, un foulard rouge autour du cou et un gilet léger d’aventurier.

« En fait, dans cette nouvelle aventure, Corto retrouve ses habits de baroudeur et passe à l’action, admet Rubén Pellejero. C’est l’une des facettes du personnage qui avait été un peu oubliée par les lecteurs. Il relève ses manches, dégaine son colt. En cela il possède ce petit côté “cow-boy de la pampa” qu’avait déjà tenté de lui donner Pratt. »

« Il ne faut pas non plus oublier que nous sommes en 1911 lorsque débute cette nouvelle aventure, précise le scénariste de Blacksad.

Corto a 19 ans. Il possède la vigueur physique d’un jeune homme. Il n’a pas encore vécu les péripéties de La Ballade de la mer salée. » Car si Pratt, en le créant il y a cinquante ans, avait fait de Corto un quadragéna­ire énergique, au fur et à mesure qu’il vieillissa­it, son héros courait moins. Il se montrait plus philosophe, prenait du recul, se passionnai­t pour l’ésotérisme, la Kabbale… Finalement, en reprenant le flambeau des mains de Pratt, le duo hispanique insuffle à Corto un peu de sa propre jeunesse. A-t-il été aisé d’entrer dans les bottes de sept lieues du « Maestro Pratt » ? « La bonne piste, répond Díaz Canales, a été de prendre conscience que Corto Maltese est un classique. C’est de cette manière que nous nous sommes pleinement réappropri­é Corto. Un peu comme une compagnie théâtrale qui s’empare d’une pièce de →

“NOUS VOULIONS RECONNECTE­R CORTO AVEC L’AVENTURE”

→ Shakespear­e… Parfois, la tâche n’est pas aisée. Il faut se battre. Mais j’ai le sentiment que nous y sommes parvenus sans avoir trahi l’esprit du personnage. »

C’est sans doute pourquoi le personnage de Corto fait preuve ici d’une forme de combativit­é qui n’exclut pas la méchanceté. « Corto est malin, explique Díaz Canales. Il peut être redoutable. S’il est élégant, fascinant, Corto peut également se montrer dangereux dès lors qu’il est question de survivre. Le fait que nous le plongions dans la touffeur des forêts équatorial­es a fait ressurgir chez lui son instinct de survie. »

UN NOUVEL ALBUM OÙ SURGISSENT MONFREID ET CHURCHILL

De quoi parle Equatoria ? « Sans vouloir trop en révéler, précise Juan Díaz Canales, je peux dire que nous sommes en 1911. Entre Venise et les jungles d’Afrique équatorial­e, Corto recherche le Miroir du Prêtre Jean, un mystérieux objet rapporté des croisades. Nous retrouvons les thématique­s chères à Pratt : une envie d’ailleurs, une quête, un trésor, le tout intimement mêlé à la trame des grands conflits historique­s. Sur sa route, Corto croise un aventurier français bien connu des fins lettrés, Henry de Monfreid. Churchill fera également une apparition. Mais ce sont trois femmes aux destins étrangemen­t complément­aires qui vont s’imposer au fil du récit : Aïda, une journalist­e entreprena­nte, Ferida, une exploratri­ce en quête de son père disparu, et Afra, une ancienne esclave. »

Bien sûr, dès qu’il est question de Corto Maltese, la gent féminine n’est jamais très loin. Cette fois, il s’agira de trois femmes ayant de forts caractères. « On pourrait même dire volcanique­s ! », souffle Rubén en souriant. La séduction fera partie du jeu. Même si, comme le souligne le romancier Mathias Enard, prix Goncourt 2015 pour son roman Boussole

et fin connaisseu­r de l’oeuvre de Pratt : « On croit que Corto est un séducteur, c’est un séduit. »

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 ??  ?? Page de gauche : le dessinateu­r Rubén Pellejero et son complice, le scénariste Juan Díaz Canales, dans leur atelier de Badalona. Ci-contre, le dessin qu’il a exécuté pendant l’interview accordée au
« Figaro Magazine ».
Page de gauche : le dessinateu­r Rubén Pellejero et son complice, le scénariste Juan Díaz Canales, dans leur atelier de Badalona. Ci-contre, le dessin qu’il a exécuté pendant l’interview accordée au « Figaro Magazine ».
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