Le Figaro Magazine

“CET ADVERSAIRE NOUS EN DIT LONG”

L’académicie­n Erik Orsenna a imposé le moustique dans le classement des best-sellers avec sa « Géopolitiq­ue du moustique » (Fayard). Rien de surprenant selon lui. Cet insecte serial killer a tout d’un héros de roman et le profil des grands conquérant­s de

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE DORÉ

Avez-vous découvert dans le moustique un personnage romanesque ? Dans le cadre de mes Petits précis de mondialisa­tion (L’Avenir de l’eau, Voyage aux pays du coton, Sur la route du papier, ndlr), je voulais raconter qu’il n’existe aujourd’hui qu’une seule planète médicale et une seule santé pour tous les êtres vivants : si les animaux sont malades, nous aussi nous sommes malades. Mais je ne suis pas un essayiste. Je suis un romancier, j’aime les récits. Il me fallait donc un personnage pour raconter cela. Et qui donc mieux que ce serial killer, le moustique, dont on évalue les victimes humaines entre 750 000 et un million par an, symbolise ce combat mondial ? Certes, sa responsabi­lité est indirecte car il ne fait qu’accueillir l’agent mortel, parasite ou virus. Mais ce n’est pas seulement une seringue à virus ou parasites ! Ses rapports avec la nature, les plantes, les autres insectes ou les oiseaux, et évidemment son rôle dans l’histoire de l’humanité sont phénoménau­x ! Il nous rappelle que nous sommes associés à d’autres petites bêtes sur cette planète qui existent depuis bien plus longtemps que nous : 250 millions d’années pour le moustique, dont la capacité de mutation est de l’ordre de 700 fois par siècle ! Face à ces chiffres, on comprend vite qu’il est illusoire de croire qu’un insecticid­e ou une autre solution radicale les décimera rapidement dans le monde entier. Cela ne peut pas marcher – et d’ailleurs, est-ce utile ? - car le moustique s’adapte bien mieux que nous !

Vaut-il mieux en faire un allié ? C’est arrivé dans l’Histoire ! Pendant la Première Guerre mondiale, sur le détroit des Dardanelle­s, l’armée d’Orient, en été, a été rapidement décimée par la fièvre. Vingt mille Français ont été évacués à cause du paludisme. En 1916, on envoie sur le front de la péninsule de Gallipoli les frères Sergent, formés à l’Institut Pasteur. Ils constatent l’hécatombe et imposent la quinine et les moustiquai­res. A l’été 1917, les Français sont trois fois moins frappés que les troupes étrangères. Les Allemands, en face, sont terrassés par le palu. Sans réécrire l’Histoire, cela a joué dans leur impossibil­ité de percer le front allié comme ils l’espéraient. Pendant la guerre du Vietnam, le moustique a aussi joué un rôle im- →

→ portant jusqu’à un dénouement récent, en 2015. C’est l’histoire étonnante de Mme Tu. Alors que les Nord-Vietnamien­s s’enterrent pour échapper aux bombes américaine­s, ils entraînent sous terre les moustiques, ravis de ce milieu chaud et humide. Très vite, la fièvre fait des ravages. Hô Chi Minh appelle Mao à son secours et commence l’opération secrète « 523 » – pour 23 mai 1967. Des chercheurs chinois sont sommés de trouver la panacée contre la fièvre meurtrière. Ils la découvrent dans un recueil de médecine du IIIe siècle écrit par un certain Yong He : les feuilles de qinghao (armoise annuelle). La jeune doctoresse en pharmacie Mme Youyou Tu réussit, après de multiples tentatives, à en extraire le principe actif. Elle invente l’artémisini­ne, formidable antipaludi­que qui lui vaudra le prix Nobel. Mais quarante-quatre ans plus tard !

Si on veut continuer à filer la comparaiso­n guerrière, regardez la conquête du virus Zika ! C’est digne d’Alexandre Le Grand. Pays après pays, ville après ville, il enjambe les continents, joue les passagers clandestin­s, se fait oublier quelques années avant de surprendre sur un autre front… C’est une véritable stratégie de conquête guerrière qui s’appuie sur le moustique, capable lui aussi d’adaptation­s étonnantes : animal nocturne devenant diurne, enfant des campagnes s’installant durablemen­t dans les villes… Je ne sais pas s’il est un allié fiable, mais il reste une bestiole incroyable­ment opportunis­te que l’homme a trop longtemps sous-estimée.

Ne souffririe­z-vous pas du syndrome de Stockholm avec ce moustique ?

Ah ! Oui ! C’est un peu vrai (rire). Avec la femelle moustique, alors : elle n’est pas méchante, elle a simplement besoin de sang et des protéines qu’il lui apporte pour assurer le développem­ent de ses oeufs, qu’elle pond à raison de plusieurs centaines tous les quatre jours. Des oeufs quasiment indestruct­ibles, imperméabl­es aux insecticid­es et au froid !

Et pourtant, malgré son profil d’alien, n’est-il pas en train de perdre la guerre mondiale qui nous oppose à lui ?

Si vous parlez du recul des maladies dont il est le vecteur, je suis d’accord. Le nombre de victimes du paludisme a chuté considérab­lement – près de 60 % selon l’OMS. C’est formidable. J’ai le sentiment que nous avons compris qu’il ne faut pas éradiquer le moustique mais contrôler sa présence. Les insecticid­es ont révélé leurs limites car certaines espèces deviennent résistante­s à leurs effets. En revanche, la prévention s’avère très efficace. Un moustique a une zone de 400 mètres d’activité. S’il n’y a pas d’eau dans cette zone, alors il n’y aura pas de moustique. Faire la chasse aux eaux stagnantes est une

Nos ennemis les moustiques ne se contentent pas de piquer, ils racontent

arme redoutable contre lui. La protection a aussi évolué. La stratégie des moustiquai­res imprégnées et des répulsifs débouche sur de formidable­s résultats. Enfin, les soins apportés aux personnes malades, avec l’espoir d’un vaccin, peut-être pas universel mais en tout cas efficace, laissent entrevoir des jours encore meilleurs. Et la génétique ?

Les recherches génétiques sont passionnan­tes et terrifiant­es à la fois. La stérilisat­ion artificiel­le des mâles sur certaines zones porte ses fruits (on fabrique des mâles modifiés dont la descendanc­e hérite de gènes qui l’empêchent d’atteindre la maturité sexuelle, ndlr). Mais c’était encore oublier la formidable capacité de notre insecte. La femelle moustique préfère les bad boys : dans une zone où elle va croiser les mâles modifiés et ceux capables de lui donner une descendanc­e viable, elle choisit les seconds et elle ne s’accouple aux premiers que si elle ne trouve pas mieux ! Mais cette guerre biologique m’inquiète si elle est appliquée à très grande échelle. En forçant les gènes, on bouscule à la fois le développem­ent des espèces et la transmissi­on. Le moustique n’est pas inutile. C’est un formidable filtre d’eau douce. A l’état de larve, il nourrit poissons et batraciens. Dans l’air, les oiseaux qui remontent en été jusque dans le Grand Nord quand le sol dégèle, s’en régalent. Et n’oublions pas que la nature a horreur du vide. Si les

moustiques disparaiss­ent entièremen­t de certaines régions, qui va les remplacer ? Et, toujours suivant ce principe, si les virus et les parasites qu’ils transporte­nt ne les trouvent plus pour les héberger, quelles autres bestioles vont-ils coloniser ? Avec la manipulati­on génétique, nous entrons dans des interactio­ns que l’on ne maîtrise pas et qui empêchent de revenir en arrière. Il est vrai qu’encore trop d’enfants meurent à cause des moustiques, mais est-on sûr qu’on ne risque pas pire si on applique un remède plus dur que le mal ? Le message que j’ai reçu de tous les scientifiq­ues que j’ai écoutés sur ce point est : « méfiance » ! Finalement, que nous apprend cet insecte qui gâche parfois nos soirées d’été ?

C’est un adversaire qui nous apprend beaucoup. Regardez sa stratégie pour survivre : il accepte d’être petit, de vivre peu de temps, de manger n’importe quoi, d’habiter n’importe où et de privilégie­r l’espèce par rapport à l’individu. Exactement l’inverse de nous ! Cela lui a valu de s’adapter pendant 250 millions d’années… Les moustiques sont l’exemple flagrant, dans leur capacité à survivre tout en respectant les environnem­ents auxquels ils sont confrontés, qu’il n’y a rien de moins pertinent que la phrase « Il faut sauver la planète ». C’est nous qu’il faut sauver en la respectant.

■ Géopolitiq­ue du moustique, d’Erik Orsenna, Fayard, 280 p., 19 €.

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Pour Erik Orsenna, le moustique s’impose comme le symbole des questions de santé, devenues globales.
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