DES DANSES LONGTEMPS PRATIQUÉES DANS L’ISOLEMENT DES RÉSERVES
Sur le vaste rond de pelouse, la foule des danseurs gravite autour du mât central avec la même obstination qu’une galaxie s’enroulant autour de son axe. Dans le flot continu de ce maelström cosmique, les loups côtoient les bisons, les ours fricotent avec les aigles, les tortues cousinent avec les porcs-épics. Coiffes en plumes de dindon, nattes empanachées d’hermine, pare-flèches en os de biche, boucliers ornés de peaux de loutre… tout un bestiaire improbable tournoie sans relâche au grand soleil.
Soudain, un coup de sifflet. Tout ce petit monde de cuir, de poils et de plumes se fige comme pétrifié. On entendrait pousser ses cheveux. Une voix de crooner poncée par des décennies de tabac brun s’échappe enfin d’un haut-parleur et annonce le seul événement suffisamment grave pour arrêter net le tourbillon des danseurs : une plume d’aigle a été retrouvée sur l’aire de danse ! Des mots qui, dans l’assistance, font l’effet d’une étincelle sur du bois sec. Le micro toujours en main, le directeur du pow-wow retire son chapeau et le pose délicatement au-dessus de l’objet du litige. Smartphones, appareils photo et autres caméras sont priés de demeurer au repos afin de ne pas entraver la descente des esprits. Quatre danseurs – on apprendra plus tard qu’il s’agit de chamans – se postent aux quatre points cardinaux et entament un chant aux accents élégiaques. Quelques mesures de tambourin plus tard, l’un des medicin-men recueille la plume avec une dextérité de chirurgien neurologue et se retire derrière les tribunes. « La plume d’aigle est sans doute l’objet le plus sacré à nos yeux, raconte Denis Bluteau, un Huron-Wendat. C’est l’oiseau qui vole le plus haut dans le ciel, au plus près du Créateur. Alors, quand une de ses plumes tombe sur le cercle de danse, l’affaire est sérieuse. C’est comme un guerrier tombé à terre ! »
Chaque été, l’Abitibi-Témiscamingue, territoire de prédilection des Algonquins depuis au moins le XIIIe siècle, vibre au rythme des pow-wows. Aux antipodes des shows pour touristes en mal de folklore et d’exotisme, ces grands rassemblements incarnent un temps fort dans la vie des nations autochtones en leur donnant l’occasion de faire revivre leur héritage culturel. Ici, à 20 kilomètres de Val-d’Or, sur les rives du lac Simon, sept tribus amérindiennes - Micmacs, Innus, Abenakis, Attikameks, Cris, Hurons-Wendat et Algonquins - se sont donné rendez-vous pour célébrer leurs traditions ancestrales dans un esprit bon enfant, sans souci de compétition. « Dans le temps, quand les gens étaient encore en forêt, ces grands meetings étaient l’occasion de prendre des nouvelles les uns des autres, d’échanger, de vendre ses peaux… et aussi de faire baptiser les enfants de l’année ou de se marier avec la bénédiction d’un curé qui faisait le déplacement », rappelle Richard Ejenagosi, grand chef de la
communauté algonquine des Abitibiwinnis. Et puis, dans le courant des années 1950, les curés ont cessé de venir : vers cette époque, les pensionnats ont ouvert et ont commencé à mettre le grappin sur les jeunes Indiens avec pour objectif de leur enseigner le français et d’en faire de bons petits chrétiens. « Les fonctionnaires ont débarqué dans notre campement en 1955. Ils ont dit aux parents que nous allions désormais être pris en charge et recevoir une bonne éducation. Nous autres, les gamins, nous étions contents, car nous pensions juste faire un tour en avion. Je n’ai revu mes parents qu’un an plus tard, lors des vacances d’été. » Alphabétisation à coups de trique, régime alimentaire à base de carottes et de navets, punitions corporelles, prières à répétition, brimades et abus de toutes sortes… les bons pères n’y ont pas été avec le dos du goupillon. Au point qu’une commission de vérité et de réconciliation a été initiée et qu’en 2015 elle a abouti, entre autres, à la reconnaissance d’un génocide culturel et aux excuses officielles du Premier ministre.
Le dernier pensionnat a fermé en 1995. La génération de Richard, proprement déracinée, n’a su recueillir auprès de la précédente que les bribes d’une culture vouée aux gémonies. « Quand je voyais mes parents, j’étais mal à l’aise. Au pensionnat, on ne cessait de critiquer leurs valeurs. Par exemple, quand mon père me disait que le feu était mon ami, que grâce à lui j’allais pouvoir me réchauffer, les prêtres me rétorquaient qu’il brûlait en enfer pour châtier les pécheurs ! » Au Canada, les danses traditionnelles autochtones, réprimées par le gouvernement de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1951, se sont longtemps pratiquées clandestinement dans l’isolement des réserves. Même s’ils ne peu- vent faire oublier cette triste période, les pow-wows semblent un bon moyen de restaurer la chaîne de transmission du savoir ancestral et de permettre à une jeunesse souvent désoeuvrée de s’ancrer autour d’une identité retrouvée.
Composé petit à petit à la faveur de dons,
d’échanges ou de trouvailles, l’habit porté lors des cérémonies témoigne de l’implication des nouvelles générations pour retrouver les valeurs des anciens. Pour ne pas se mettre à dos son interlocuteur, mieux vaut éviter le terme de « costume », aux méchants relents de déguisement ou de panoplie achetée en l’état. Si les participants, très sourcilleux sur ce point de vocabulaire, tolèrent l’usage du mot « habit », ils préfèrent parler de régalia pour désigner leurs parures. « Chaque régalia est unique. Il donne des indices sur la personnalité ou l’histoire de son propriétaire », explique Denis Bluteau qui a lui-même récupéré auprès d’un centre vétérinaire la tête d’aigle qui orne son « bâton à exploit » ou eagle staff. Sa femme, Julie, a repris un bout de bois utilisé par son grand-père pour la trappe ainsi qu’un morceau de foulard de sa grand-mère. Les plumes d’aigle, elles, se méritent. Fruits d’une longue tradition de dons et contredons, les plumes du rapace vénéré sont l’objet de toutes les attentions : bichonnées à la graisse d’ours, manipulées avec autant de précautions qu’un morceau de la sainte Croix ou, quand elles ont le malheur de tomber à terre - en dehors, bien sûr, d’un cercle de danse, – saupoudrées d’une pincée de tabac et mises au repos quelques jours avant réutilisation ! Les jeunes commencent par des plumes d’oie bernache →
→ et, s’ils se comportent bien, et s’impliquent dans la communauté, s’en voient offrir par leurs aînés. Aroussen, une jeune Huron-Wendat de 22 ans, a d’abord reçu quatre plumes d’aigle quand elle avait 15 ans et elle vient d’en récupérer neuf autres avec lesquelles elle s’est confectionné un éventail. C’est la récompense pour ceux qui suivent la « voie rouge », le chemin des valeurs amérindiennes, en se tenant à bonne distance de l’alcool et de la drogue.
De retour sur l’aire de danse, Aroussen virevolte, tourbillonne comme une petite tornade, aussi légère qu’un rond de fumée. Tousn’ontpassagrâce,maischacundisposed’unrépertoirede trois danses selon son sexe. Les femmes ont ainsi le choix entre la danse du châle (fancy shawl), de la robe à clochettes ou la traditionnelle. Dans certains pow-wows dits de compétition, les danseurs de chaque catégorie s’affrontent dans des joutes riches en pirouettes afin de décrocher des récompenses mais le pow-wow traditionnel demeure festif, bon enfant et ouvert à tous. La danse n’est pas la seule activité à l’honneur. En marge de l’arène centrale, des colosses font la course avec un canoë sur les épaules ou chancellent sous d’énormes sacs de sable. Jonathan Germain, poitrail d’airain et encolure de cheval normand, est un champion de portage. L’objectif est de faire 5 mètres avec le maximum de sacs sur le dos. L’an dernier, il a remporté l’épreuve en portant 900 livres, plus de 400 kilos !
« Il faut vraiment se muscler le cou, car c’est une partie du corps qui ne travaille pas trop d’habitude. » Alors qu’un porteur commenceàoscillertelunarbreavantlachute,ilajoute:«Et,quand
ça se met à tanguer, il ne faut surtout pas résister et se laisser partir avec la charge ! »
Fort de ces judicieux conseils, on se sent prêt à larguer les amarres pour explorer un territoire troué de plus 22 000 lacs, une débauche de forêts sillonnées de rivières où l’asphalte n’est pas vraiment le bienvenu. L’eau a longtemps été la seule voie de communication et les Européens ont dû découvrir le pays à la force des bras. Le lac Kipawa, dans le Témiscamingue, donne l’occasion de s’engouffrer dans le sillage des coureurs des bois. Ces gaillards, Français pour la plupart, qui prenaient la forêt comme on prend le large pour aller au contact des tribus et leur acheter des fourrures. A l’ombre des pruches et des pins blancs, les lames des pagaies fendent la soie de la surface presque sans effort. Les canoës d’antan, coque en écorce de bouleau, membrure de cèdre et coutures en racines d’épinette, n’avaient certes pas le même hydrodynamisme que les embarcations en résine d’aujourd’hui. Il y a une dizaine d’années, Diane Moreau a été sélectionnée parmi plus de 800 candidats pour participer, avec neuf autres « chanceux », à l’aventure « Destination Nor’Ouest », une épopée télévisée destinée à faire revivre à des contemporains les tribulations des « voyageurs », employés des grandes compagnies qui ralliaient Montréal aux postes de traite du lac Supérieur. Au programme, 2 500 kilomètres jusqu’à Winnipeg, 12 heures de pagayage par jour pendant 100 jours avec d’incessants portages du canoë en écorce – une bagatelle de 320 kilos – le tout dans les conditions rustiques de l’époque, à savoir : pull en laine, pantalon de coton et nuit plus ou moins réparatrice sous une bâche…
Le soir, après l’inévitable calfeutrage de l’embarcation à l’aide d’un mélange de cendres, de graisse d’ours et de sève d’épinette, les heureux candidats avaient tout loisir de flatter leurs papilles avec quelques bouchées de pemmican, un brouet roboratif à base de viande de bison séchée, broyée, mélangée à de la graisse et saupoudrée de myrtilles. « Après quatre ou cinq jours, le corps comprend qu’il n’a pas trop le choix et finit par s’habituer. Une fille a craqué, mais c’était la seule. » Autant dire que pour Diane, cette itinérance de trois jours de la baie des Deux Milles jusqu’à la baie Dorval (50 kilomètres) a tout d’une promenade digestive. →
L’OCCASION DE S’ENGOUFFRER DANS LE SILLAGE DES COUREURS DES BOIS
→ Les coups de pagaie s’enchaînent avec une régularité résignée de pulsations cardiaques. De tout côté, la forêt dévoile ses dessous intimes. De temps en temps, une cabane en bois rond apparaît sur la berge avec la brusquerie d’un aérolithe tombé au beau milieu des sapins. Un balbuzard survole les canoës, pousse un cri déchirant et s’enfuit par-delà le dos voûté des grands bois noirs. Sombre présage ? Le babillage des courtes vagues se fait bientôt entendre contre la coque. Dans le baie du Huard, le canard en question, ballotté comme un espar, jette un regard inquiet sur notre cortège avant de disparaître sous la surface déjà guillochée par de mauvaises rafales. Le vent se lève et il est de mauvais poil. Adieu douce sensation de facilité, adieu glissements fluides et déliés… S’instaure peu à peu la désagréable sensation de ne pas avancer, pire, d’être refoulé par les éléments. Pour ne pas perdre courage, il faut se fixer un amer sur une rive pas trop lointaine, une falaise, un arbre mort ou roussi par la maladie, qu’importe ! Un étroit chenal flanqué de parois rougeaudes débouche sur une petite baie entièrement fermée et met enfin un terme a cette agitation de mer du Nord. Dans cette thébaïde coupée du monde, des îlots qui ignorent encore presque tout de l’homme flottent sur une eau oléagineuse. L’endroit rêvé pour un bivouac. Les lichens secs crépitent et gémissent sous la semelle. Tout serait parfait s’il n’y avait ces maudits brûlots, cruelles petites mouches aux morsures encore plus vicieuses que celles des « frappesbabord » et autres maringouins.
Le soir autour du feu crépitant, alors que les visages flambent comme des chaudrons de cuivre, on repense avec émotion à ces diables de coureurs des bois qui, trempés, les pognes calleuses et indurées par la besogne, passaient des jours, des semaines en équilibre sur le fil de l’eau. D’autres hommes tout autant déterminés les ont suivis. Aux chasseurs de peaux ont succédé, vers la moitié du XIXe siècle, les bûcherons des compagnies forestières puis, vers 1920, suite à la découverte de gisements d’or, les mineurs d’Europe de l’Est. Alors qu’au sud, le Témiscamingue aux terrains plus agrestes se montre un peu plus accueillant, l’Abitibi est un genre de Klondike québecois, défriché par une génération de héros durs à cuire parachutés dans les mines ou dans la forêt pour y ouvrir des champs. Un pays d’hommes coriaces, perpendiculaires à la terre, qui en octobre arpentent les bois pour y tirer l’orignal. Les femmes deviennent « veuves de chasse » l’espace de quelques semaines, le temps que leurs époux rentrent glorieux et triomphants en ville, la tête du bestiau arrimée sur le capot du pick-up. Il paraît que les Amérindiens viennent en douce couper la langue de l’animal, une friandise dont ils raffolent, pendant que les nemrods font la bamboche dans les bars de Rouyn-Noranda. Prière de bien prononcer le nom de la capitale du territoire. En 1986, Serge Gainsbourg vient présenter son film Stan the Flasher. A la grande surprise de ses hôtes, il débarque court et légèrement vêtu. Il croyait arriver au Rwanda…
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L’ABITIBI,
TEL UN KLONDIKE QUÉBÉCOIS