Lecture-Polémique
Comme des lapins éblouis par les phares de la voiture, la plupart des commentateurs sont restés sidérés par la victoire surprise d’Emmanuel Macron. Rares sont ceux qui ont tenté de comprendre le phénomène audelà du récit hagiographique de son ascension fulgurante. S’extraire du petit théâtre politique et de l’emprise de la communication pour restituer l’événement dans le temps long de l’Histoire, c’est la tâche entreprise par deux des penseurs les plus importants de leur génération : Pierre-André Taguieff et Régis Debray. Leurs visions, puissantes et distanciées, se complètent pour dresser un tableau du macronisme, mais aussi de son époque. Dans Macron : miracle ou mirage ?, Pierre-André Taguieff explore différentes hypothèses pour comprendre « la marche triomphale » d’Emmanuel Macron. La première, relayée par le prince lui-même et ses soutiens, fait de Macron une sorte de « miracle ». Tel un nouveau de Gaulle, il aurait surgi « des profondeurs de la nation » pour « redonner du sang neuf et de l’espoir au peuple français ». Une hypothèse bien vite écartée par Taguieff, qui ne croit pas au miracle et décèle plutôt un mirage. Loin d’être un sursaut démocratique, l’élection de Macron lui apparaît, au contraire, comme le produit de la décomposition du système politique français. Depuis le tournant de la rigueur de François Mitterrand en 1983, la gauche et la droite n’ont cessé de converger sur fond de construction européenne. A la question « Qu’est-ce qui va changer si la droite l’emporte ? », celui qui s’inscrit dans la même filiation, Dominique Strauss-Kahn, alors ministre socialiste de l’Industrie et du Commerce extérieur, répondait déjà en 1993 : « Rien. Leur politique économique ne sera pas très différente de la nôtre. » La litanie des alternances décevantes et l’absence de véritables alternatives proposées par les partis de gouvernement ont conduit à l’implosion de ces derniers. Habile stratège, Macron a su profiter de la brèche. Il a entonné la petite musique du changement et s’est présenté comme l’homme nouveau du nouveau monde. Mais, pour Taguieff, « l’illusion démocratique » se dissipe déjà. Derrière les discours transgressifs de rupture et la célébration du changement, l’horizon indépassable du meilleur des mondes et de l’Europe techno-marchande. « Aurons-nous le courage de pas nous satisfaire de cette trompeuse bonne nouvelle ? De refuser d’absorber les potions idéologiques qui apaisent endorment », s’interroge Taguieff. « Non », semble lui répondre Régis Debray dans un court essai aussi alerte que résigné. Car, pour le médiologue, l’élection de Macron est le résultat d’une profonde mutation culturelle. Dans son précédent livre, justement intitulé Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, il faisait le constat de la dissolution de notre identité nationale dans la culture mondialisée anglo-saxonne. Dans Le Nouveau Pouvoir, Debray poursuit dans la même veine. L’élection de Macron marque la fin de la France catholique et républicaine et le triomphe du néoprotestantisme en Europe. Désormais, nous sommes tous des Américains, mais aussi des Scandinaves : « liberté, égalité, fraternité » s’accompagne de « probité, chasteté, sobriété ». On pourra lui objecter que la chute de Macron dans les sondages témoigne d’une certaine résistance du « monde d’hier ». Comme si la France, malgré tout, voulait rester plus « gallo » que « ricaine ».
ALEXANDRE DEVECCHIO
Macron : mirage ou miracle ?, de Pierre-André Taguieff, Editions de l’Observatoire, 362 p., 18 €.
Le Nouveau Pouvoir, de Régis Debray, Editions du Cerf, 93 p., 8 €.
Deux penseurs restituent l’événement dans le temps long de l’Histoire