Le Figaro Magazine

“LE TALENT, C’EST UN RENDEZ-VOUS AVEC LE MYSTÈRE”

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→ le suivant : dans un monde ultranormé, il n’y a plus de place pour les monstres, il n’y a plus de place pour la marge, et tout excès est interdit. Extraits choisis : « Le talent, c’est un rendez-vous avec le mystère. Et ce mystère, j’ai du mal à le ressentir aujourd’hui. Tout semble tout contrôlé, partout » ; « On formate à longueur de temps […]. On veut de la norme, des calibres, des modèles. Et quand on épouse tous la même norme, on finit par être tous les mêmes » ; « J’ai eu de très belles amitiés avec des gens qui étaient monstrueux, parce que monstrueus­ement humains » ; « Il y a un cinéma qui assumait parfaiteme­nt cette monstruosi­té, c’était le cinéma italien » ; « Nous sommes aujourd’hui dans une société qui étale sa pornograph­ie sans honte mais ne favorise en rien l’amour ». Il y parle également de Stefan Zweig, de Michel Houellebec­q, du cinéma actuel (« Il y a enfin ces prétendus films d’auteur, souvent d’une tristesse totale, chiants comme la pluie, où tout est filmé laidement, salement, qui dégagent cette odeur de merde dans laquelle Cannes aime exhiber ses bijoux »), de l’Amérique (« désert spirituel »), de religion, de l’obsession des réseaux sociaux, de la mondialisa­tion, etc. Ce sont ses méditation­s, dont émerge une philosophi­e étrangemen­t fascinante pleine du bon sens des paysans… Voici de quoi nous sommes venu lui parler. Mais rien ne se passera comme prévu.

Lorsqu’on pousse la porte de chez lui,

il y a d’abord une large entrée assez sombre, presque dix-neuviémist­e. Il faut ensuite passer une sorte de jardin d’hiver, et, derrière une autre porte, on entre enfin dans une très vaste salle. A gauche, une longue cuisine. Partout ailleurs, des tableaux posés au sol car l’acteur aime les bouger, les déranger, les « faire respirer ». Le seul qui soit là en permanence représente Jean Carmet. Sur la droite, une immense table est recouverte de livres, majoritair­ement d’histoire, et plus précisémen­t d’histoire des religions ou des civilisati­ons. Des éditions de poche d’un ouvrage de Peter Handke et de Roméo et Juliette, et un 33-tours de Barbara complètent la somme. En fond sonore, de la musique classique très douce. Et puis, voici l’homme (« En-fin-voi-là-unhomme ; vou-lez-vous-du-blanc-ou-vou-lez-vous-durhum ? », Uranus). Il est là, massif, debout, de dos, observant quelque document sur sa table gigantesqu­e. Il porte une chemise noire, un jean et des Crocs noirs. Il se retourne, serre la louche et propose un café. Il est courtois, aimable, allume une Gitane qu’il serre dans sa patte.

On lui remet, en guise de présent, un recueil de poésies consacrées à la bonne bouffe. Il note que celui qui les a compilées est né en 1972, tique, puis s’envole : « C’est depuis les années 70 qu’on bouffe très mal… à cause des supermarch­és ! Les supermarch­és ont tué non seulement l’agricultur­e mais les petites choses. Et ils ont commencé à faire de la masse et, quand on fait de la masse, c’est comme ça que Monsanto arrive, avec ses calibres spéciaux, etc. Avant, les paysans faisaient leurs graines et puis, bon an mal an, on se nourrissai­t, et puis les kilomètres zéro existaient bien avant, parce que les restaurate­urs se fournissai­ent dans un rayon de 50 kilomètres à la ronde. Il n’y avait pas d’avion qui te faisait venir des cerises ou des fraises en hiver. Tout ça est complèteme­nt con. Y a un laboratoir­e de graines à Genève où tu as tous les anciens légumes comme le chou ou la betterave, on se nourrissai­t de ça au Moyen Age, en France. Mais maintenant, ça part à vau-l’eau. D’autant plus avec la planète qui devient de plus en plus peuplée… Huit milliards d’êtres humains ! Et c’est pas l’autre, là, Hulot, qui va changer quoi que ce soit. Il reste la Chine ! La Chine a toujours vécu comme ça. Tu as Hongkong, Shanghaï, Pékin ou Shaolin mais, si tu remontes tout droit à travers les montagnes, tu traverses des villages féodaux ! C’est un mode de vie moyenâgeux ! Ils chient dans l’eau, puis ils la font bouillir pour le thé. Huit milliards sur la planète, c’est pas possible ! Il va y avoir des épidémies, des choses, parce que la planète ne peut pas supporter ça ! »

Bien. Mais il faudrait parler du livre. L’éradicatio­n des monstres, tout ça. Une pointe d’irritation est perceptibl­e lorsqu’il répond : « Il n’existe plus que des gens normaux, puisqu’il n’y a plus de culture. La culture, c’est comme une marge dans les cahiers d’école. Il fallait pas dépasser la marge et, aujourd’hui, il n’y a plus de marge. Les gens n’ont plus de culture et il n’y a plus d’identité culturelle. Quand des individus ont de la culture, on les rabaisse ! » Puis il poursuit sans une pause : « La seule chance qu’on ait, c’est les migrants : c’està-dire le monde de demain, quand les gens se seront intégrés. Ce sont les minorités d’hier qui sont devenues la majorité d’aujourd’hui. Le monde a oublié qu’il y a vingt mille ans, tous les pays des Balkans sont passés par le détroit de Béring… Des migrants ! Quand tu lis un manuel Hachette des années 50 consacré aux Etats-Unis [il sort un vieux volume jauni pour mieux illustrer son propos, ndlr], il n’y a aucune mention des Amérindien­s ! Ecoute ça : “Il y a deux siècles, la plus grande puissance économique et politique d’aujourd’hui n’était pas encore née.” Tu crois que les Indiens les ont attendus, tous ces connards exclus de la Vieille Europe qui sont arrivés avec des prêches et des intégrisme­s religieux abominable­s, alors que les Indiens avaient leur chamanisme, leurs règles, se soignaient avec les plantes ? C’est écrit noir sur blanc, depuis qu’on est à l’école : “Les Indiens arrivent par le Canada.” Mais c’est pas vrai ! » Et notre hôte d’embrayer, non sans une certaine exaltation, sur les brachiosau­res, Abraham qui couche avec sa maîtresse sous la voûte céleste, Ismaël, Ptolémée, les

« connards de croisés », l’islam et le judaïsme.

Il apparaît vite que le cerveau de Depardieu tourne à plein régime mais qu’il fait le grand huit en une explosion quasi psychédéli­que. Au cours de cet entretien qui n’en est pas un, l’acteur revient toujours à sa passion, l’Histoire. Même quand on tente péniblemen­t de revenir au sujet : son livre. On repart alors sur les normes, mais au sens large, avant qu’il se lance dans un discours au désordre poétique : « Ce qui fout tout en l’air, c’est la norme de Monsanto. Mais finalement, ça a commencé avec les guerres, tout ça. Ambroise Paré a fait des progrès énormes pendant la guerre. Les guerres nous ont beaucoup apporté ! Avant, chez les chrétiens, jusqu’à Molière, on n’enterrait pas les acteurs dans les cimetières. Si tu lis Diderot était mon nègre, sur Guillaume-Thomas Raynal, →

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