ESTHÉTIQUES ET SINGULIÈ RES, ELLES SÉDUISENT LES COLLECTIONNEURS
Nul photojournaliste n’aura eu une carrière comme celle de Gilles Caron. Sa mystérieuse disparition, un jour d’avril 1970, sur une route contrôlée par les Khmers rouges et reliant Phnom Penh à la frontière vietnamienne, ponctue brutalement un parcours exceptionnellement prolifique : en seulement cinq ans, celui qui avait rejoint dès ses débuts l’agence Gamma aura produit certains des plus grands documents du photojournalisme français. La guerre des Six-Jours, Mai 68, le Biafra, les protestations catholiques en Irlande du Nord puis les conflits au Vietnam et au Cambodge : les travaux de ce photographe et de cet immense portraitiste ne souffrent aucune médiocrité, et constituent un ensemble de clichés historiques d’une valeur inestimable.
Dans son milieu professionnel, les photos de Caron sont des « plaques » : des images qui convient la puissance évocatrice d’un événement ou d’une situation et qui se gravent immédiatement dans notre esprit, s’imprimant définitivement dans notre inconscient et notre imaginaire. Faut-il s’étonner, dès lors, de voir ces mêmes images présentes à l’édition 2017 de Paris Photo, la foire de photographie d’art de renommée mondiale qui attire chaque année plusieurs milliers de visiteurs et convie dans ses allées les plus grandes galeries du globe ?
« Pas du tout, et bien au contraire, martèle sa directrice, Florence Bourgeois. Toute l’année nous sillonnons le monde dans un seul but : élargir le spectre de la foire ; dénicher de jeunes galeries, de jeunes artistes… Et depuis plusieurs années, nous constatons que le photojournalisme, ou plus largement la photo documentaire, prend de l’importance sur le marché de l’art. »
Le comité de sélection de Paris Photo, composé de sept grands galeristes internationaux, reçoit plusieurs centaines de projets tous les ans. « Notre priorité, c’est la valeur artistique du travail que nous présentons à Paris Photo,
poursuit-elle. Nous avons beaucoup d’artistes qui ne sont pas uniquement photographes, mais aussi peintres, sculpteurs… » Cette année, ce ne sont pas moins de 160 galeries venues de 30 pays différents qui animeront ces quatre jours de foire sous la majestueuse verrière du Grand Palais de Paris. Une plate-forme où fourmilleront amateurs et professionnels, acheteurs compulsifs et collectionneurs passionnés. « Les prix que l’on trouve sur Paris Photo sont très variables : de 1 000 à 500 000 € pour un tirage, estime Florence Bourgeois. Nous rassemblons un public très large et c’est le but : débrider l’accès à l’art. Aujourd’hui, cela peut être très intimidant de rentrer dans une galerie. Nous espérons que Paris Photo est une porte d’entrée possible pour ces gens-là, qui peuvent aussi venir dialoguer avec les
Policier en Suisse, Arnold Odermatt préférait utiliser un appareil photo plutôt qu’un carnet de croquis pour dresser ses constats d’accidents . Une passion que l’on redécouvre grâce à son fils. Son travail est représenté par la Galerie Springer (Berlin).
artistes : nous avons plus de 200 signatures de livres organisées pendant la foire, et nous travaillons avec une trentaine d’éditeurs d’ouvrages photographiques. »
Si le photojournalisme et la photo documentaire restent minoritaires dans la liste des artistes exposés, l’intérêt grandissant du marché pour cette branche du huitième art n’est plus à démontrer. « J’ai présenté des photos de Gilles Caron pour la première fois en 2015, raconte Olivier Castaing de la School Gallery (Paris IIIe). Je vendais des tirages 1 500 €. Cette année, certains sont partis à 20 000 €. Je pense que c’est l’un des photographes noir et blanc les mieux cotés. Peut-être autant qu’un Henri Cartier-Bresson. » Et de poursuivre : « Mais il n’y a rien d’étonnant. Tous les photojournalistes ne peuvent pas être exposés en galerie, tout ne peut pas être montré. Mais Gilles Caron, c’est un génie du cadrage, c’est une perpétuelle dramaturgie dans chacune de ses images. Acheter un tirage de Caron, c’est acheter un morceau d’histoire. Même quand l’histoire est sinistre : quand j’ai des clients qui veulent des photos très dures, comme celle d’un charnier, je serais presque tenté d’essayer de les dissuader, mais rien à faire. Et je sais que ce sont des photos qui seront accrochées à leur mur ! »
Mais l’intérêt pour l’histoire ou l’actualité ne se retrouve pas forcément chez tous les acheteurs de photojournalisme. En témoigne Bernard Utudjian, de la Galerie Polaris (Paris IIIe), qui représente Matthias Bruggmann – un photojournaliste suisse de 39 ans, lauréat du prix Elysée, qui →
→ a notamment couvert les printemps arabes en 2011 et dont le travail est également présenté à cette édition de Paris Photo : « La plupart des gens qui achètent ces images-là ne s’intéressent pas vraiment aux conditions dans lesquelles elles ont été prises. La preuve, c’est qu’au départ, on me demandait sans cesse si les photos de Matthias avaient été mises en scène : les gens ne croyaient pas que les situations qu’il photographiait s’étaient vraiment déroulées. Cette ambiguïté dérange certaines personnes. Pas moi. Finalement, ce sont vraiment les qualités esthétiques de l’image qui captent les acquéreurs. Et pour beaucoup, c’est même la première photographie qu’ils achètent. » Dans le cas de Matthias Bruggmann, ses tirages seront mis en vente entre 3 500 et 8 000 € à Paris Photo.
Cette rencontre entre le photojournalisme et les galeries d’art n’est pas totalement nouvelle. Nick Brandt, un photographe britannique, a su dès ses débuts utiliser le marché de l’art pour financer ses travaux en Afrique et dénoncer l’extinction de la faune sauvage du continent noir. Résultat : ses tirages mis en vente chez Christie’s partent à plusieurs dizaines de milliers d’euros ; de l’argent qu’il utilise en grande partie pour financer sa fondation de protection de l’environnement. Même système pour Gilles Caron, où la moitié de l’argent issu de la vente de tirages est reversée à la fondation qui a pour but de promouvoir l’oeuvre du photographe. « Car c’est à ça aussi que peut servir le marché de l’art », poursuit Florence Bourgeois. Pour la directrice de l’événement, les galeries et les foires d’art comme Paris Photo peuvent « mettre en lumière des auteurs plus ou moins connus pour les présenter à un autre type de public. » Et Olivier Castaing d’ajouter : « Cela permet de donner une seconde vie à des oeuvres. Gilles Caron, c’est plus de 100 000 négatifs ! Et je n’ai jamais fini de réexplorer ses archives, pour découvrir des perles qu’on aurait peut-être manquées à l’époque – car ses photos n’étaient considérées que pour des publications de presse. »
Et au moment où cette photographie de presse bat justement de l’aile, où le nombre de photojournalistes sur le marché continue paradoxalement d’augmenter au fur et à mesure que la production de reportages de terrain dégringole, l’engouement croissant du marché de l’art pour ces images témoigne d’un réel phénomène. A l’heure où tout le monde (ou presque) se pense bon photographe avec le numérique, les smartphones et Instagram, l’authenticité brute des clichés d’actualité ne les distingue-t-elle pas du flux ininterrompu d’images aseptisées qui inonde notre quotidien ? Comme en témoignent les photos d’Arnold Odermatt, ce policier suisse qui, passionné de photographie, préféra son appareil aux carnets de croquis pour dresser les constats d’accidents. Redécouverte dans les années 1990 grâce à son fils, son oeuvre – représentée par la Galerie Springer, à Berlin – connaît depuis un succès détonant dans le marché de l’art. « Il est évident qu’entre le public et le photojournaliste, il existe encore cette distance qu’il n’y a plus avec la photographie plus généraliste, mais qu’on retrouve encore dans un art moins “facile” à produire, comme la peinture ou la sculpture, analyse le galeriste Bernard Utudjian. Ces photos prises sur le vif de l’actualité,tout le monde ne peut pas les faire.On y voit encore cette magie mystérieuse du photographe. »
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LE PHOTOJOURNALISME, CARREFOUR DES STYLES PHOTOGRAPHIQUES