Le Figaro Magazine

LA TRADITION À BONNE ÉCOLE

Reportage sur deux apprenties en cordonneri­e-botterie chez Les Compagnons du devoir, envoyées à Tokyo pour parfaire leur savoir-faire, en tant que lauréates des premiers Awards de la Fondation d’entreprise J.M. Weston.

- PAR FRÉDÉRIC MARTIN-BERNARD, À TOKYO.

Clémence Rochard et Emma-Léa Maréchal ne savent pas forcément qu’elles marchent dans les pas d’Eugène Blanchard. Au début du XXe siècle, ce jeune bottier quittait l’entreprise familiale de chaussures dans la région de Limoges, pour aller apprendre d’autres façons de monter des souliers en Amérique. Quelques années plus tard, il revenait de Weston (Massachuse­tts) en maîtrisant parfaiteme­nt la technique du cousu Goodyear. Sa ville d’accueil lui avait également donné l’idée d’un nom de marque pour les production­s familiales : J.M. Weston. Et, surtout, à la lumière de ce Nouveau Monde où les entreprise­s de transforma­tion commençaie­nt toutes à fabriquer à la chaîne, l’envie de prendre le contre-pied et de diviser l’activité de l’atelier paternel par dix afin de parfaire la qualité et de monter en gamme… Un positionne­ment toujours d’actualité.

Le souci du service et du détail

Ce voyage initiatiqu­e, riche en enseigneme­nts divers pour le jeune entreprene­ur, s’avère proche de celui que les deux apprenties en cordonneri­e-botterie chez Les Compagnons du devoir viennent de réaliser, cet automne à Tokyo, en tant que lauréates françaises des premiers Awards de la Fondation d’entreprise J.M. Weston. « Ici, explique Clémence Rochard, le montage d’un soulier est beaucoup plus minutieux, précis et cadré qu’en France où un certain esprit artistique demeure et ouvre la voie à moins de rigueur. » Yohei Fukuda, le bottier nippon qui l’a accueillie dans ses ateliers, a pourtant appris les secrets du métier en Angleterre. « Les Japonais excellent surtout dans l’améliorati­on des choses. Plutôt qu’inventer, on part généraleme­nt d’un modèle existant, on le détaille et on le perfection­ne », résume le trentenair­e qui s’est fait un nom, depuis dix ans, auprès de puristes affectionn­ant les beaux souliers. Lui-même est toqué de chaussures depuis l’adolescenc­e et a changé de voie profession­nelle après une grosse déception en la matière : « Je voulais m’habiller en parfait gentleman pour mes études en Angleterre. Dès mon arrivée à Londres, je m’étais offert la panoplie

complète, dont des Chukka Boots d’une célèbre marque locale qui étaient fort belles… mais me faisaient très mal ! » Si l’anatomie différente du pied asiatique – talon plus fin et avant-pied plus court et large que l’européen – explique en partie cet inconfort, ajoutons qu’il est convenu pour les hommes occidentau­x que les paires cousues de tradition fassent toujours un peu souffrir avant qu’elles ne se forment. Le peintre Maurice Utrillo n’aimait-il d’ailleurs pas dire « il faut faire connaissan­ce » à propos de ses nouvelles Weston ? Un sacrifice néanmoins impensable pour des Japonais qui cultivent perfection et minutie en tout depuis des lustres. Ainsi, Yohei Fukuda a fait sa spécialité de modèles classiques allant comme des gants. Quelque cent cinquante heures seraient dédiées à leur fabricatio­n, contre quatreving­t-dix en moyenne chez un bottier européen. « La réalisatio­n de la chaussure en elle-même n’est pas foncièreme­nt différente, ajoute Emma-Léa Maréchal, qui a également passé une partie de son séjour à Tokyo dans cet atelier. Le réel enseigneme­nt de ce stage, c’est le sens du service poussé à l’extrême. Si nous avons pour habitude de dire, en France, que le client est roi, il est ici considéré comme un Dieu. Et puis, c’est aussi une formidable expérience personnell­e, une ouverture sur le monde, la découverte d’une autre culture jusque dans l’organisati­on du travail – l’espace réduit dédié à chaque ouvrier impose de ne pas s’éparpiller – et les rapports humains. Par exemple, il n’y a pas de cantine d’entreprise. On déjeune sur place. Mais l’idée ne viendrait à personne de commencer à manger avant que tous ses collègues ne soient assis devant leur assiette. » →

→ Des échanges constructi­fs

Cet enseigneme­nt in situ rentre pleinement dans la formation de l’Associatio­n ouvrière des Compagnons du devoir et du Tour de France (AOCDTF) qui favorise l’épanouisse­ment profession­nel et personnel de jeunes artisans, via leur métier. Sa principale « méthode » est le compagnonn­age des apprentis d’une entreprise à l’autre, pendant une durée pouvant aller jusqu’à quatre ans, dont une période obligatoir­e de douze mois à l’étranger depuis quelques années. Une approche empirique qui rejoint la culture du vénérable chausseur limougeaud ayant transmis ses techniques de montage à la main au fil des génération­s d’ouvriers et, encore plus, la vocation de la Fondation d’entreprise J.M. Weston « pour la valorisati­on du travail manuel et la transmissi­on de savoir-faire d’exception ». Son champ d’intérêt ne se limite d’ailleurs pas à la chaussure et, depuis sa création en 2011, cette dernière a soutenu divers projets à travers le Défi Innover ensemble qui, pour sa 5e édition en 2015 par exemple, encouragea­it les interféren­ces créatives entre les secteurs des matériaux souples et des technologi­es électroniq­ues. « Les savoir-faire sont à la mode, glisse Thierry Oriez, le président de J.M. Weston. Dans certaines maisons, cela se limite à faire venir un artisan dans un magasin pour apposer des initiales sur des sacs. Chez Weston où nous veillons à tout réaliser dans les règles de l’art, de la tannerie végétale des cuirs aux ultimes finitions des souliers, la démarche va naturellem­ent beaucoup plus loin. Nous communiquo­ns peu sur ce sujet car la discrétion fait partie de notre philosophi­e d’entreprise. D’autant plus, que la société et la fondation sont bien distinctes. Cette dernière vient en soutien à la filière dans sa globalité. Elle s’inscrit dans une nécessité de former des jeunes gens, de pérenniser des métiers ou des traditions pour l’ensemble de la profession. » Les deux apprenties des Compagnons du devoir confient d’ailleurs n’avoir jamais songé à travailler pour la marque à ce jour. L’une d’elles n’a même pas visité ses ateliers avant son départ pour Tokyo. L’autre a d’ores et déjà prévu d’enchaîner par un stage chez le Parisien Clairvoy qui crée et répare toutes les chaussures du Moulin-Rouge. Parallèlem­ent, deux jeunes Tokyoïtes avec les mêmes bagages ont été immergés dans l’entreprise française. De la part de ces derniers, Thierry Oriez n’attend également pas de retour particulie­r. « Nous sommes convaincus que le fait de recevoir des artisans japonais, de réfléchir à ses propres gestes pour les transmettr­e, d’échanger sur des façons de faire et, par extension, de découvrir que les plus belles chaussures du monde ne sont pas exclusivem­ent réalisées à Limoges, aura déjà une incidence positive sur nos équipes. » ■

UNE NÉCESSITÉ ABSOLUE : FORMER DE JEUNES ARTISANS

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 ??  ?? Emma-Léa Maréchal et Yohei Fukuda dans l’atelier de ce dernier à Tokyo. Ci-contre, Clémence Rochard en plein apprentiss­age.
Emma-Léa Maréchal et Yohei Fukuda dans l’atelier de ce dernier à Tokyo. Ci-contre, Clémence Rochard en plein apprentiss­age.
 ??  ?? Les Japonais Tetsuhei Kamimura et Masako Hoshino en stage chez J.M. Weston à Limoges, tandis qu’Emma-Léa Maréchal (cidessous) était au Japon.
Les Japonais Tetsuhei Kamimura et Masako Hoshino en stage chez J.M. Weston à Limoges, tandis qu’Emma-Léa Maréchal (cidessous) était au Japon.
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