EN ROUGE ET BLANC
★★★ AMNÉSIE RUSSE. 1917-2017, de Veronika Dorman, Le Cerf, 189 p., 16 €.
C’est un lieu qui, à lui seul, résume la Russie et son rapport à la fois à l’Histoire et à la Mémoire. Les îles Solovki forment un archipel ayant abrité un des plus prestigieux monastères orthodoxes qui fut transformé, après la révolution d’octobre 1917, en camp de travail et en symbole de la terreur stalinienne… avant de redevenir, il y a un quart de siècle, un lieu de foi et de prière. Cette double identité est au coeur du malaise contemporain russe dont la place de la Loubianka, à Moscou, est un autre symbole : face à l’ancien centre d’interrogatoire du KGB a été érigée une (modeste) stèle en mémoire des victimes du stalinisme… Journaliste franco-américanorusse, Veronika Dorman connaît aussi bien son histoire que sa géographie (elle a arpenté tous les chemins et les rivages des Solovki et fut correspondante de Libération en Russie). Le destin mouvementé de sa propre famille (elle a du sang juif et cosaque dans les veines !) la rendait d’autant plus légitime pour tenter de percer les insolubles équations de la Russie contemporaine où chacun se devine ou se sait l’héritier de bourreaux et/ou de victimes. Où nul procès de Nuremberg n’est envisagé ni envisageable.
Où le chef de l’Etat (ex-membre du KGB choyant l’Eglise jadis martyre) se sent autant successeur des tsars rouges que des tsars blancs.
Aux Solovki, on a décidé d’effacer toute trace de la « parenthèse soviétique ». Une sorte d’exil intérieur (purement contemplatif) d’une Histoire décidément trop tragique, trop russe. Ce n’est pas le moindre des mérites de cet essai courageux, fervent et sincère de s’interroger, avec humilité, sur l’opportunité de cette démarche que tout le pays semble avoir fini par suivre, de SaintPétersbourg à Vladivostok. Mais en est-il d’autre possible ? JEAN-CHRISTOPHE BUISSON