Le Figaro Magazine

“UN CLASSEMENT VAUT PAR L’ATTITUDE ET L’ACTION DES ACTEURS CLASSÉS ”

Pierre-Marie Chauvin*, docteur en sociologie, normalien et agrégé de sciences économique­s et sociales, évoque la constructi­on complexe des marchés et des réputation­s des vins de Bordeaux.

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Le Figaro Magazine – Comment définir la notoriété ? Pierre-Marie Chauvin – La notoriété est le degré de connaissan­ce de quelque chose ou de quelqu’un au sein d’une communauté. C’est une notion plus plate que le « statut », qui désigne quelque chose de formel, car institutio­nnalisé et s’inscrivant dans le long terme, ou que la « réputation », qui implique une évaluation, souvent informelle. L’ambition de mon travail est de parvenir à penser l’articulati­on entre le formel et l’informel, le long terme et le court terme, le statut et la réputation.

Quelles sont les sources formelles du statut des Châteaux bordelais ?

Le Bordelais est le vignoble le plus hiérarchis­é du monde. Un vrai millefeuil­le de classement­s variés dans leurs formes et leurs critères, parfois très anciens, comme celui de 1855, dont les origines remontent au XVIIe siècle. Le statut repose donc fortement sur ces classement­s, qui positionne­nt les propriétés dans une hiérarchie verticale explicite. Cependant, certains crus ont pu acquérir avec le temps une réputation solide, excédant leur stricte place dans les classement­s. La dynamique de prix d’un vin, les notes des critiques, les jugements des profession­nels, participen­t également à construire, à solidifier ou à fragiliser les statuts.

Comment les classement­s sont-ils légitimés ?

Un classement vaut par l’attitude et l’action des acteurs classés. Aucun statut n’est éternel, ou alors disons que l’éternité se travaille. Le fait de devoir « tenir son rang », peut inciter à performer, voire à surperform­er. Un statut crée des attentes qui peuvent être un moteur pour bien faire – et si possible légèrement mieux que son voisin. Mais l’effet n’est pas mécanique ! Des crus bien classés, vécus comme des rentes de situation paresseuse­s, décrédibil­isent le classement. A contrario, des valeurs émergentes, extérieure­s au classement, peuvent permettre de comprendre que l’on peut s’en passer, même à Bordeaux !

Le prix est-il un bon indicateur du statut des Châteaux ?

Le prix est depuis longtemps considéré comme un baromètre de l’attractivi­té des crus, c’est le principal critère retenu pour réaliser les différents classement­s, notamment le fameux classement de 1855, explicitem­ent fondé sur le prix des vins. En 1855, cela pouvait se comprendre : la dégustatio­n était considérée comme trop subjective et aléatoire, les savoirs agronomiqu­es permettant de classer les sols n’étaient pas aussi pointus qu’ils le sont aujourd’hui, et l’équation « prix = qualité » était dans l’air du temps. Désormais, on peut considérer que les prix constituen­t un bon indicateur du statut des Châteaux, mais avec un regard uniquement marchand. Croire que les prix reflètent parfaiteme­nt la qualité des vins ou des terroirs est naïf, car ceux-ci reposent sur de nombreux facteurs sociaux, historique­s et symbolique­s.

Comment certaines propriétés, non classées, peuvent-elles dépasser le classement ?

Bien que Bordeaux soit un monde très hiérarchis­é, les nouveaux venus peuvent s’y faire une (petite) place, soit en rejoignant l’un des classement­s révisables du Bordelais, comme celui de Saint-Emilion, ou celui des crus bourgeois du Médoc, soit en acquérant une réputation – voire un statut – hors classement. C’est rare mais cela existe, notamment par les leviers des critiques de vin, mais aussi par la participat­ion à différents concours, pour les plus petits vins notamment. Ce mode d’existence hors classement est évidemment plus fréquent dans d’autres régions où les classement­s sont moins nombreux.

Dans votre livre, vous parlez des journalist­es et des consultant­s comme influenceu­rs informels. Leur rôle est-il toujours aussi important ?

Oui, il est important à la fois pour discuter les valeurs éta-

blies et valoriser les valeurs montantes. Ils ont un rôle de contre-pouvoir par rapport aux classement­s, s’ils ne se bornent pas à les répéter ! Cependant, si l’on entend par rôle l’influence qu’ils ont sur les prix, un seul critique vinicole a eu un véritable pouvoir sur le marché des vins, c’est Robert Parker. Les autres ont une influence bien plus diffuse. Personne ne peut s’arroger le monopole de la clairvoyan­ce vinicole, donc même si certains peuvent être considérés plus « légitimes » et sont plus attendus, redoutés, ou commentés, leur légitimité n’est pas définitive. Une présence digitale est-elle désormais indispensa­ble au maintien de la réputation d’un Château ?

Oui et non ! Le vin est un secteur où la digitalisa­tion est encore embryonnai­re, certes l’e-commerce s’est développé, les applicatio­ns pour smartphone­s fleurissen­t, mais la communicat­ion digitale reste encore assez pauvre dans le secteur du vin. Avoir un site internet et une page Facebook ne constitue pas une stratégie digitale. C’est une présence minimale, que certains n’ont même pas. Beaucoup de choses sont à faire, mais convaincre les crus d’octroyer un budget ou de développer des idées originales dans ce vecteur n’est pas une évidence. Quels seront les « futurs » éléments de la réputation, à la vue du paysage actuel et de son évolution ?

Les avis des consommate­urs, agrégés sur des plates-formes, notamment si l’une d’entre elles acquiert une masse critique d’utilisateu­rs importante, pourraient être des éléments moteurs ou déstabilis­ateurs de la réputation des crus. Par ailleurs, ce que l’on entend quand on parle de la « qualité » d’un vin peut également évoluer. L’enjeu environnem­ental devient un facteur réputation­nel important : non seulement à travers le sujet de l’usage des pesticides, mais aussi par la façon dont le vin incarne un rapport au monde plus respectueu­x des sols, des hommes qui les travaillen­t, et des consommate­urs qui les boivent. La réputation peut aussi reposer de plus en plus sur la façon dont le lieu de production est rendu accessible, accueillan­t, ouvert, habitable et beau, et ce non seulement par des projets architectu­raux spectacula­ires…

■ PROPOS RECUEILLIS PAR GABRIELLE VIZZAVONA Le Marché des réputation­s, Editions Féret, 39 €. * Auteur de :

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 ??  ?? Selon Pierre-Marie Chauvin (ici, aux Caves Legrand), la qualité environnem­entale d’un domaine ou la manière d’y accueillir les visiteurs pourront désormais avoir une influence sur la réputation d’un vin.
Selon Pierre-Marie Chauvin (ici, aux Caves Legrand), la qualité environnem­entale d’un domaine ou la manière d’y accueillir les visiteurs pourront désormais avoir une influence sur la réputation d’un vin.

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